IX. 31 décembre 1957 - le bar
Sa large robe en satin se relevait autour d'elle. Une boule de lumière planant au-dessus du sol l'éclairait du plafond, attirant toute l'attention de la salle sur elle. Son collier de perle étincellait autour de son cou. Une main posée sur le piano noir, une autre sur son ventre applati par le corset de sa robe, ses lèvres s'animaient sous un chant de sirène. Des sorciers de tout âge prenaient un verre autour de tables rondes, le regard rivé sur elle. Mais elle ne pensait pas à eux. Ni à elle, ou sa vie. Ses seules pensées se dédiaient à sa voix qui jaillissait de sa gorge et lui arrachait le cœur.
— Where the boys are, my true love will be
He is walkin' down some street in town, and I know he's lookin' there for me
L'ambiance hermétique du club rendait l'atmosphère tiède. Lucretia fut plongée dans une euphorie plate, imprégnée d'une mélancolie qui se faisait ressentir sur chaque spectateur du concert. Les deux premières chansons, ils avaient continué de parler tandis qu'elle chantait, puis ils étaient brusquement arrêtés quand elle avait commencé à chanter en italien Mama de Connie Francis. Le violoncelle avait vibré sous une mélodie si malheureuse qu'ils s'étaient tous tus. Puis Where The Boys Are avait naturellement suivi. Ça avait presque été un choix involontaire, une pétition de ses sentiments dans l'espoir de se noyer dans les paroles.
— In the crowd of a million people, I'll find my valentine
And then I'll climb to the highest steeple and tell the world he's mine
'Til he holds me, I'll wait impatiently
Son chant résonnait dans son corps entier, perçant ses organes et bloquant sa poitrine. Il suffisait d'un battement de cil pour effacer tous ces hommes qui la regardaient et s'imaginer seule, chantant pour elle-même sur une scène vide. Elle aurait le droit de pleurer ou de crier, sans se forcer à sourire pour mimer un bonheur enchanteur. La chanson arriva à sa fin et les dernières notes du piano s'effacèrent dans le silence. Un tonnerre d'applaudissement fit trembler la salle. Elle termina le verre de whisky posé sur le bois verni de l'instrument et se leva. Alfred, le pianiste, lui fit signe de s'en aller et initia un air plus joyeux qui poussa tout le monde à reprendre les conversations. Lucretia descendit de scène. Elle se surprit à avoir chaud.
— Quel show ! s'exclama Jake Scott en lui prenant sa main.
Il y déposa un baiser tendre.
— Pouvez-vous me donner mes gants qui sont à ma droite ? Vous serez aimable.
Il s'exécuta. Elle recouvrit ses doigts de satin blanc et prit le bras que Jake lui offrait. Cousin de l'ex-présidente du Congrès des États-Unis, il avait émigré au Portugal après la guerre, puis en Angleterre quand il s'était rendu compte que tous les portugais ne parlaient pas anglais. Il avait dix ans de plus qu'elle et leur relation s'était toujours limitée à de l'amitié. Il attardait parfois son regard un peu trop longtemps sur elle, mais comme elle l'ignorait, il n'insistait pas. Elle savait avec qui elle pouvait se permettre ces genre de débordements, et il ne faisait pas partie de sa liste.
Il l'invita à sa table. Y étaient présentes des personnes qu'elle connaissait de vue, mais dont elle n'était pas intéressée à rencontrer. Elle alluma une cigarette et inspira profondément la fumée toxique. Si seulement ça pouvait lui permettre de mourir plus rapidement.
— Vous êtes exceptionnelle, la complimenta un jeune homme dont elle ne connaissait même pas le nom.
Elle le remercia avec un sourire fade.
— Mademoiselle Black a la plus belle voix de Londres, l'appuya Jake. N'est-ce pas ?
Tous hochèrent la tête. Évidemment. Il n'allaient pas dire non. Ennuyée, elle avala une seconde bouffée de fumée. Jake s'occuperait de sourire pour elle. Il le faisait si bien, elle n'allait pas l'en priver.
— Je vais reprendre un verre, annonça-t-elle.
Et elle délaissa la table. Au comptoir, elle fit sa demande et attendit patiemment. Une présence s'imposa à ses côtés. Elle n'eut même pas à tourner la tête pour savoir de qui il s'agissait. Aliver Carrow demanda la même chose au serveur. Ils se retrouvèrent avec deux verre de Whisky Pur Feu devant eux, et encore aucun échange.
— Que fais-tu ici ? lâcha-t-elle sans même le regarder.
— Les réceptions conventionnelles m'ennuient.
— Ce n'est pas une réception, c'est un bal.
— Pourquoi ne t'y trouves pas alors ? Les filles aiment les bals et les grandes robes.
Elle soupira et avala d'une gorgée la moitié du liquide. L'alcool brûla son œsophage et réchauffa sa poitrine.
— C'est aussi le lieu où on établit dans le dos des concernés les futurs mariages.
Il appuya son bras entier sur le comptoir pour la contempler entièrement.
— Et tu ne veux pas te marier.
— Non.
Si seulement. Elle aurait tout donné pour faire partie de ces filles innocentes qui se font inviter pour une valse sans se douter que tout faisait partie d'une réalité calculée. Elle n'avait juste pas sa place dans ces rouages. Dorea le lui avait fait clairement comprendre.
— C'est dommage pour une belle femme comme toi.
Sa gorge se serra. Ne pouvait-elle pas passer une seule soirée sans y penser ? Le mariage, toujours le mariage, comme si leur vie entière ne s'articulait qu'autour de ce maudit mariage. Enfin, c'était la pure vérité au final. La preuve avec elle. Qu'était-elle sans cette promesse d'avenir ? Un déchet enveloppé d'une belle robe et de luxurieux bijoux. Mais un déchet quand même.
Il plongea sa main dans le bas de son dos. Ses muscles se tendirent.
— Mais le mariage n'est pas obligé d'être notre principal motivation, n'est-ce pas ?
Elle termina son verre et le reposa d'un geste sec. Elle n'avait aucune envie de ça ce soir. On la traitait suffisemment de traînée pour jouer à ce genre de jeu en public.
— Ôte. Cette main. De moi.
Il obéit et porta le cristal à ses lèvres.
— Je te connais tu sais. À la fin de la soirée tu viendras me voir pour me supplier de te prendre.
Elle vérifia du coin de l'œil que personne ne soit assez proche pour les entendre. Aliver avait baissé la voix, grand heureusement, mais elle restait méfiante.
— Je n'aurais aucune raison à faire ça, renchérit-elle.
Il dissimula avec peine son sourire.
— Parce que je suis le seul qui te connaisse assez pour te faire oublier le temps d'une soirée ton avenir que tu considères ruiné.
— Tu ne me connais pas.
— Ça fait cinq ans que je t'entends pleurer après t'avoir fait l'amour et je ne suis pas un idiot non plus. J'ai rapidement compris que tu ne pleurais pas à cause de moi.
Sa gorge s'assécha. ça n'était arrivé que quelques fois, pas à chaque fois. Et elle se débrouillait toujours pour ne faire aucun bruit. Le regard qu'elle lui lança fut presque mauvais.
— Qui te l'a dit ?
Il maintint le contact visuel pendant plusieurs longues secondes. Ses yeux bleus dégageaient une sorte de froideur qui l'avait repoussée dans les premiers temps, mais qui avaient fini par la réconforter après s'y être habituée.
— Orion est au courant du genre de relation qu'on entretient. Donc je ne me suis pas dérangé pour lui poser des questions.
Elle savait son frère au courant des détails de sa vie personnelle, mais pas révélateurs de ses secrets.
— Ça n'a pas d'importance de toute façon, s'empressa-t-elle de dire.
— Je ne te crois pas.
— N'insiste pas.
Elle appela le barman une seconde fois. Quelque chose dans son regard changea.
— Qu'est-ce que tu fais ?
— Un verre de Whisky s'il vous plaît.
Le barman s'exécuta et lui présenta le verre en un rien de temps. Elle s'apprêtait à le saisir quand Aliver attrapa son poignet. Elle chercha à se dégager mais il ne semblait pas vouloir la lâcher.
— Tu vas finir saoule.
— En quoi ça t'importe ? cracha-t-elle avec un air mauvais.
— Je n'aime pas coucher avec une fille bourrée.
— Oh, va te faire foutre.
À l'instant où l'insulte franchit ses lèvres, il se glissa dans son dos et la coinça contre le comptoir. Ses deux bras couvrirent les siens et leurs doigts s'entremêlèrent entre eux. Elle paniqua et voulut savoir qui pouvait les voir, mais il était plus grand qu'elle et ses épaules bloquaient sa vue. Avec son corps étroitement serré contre elle, des rougeurs s'étendirent sur ses joues. Le bas de son ventre se tordit. Il ne pouvait pas faire cela en public. Même dans un club aussi libertin, ce serait mal vu.
Et pourtant, elle ne fit rien pour le repousser.
Sa bouche se colla contre son oreille, et elle dut prendre une profonde inspiration pour pouvoir respirer.
— Ne me demande jamais d'aller me faire foutre. Compris ?
— Et comment je m'y prends pour te faire partir ?
— Tu veux vraiment que je parte ?
Le barman leur jetait des coups d'œils ennuyés. Elle l'ignora et concentra son attention sur le verre de Whisky. Son liquide orangé et frais qui semblait la narguer. Il était la promesse d'un laisser-aller réconfortant. Mais elle savait que le lendemain, elle le regretterait. Tandis que si elle choisissait Aliver...
— Alors princesse ? glissa-t-il à son oreille.
Elle déglutit.
— Non.
— Non quoi ?
— Non, je ne veux pas que tu partes.
Elle était incapable de le voir, mais elle aurait parié qu'il souriait.
— Tu es adorable dans cette robe, tu le sais non ?
— Tu n'as pas intérêt à la déchirer, elle m'a coûté une fortune.
— Je t'en rachèterai une autre, chuchota-t-il.
Son souffle caressait son cou. Ses lèvres frôlèrent sa peau. Elle fut parcourue d'un long frisson. Les yeux fermés, elle soupira un "si tu veux". Elle sentit ses doigts caresser ses bras nus, son corps la bloquant toujours autant. Elle le soupçonna d'avoir peur de la lâcher. Il pensait peut-être qu'elle s'enfuirait, qu'elle disparaîtrait sans lui laisser le temps de se satisfaire. Mais en réalité, elle n'avait qu'une envie : trouver une chambre et le voir déchirer sa robe d'un geste animal.
— Lucretia ? les interrompit une voix.
Elle sut de qui il s'agissait. Aliver aussi. Il se redressa et foudroya Jake du regard.
— Elle est occupée.
— Je ne pense pas que ce soit une bonne idée, fit-il avec un sourire faux. Lucretia, laisse-moi te ramener chez toi.
La jalousie perçait sa voix. Si elle n'avait pas été si pataude par le moment, elle aurait éclaté de rire. Qu'il aille se faire foutre. Lui et le monde entier. Sauf Aliver. Elle appuya l'arrière de son crâne sur son torse. Il plongea son regard bleu dans le sien et la questionna silencieusement. Elle forma les mots "chez toi" sans utiliser sa voix. Aliver arbora un sourire fier et l'utilisa pour provoquer Jake.
— Elle ne veut pas. Dommage.
— Lucretia, insista Jake avec de grands yeux. Si on te voit partir avec lui, ils...
— Je me fiche de ce qu'ils diront, le coupa-t-elle d'un air impatient. Laisse-moi tranquille maintenant.
Aliver n'eut pas besoin d'en entendre plus pour l'arracher au comptoir et la pousser vers la sortie. Elle se retourna pour lui envoyer un regard enflammé. Elle le repoussait incessemment pour tomber dans le même piège, à chaque fois. Un de ses principes consistait à ne jamais entretenir un lien intime trop longtemps pour éviter une explication à un refus de mariage, mais Aliver venait de briser cette règle ce soir. Il savait. Et ça ne l'empêchait pas de la désirer.
Il la recouvrit de son manteau et la fit sortir. La neige recouvrait le trottoir. Elle sentit ses pieds se congeler à l'instant où son talon toucha la matière glacée. Aliver prit sa main et la guida jusqu'à la route déneigée. Elle s'attendit à ce qu'il la fasse transplaner jusqu'à chez lui, ou directement dans sa chambre tel qu'il l'avait fait à plusieurs reprises, mais il se contenta de rester debout au milieu du chemin, une main dans la sienne. Il balaya les alentours avant de la regarder elle, de manière si intense qu'elle faillit reculer.
— Tu crois que le fait de ne pas pouvoir enfanter va me repousser ?
— Aliver, pas mainten...
— Alors quand ? Je ne vais pas te laisser passer ta vie à t'appitoyer sur ton sort.
Elle avait l'impression d'entendre son frère. Toute son ardeur corporelle s'était échappée à l'écoute de ses mots. Elle retira sa main et lui tourna le dos. Jake avait raison. Mieux valait qu'elle rentre. Toutes ces histoires n'étaient pas faites pour elle.
— Tu as passé tellement de temps à te convaincre que tu ne vaut rien que quand quelqu'un s'intéresse à toi, tu fuies, cria-t-il dans son dos.
Elle continua à marcher. Le froid s'imisçait entre le corset de sa robe et sa peau nue. Elle ressera les pans de sa cape. Le bruit de ses talons résonnaient dans le paysage congelé.
— Lucretia !
Elle s'arrêta. Elle aurait pu transplaner, il aurait pu courir après elle, mais ni l'un ni l'autre n'osa agir. Elle se retourna juste. Il la dévisageait à quelques mètres, de la fumée blanche sortant d'entre ses lèvres.
— Je n'ai rien à t'offrir, Aliver. Si on reste ensemble, je t'empêcherai de connaître mieux.
— Mais tu es ce qui m'arrive de mieux.
— Tu ne diras pas la même chose dans quelques années.
Ses jambes tremblaient. Ce devait être le froid.
— Désolée.
Ce fut le dernier mot qu'elle prononça avant de transplaner.
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