V. 24 décembre 1957 - la colère
La couleur du réveillon de cette année était le blanc. La neige, la glace, tout ce qui pouvait rappeler le froid qui sévissait le pays. L'immense salle de bal était éclairée de lustres de diamant et le sol et les murs étaient peints en blanc bleuté. Les robes des femmes paraissaient des flocons de neiges, chacune portant des atouts plus délicats les uns que les autres. Callidora souleva son jupon pour descendre les dernières marches d'escalier. Harfang lui tenait le bras, lui aussi vêtu d'un costume blanc. Derrière, les jumeaux suivaient, affichant un air inquisiteur. Ils cherchaient leurs amis du regard.
Un serveur vint se présenter à eux presque immédiatement. Callidora refusa d'un geste de la tête mais Harfang s'empara d'une flûte de champagne. Un petit orchestre jouait dans le coin, mais on entendait à peine sa musique. Callidora ne chercha pas sa sœur, elle savait déjà qu'elle n'y était pas. Les Croupton préféraient célébrer Noël dans leur coin, prétextant profiter de la présence de leurs enfants qui ne rentraient chez eux que pour les fêtes. Ce qui l'ennuyait. Callidora n'était pas très appréciée chez les femmes sang-purs, ce n'était pas comme si elle avait beaucoup d'amies. Elle méprisait quasi tous les membres de sa famille, ce qui n'arrangeait rien.
— Je vais aller saluer mon père, annonça Harfang en serrant sa main.
— Je vais avec toi.
Ils créèrent alors leur propre chemin dans la foule d'invités. Elle reçut quelques regards de travers, des murmures s'éparpillèrent dans son dos. Elle les ignora. Teignous Nott, dont la barbe avait blanchi avec le temps, dessina un énorme sourire en les voyant arriver.
— Mais quelle beauté ! s'exclama-t-il en ouvrant ses bras pour l'etreindre.
Elle le serra brièvement contre lui et le laissa saluer son fils adoptif. Même si la veillesse le terrassait déjà, il s'était efforcé pour venir et passer du temps avec Harfang. Pas comme son propre père qui préférait la chaleur de sa cheminée et sa solitude brièvement interrompue par sa mère.
Teignous leur demanda des nouvelles d'eux-mêmes et des enfants, mais Callidora n'eut pas le temps d'y répondre que quelque chose agrippa son bras. Dorea la tira loin de son mari, un sourire hypocrite creusant ses pomettes. Elle détestait sa cousine. La mort de sa sœur l'avait rendue fausse et mensongère. Peut-être qu'en réalité, elle était juste blessée, mais son attitude la dégoûtait profondément. Elle s'était faite des amies du même genre, et depuis, leur sport national avait été de critiquer. Avec les restrictions sociales de plus en plus fortes, imposées par le gouvernement de Régulus, il y en avait des choses à dire.
— J'ai entrevu Lara, prononça-t-elle avec un ton sympathique forcé. Une charmante jeune fille. Un peu sauvage tout de même, elle risque de faire fuir les hommes.
— Je sais que faire des suppositions de qui va se marier avec qui t'amuse, mais épargne mes enfants s'il te plaît, répliqua-t-elle en retirant son bras.
— Pas si vite.
Elle l'accrocha de nouveau à elle et avança vers le buffet. Callidora soupira interieurement. Si elle devait la supporter toute la soirée, sa patience finirait pas lâcher.
— Toi aussi, il y a des choses qui t'amusent, n'est-ce pas ? Comme porter des pantalons, ou bien embrasser ton mari à la vue de tous pendant plusieurs minutes.
Elle s'arrêtèrent devant les grandes tables claffies de mets. Des langoustes chaudes, du saumon fumé, des odeurs qui se mélangaient et donnerait faim à n'importe qui passerait tout près. Mais cette conversation commençait déjà à lui tordre l'estomac. Dorea arborait toujours ce sourire terrible, le genre qu'elle revêtissait quand elle voulait jouer la garce. Était-ce l'ennui qui rendait ces femmes si mauvaises ? Callidora se le demandait sérieusement.
— C'est mon mari. J'ai le droit de l'embrasser où je veux, quand je veux.
— Non, dit-elle comme si c'était évident. Pas de nos jours. Les relations entre mari et femmes doivent rester, en public, purement formelles.
— Ou quoi ?
— Ou les langues se délient et sifflent, déclara-t-elle d'une voix sèche.
Elle lui faisait presque rire. Elle l'avait donc attirée à part pour lui faire la morale et la préserver des rumeurs, quelle délicate attention.
— Je m'en contrefiche, articula-t-elle.
Elle fit un pas sur le côté mais Dorea lui bloqua le passage.
— Quant à tes tenues, je te conseillerais de bien les choisir. Ne joue pas avec les règles sociales, cousine. Seule contre tous, tu finiras par perdre.
Callidora la regarda de haut. Qui était-elle pour lui expliquer comment elle devait apparaître en public et lui dicter son comportement ? Personne. Elle n'était qu'une poussière qui picotait son œil.
— Il y a des choses qui m'importent bien plus qu'une poignée de femmes assez idiotes pour gâcher leur vie en critiquant les autres.
— Cette poignée de femmes dirigent le monde. Et sans leur appui, ton fils ne se mariera jamais avec la jolie Adeline Parkinson. L'avenir de tes enfants dépends de toi.
Puis elle reprit son air innocent, les mains jointes devant elle et un sourire ravissant.
— L'époque des héroïnes est révolue. Les femmes d'aujourd'hui se dissimulent. Plus vite tu le comprendras, et mieux ta famille s'en sortira.
Elle releva délicatement son jupon et se dirigea vers son petit groupe d'amies. Callidora la regarda partir, sourde à tout bruit extérieur. Dorea n'avait jamais vraiment vécu la guerre. Elle ne savait pas ce que c'était que de lutter pour sa liberté. De tuer pour sa survie. La tenue à porter, ou le comportement en public étaient des futilités à côté. Mais voilà que la poussière venait de s'insérer dans son œil et la gênait grandement.
Elle s'empara d'un verre à pied posé au hasard sur la table et demanda à le remplir de vin. Son arme à la main, elle avança vers Dorea. On l'observait peut-être, ou pas, elle n'en savait rien. Le salon était assez grand pour lui dégager un vaste chemin jusqu'à sa cousine. Arrivée tout près d'elle, elle tendit son bras, et doucement, inclina le verre. Le liquide rouge se déversa sur le corset blanc, coula entre ses seins, imprégna le tissu d'une couleur foncée. Dorea se tint immobile, paralysée. Le salon entier se tut. Callidora prit son temps et versa sur elle jusqu'à la dernière goutte. Elle se réjouit de l'immense tâche qui se créait jusqu'en bas du jupon. Sa cousine tremblait de rage, les yeux fixés sur le vide face à elle.
— Tu me refais la morale une nouvelle fois ou tu me dis encore comment je dois mener ma vie et je t'assure que ce n'est pas du vin qui tâchera ta robe, mais du sang.
Le silence qui suivit ses mots fut spectaculaire. Le moindre souffle pouvait s'entendre. Les femmes autour fixaient d'un air scandalisé la scène. Elles devraient se réjouir, elles auraient quelque chose à raconter le lendemain. Jugeant son intervention parfaite, Callidora se redirigea vers Harfang. Il avait les sourcils froncés, l'air concerné. Puis, tout à coup, ses yeux s'agrandirent. Il ouvrit la bouche pour crier quelque chose, mais elle n'entendit pas.
La douleur la percuta de plein fouet.
Avant qu'elle n'ait pu comprendre ce qui lui arrivait, ses genoux frappèrent le sol. Son corps se brisa sur les carrelages blancs. L'odeur de la cave lui monta au nez. Celui du sang, du hurlement, du désespoir. Marianne se tenait debout face à elle, le visage impassible. Alander, la baguette en main, tournait autour d'elle tel un lion encerclant sa proie.
— Oh, je t'en prie, arrête de pleurer, lâcha Marianne en levant les yeux au ciel. Tu assumes tes erreurs. N'est-ce pas ce que l'on enseigne aux enfants Black quand ils font des bêtises ?
Elle s'était mise à hurler. Et son cri du passé ressurgit du fond de sa poitrine, et elle ne sut si tout se passait dans sa tête, ou si sa gorge échappait le même cri en cette nuit. Son sang s'était paralysé dans ses veines. Elle ne sentait plus rien. N'entendait plus rien. La rage déchirait ses entrailles et ne demandait qu'une chose : sortir.
Elle tendit son bras dans l'espoir de réduire en cendre ce qui venait de la faire souffrir. Que ce soit Marianne ou Dorea. Peu importait. Ce fut un instinct, une impulsion qui remuait ses profondeurs. Ses doigts se tendirent devant elle, mais avant que sa magie n'ait pu traverser sa main, une chaleur s'enroula autour de son poignet.
Harfang.
Il venait de bloquer sa magie, prenant l'attaque pour lui. Une veine menaçait d'exploser sur son front, mais il ne lâcha pas, avalant l'attaque qu'elle avait réservé pour sa cousine. Callidora se vida, sentit ses forces l'abandonner. Toute cette énergie aurait dû percuter Dorea, l'envoyer valser contre le mur et briser sa nuque ; mais Harfang ne l'avait pas laissée faire.
Elle lui en voulut.
Retirant brusquement sa main, elle regarda le sol sur lequel elle était tombée. Des fissures fendaient la pierre blanche. Elle imagina le crâne de Dorea se fracturer de la même manière.
— Le spectacle est terminé, annonça Harfang à l'intention de tous ceux qui les dévisageaient.
Dorea se tenait à l'autre bout de la salle, son mari à ses côté, son fils non loin. Elle ne se doutait pas qu'Harfang venait de lui sauver la vie. Pour elle, la magie se limitait à la baguette, parce qu'elle n'avait rien connu d'assez percutant pour briser un carrelage par la seule force de sa main. Elle n'était qu'une femme pensant avoir tout vécu, une fille qui n'avait jamais rien appris de la vie, se laissant bercer d'illusion sans jamais poser un pied dans le côté sombre de la vie.
Du liquide sombre coula du nez d'Harfang. Il le toucha du doigt et inspecta le sang qui tâchait sa peau. Face à son regard inquisiteur, il secoua la tête.
— Ce n'est rien. J'arrive. Reste ici.
Il partit, et Asler apparut aussitôt pour l'aider à se lever. Mais elle fut incapable de rester à cette place et s'enfuit en courant du salon. Sa jupe se gonfla sous l'air s'engouffrant entre ses jambes. Le froid de la nuit fut le seul à bien vouloir l'accueillir. Elle resta pantelante sur les marches gelées de l'escalier, ses bras nus exposés à la température extrême.
Un Doloris. Elle avait appris à reconnaître cette douleur. Pendant des mois elle l'avait vécue, pensant qu'il s'agissait de la pire. C'était avant le monstre, avant de devenir folle. Parfois, elle le redevenait, quand un élément l'attirait de nouveau dans le passé.
— Il faut savoir laisser mourir ses fantômes.
Elle se retourna. Perseus était appuyé contre la colonne de marbre. Ses joues étaient devenues rouges par le froid.
— C'est toi qui dit ça ?
Il se perdit dans le paysage.
— Mon père me le disait. Il avait sûrement raison.
Elle remonta quelques marches pour le rejoindre. Le bas de sa robe balayait la fine pellicule de neige.
— Cassiopeia aussi avait trop de magie en elle, reprit-il. Quand elle se mettait en colère, elle cassait des vases sans même les toucher. Les moldus pleurent quand ils arrivent à leurs limites. Les sorciers préfèrent détruire. Une sombre observation.
— Que veux-tu ?
Elle ne s'attendait même pas à le voir à cette réception. Il aurait été plus probable qu'il célèbre Noël une bouteille de whisky à la main, à côté d'une statue oubliée.
— J'ai entendu votre conversation. J'étais juste à côté. Et je suis d’accord avec toi. Cette société est une poubelle dans laquelle nous nous sommes tous jetés. Régulus contrôle le pays par le moyen de conduites sociales imposées.
Il plongea son regard dans le sien.
— Il y a un moyen pour remédier à cela.
Renverser Régulus. Renverser les Black. Une mission suicide menée par ceux qui n’avaient plus rien à perdre.
— C’est à cela que tu te dédies, donc ?
— Ça me donne une raison d’exister.
Il se décolla de la colonne.
— Dans la dague que je t’ai rendue, dans le manche, dit-il, il y a une adresse. Je m’y trouverai.
— Avec qui fais-tu cela ?
Il resta un moment silencieux, les traits gravés dans de la glace.
— Comme je l’ai dit, il faut savoir laisser mourir ses fantômes.
Et avec ces mots, il la laissa.
Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top