8 : #4800D8

        Lucien n'avait pas mangé la pomme. C'était au final Neeve qui l'avait fait.

    Le soir durant, Aheen avait effectivement changé de comportement. Coup d'épaule par-ci, mauvais regard par-là. Pourtant, aucun commentaire, ce qui avait intrigué Lucien qui restait donc constamment sur ses gardes. Trois jours qu'il était ainsi, trois jours que cela épuisait le garçon qui n'avait pas grandement envie qu'il se venge pour de l'auto-défense.

    Samedi, le temps s'était couvert d'un nouveau voile de nuage, grisonnant les rues plus qu'elles ne l'étaient déjà. Monsieur Zliot avait passé une veste chaude à Lucien, puisque sa mémoire ne semblait toujours pas vouloir retrouver sa boîte crânienne.

    Cela faisait bientôt deux mois que Lucien semblait être né de la dernière pluie. Il commençait à s'habituer, à apprendre, à découvrir des objets dits 'modernes'. Pourtant, jamais un skateboard, un téléphone ou un bus ne lui avaient paru aussi familier que la chose de l'autre jour. Elle n'avait aucunement quitté son esprit mais taisait tous ses mots à son propos. Neeve avait essayé de ré-aborder le sujet, cependant Lucien avait fait la carpe. Il ne voulait plus se faire regarder avec pitié par le garçon.

    En parlant de lui, ils avaient rendez-vous près du lycée aujourd'hui. Samedi, bien qu'il soit fermé, hormis la bibliothèque, Neeve lui avait proposé de se voir. Évidemment qu'il n'avait pas tenu Aheen au courant, il en avait néanmoins fait part au docteur qui lui avait donné son consentement en début de semaine. 'Tes plaies sont plutôt propres, elles ne devraient pas se rouvrir d'ici là', furent ses mots avant d'aller dormir.

    Ce matin il avait trouvé une petite enveloppe sous sa porte, adressée de son nom d'une écriture cursive. Dedans s'y trouvait un billet de vingt avec un mot signé du propriétaire de la maison. 'Au cas où tu mangerais à l'extérieur'. Il ne se sentait, de toute façon, pas assez familier pour fouiller dans les placards, puis le neveu était parti plus tôt ce matin, sa moto avait disparue de la cour. Il n'était pas chez lui et ne se sentait pas très à l'aise seul.

    Un rapide débarbouillage du visage et nettoyage des aisselles au-dessus du lavabo de la salle de bain, il avait néanmoins utilisé un déodorant qui n'était pas le sien. En croisant son reflet dans le miroir, pour vérifier n'avoir aucun dentifrice sur le menton, il se fit l'immédiate réflexion qu'il avait changé depuis son arrivée. Cela était subtile mais ses joues avaient pris des rondeurs, de la couleur, ses cils étaient d'un noir plus intense et ses cheveux avaient légèrement poussé jusqu'à son nez, ça chatouillait. Et pourtant, il y avait toujours un peu la démarcation de ses cernes, atténuée comparée à la dernière fois. Autant dire qu'il ne prenait jamais vraiment le temps de s'observer. Il avait toujours cette fine impression de regarder une sorte d'inconnu. Il manquait encore quelque chose.

    Mais ce n'était pas son reflet qui avait grandi sa nervosité, c'était la rencontre prévue avec Neeve. Il avait sauté dans un jean foncé, un sweat de la couleur du crépuscule, les seules baskets qu'il possédait, la veste sombre et il se trouvait déjà devant la grille du lycée. En avance, il était en avance. C'était l'horloge sur le bâtiment qui avait confirmé son doute. Il ne s'était même pas rendu compte qu'il fixait la cour jusqu'au moment où la petite voix de son vis-à-vis se fit entendre. Tout sourire, il resplendissait sous son bonnet brique et son écharpe sapin.

    Lucien n'avait pas réussi à détourner le regard un moindre instant.

– Tu as attendu longtemps ?; s'enquit le blondinet.

    Il avait oublié sa grande avance et secoua la tête. À vrai dire, Lucien avait tout oublié à partir du moment où il avait croisé son regard bleu. Bleu ? Et il n'avait pas ses lunettes. Intrigué, il se pencha en avant pour être sûr de ce qu'il voyait. Surpris, Neeve avait légèrement reculé en rougissant, se cachant à moitié dans son écharpe.

– Tes yeux; souffla Lucien.

– Ah... Oh ça; rigola-t-il nerveusement; ce sont des lentilles. Je viens de les recevoir et j'avais envie de poser mes lunettes. Tu aimes ?

    C'était perturbant, autant se l'avouer. Il favorisait plus ses teintes de chocolat que la couleur du ciel. Il était tout de même ravissant. Lucien opinait du chef. Oui, en soit, cela était plaisant.

    Cette fois-ci Neeve se cacha complètement dans son écharpe. N'allait-il pas bien ? Lucien se redressa lorsqu'il réapparut pour se racler la gorge.

– Bon; avec un sourire idiot aux lèvres; je te propose une sortie bibliothèque et après on va manger un bout.

– Après ? Il est onze heures, on a le temps de lire ?

– C'est une journée complète, Lucien. Si tu veux manger tout de suite et qu'après on s'enferme, il faut le dire maintenant.

    Depuis que Lucien avait découvert qu'ils étaient dans la même classe, il avait remarqué que Neeve le suivait presque partout. Tout autant une pipelette que Rith, les sujets différaient de son ami. Livres, films, devoirs, ce n'étaient pas les mêmes conversations. Rith s'était même étonné que le blond reste toujours à ses côtés lorsqu'ils se retrouvaient. Il avait évidemment abordé le point Aheen en s'inquiétant des répercussions que cela pouvait avoir sur le long terme. Lucien n'avait rien répondu, Neeve ne voulait tout simplement pas le lâcher. Et il ne contesterait pas.

    Malgré lui, un sourire naquit sur ses lèvres en repensant à ce que Neeve lui avait dit mercredi.

– À moins qu'on aille jouer; proposa-t-il. Il y à une salle d'arcade qui vient d'ouvrir dans le coin et j'aimerai vraiment y aller !

    Arcade ? Ça signifiait quoi ?

– Qu'est-ce que tu préfères ?

    La question était réelle mais pas la réponse de Lucien. Comment pouvait-il décider s'il ne connaissait pas l'une des propositions ?

– Je te suis.

    Neeve le fixa un maigre instant, papillonnant des paupières avant de sourire et de l'embarquer à l'opposé de la bibliothèque. Il avait attrapé la manche de sa veste pour le tirer doucement, le poussant à suivre son rythme. Et même lorsqu'il fut à sa hauteur, Neeve ne le lâcha pas.

– Avant c'était un mini restaurant; l'informa le garçon. Mais ils ont récemment fait des travaux pour que l'endroit ne soit dédié qu'aux jeux !

    Lucien hocha la tête. Information principale : il n'y avait plus de nourriture là-bas.

– J'espère qu'il n'y aura pas trop de gens, ça serait dommage d'être dans un bain de foule.

    Puis il émit des hypothèses sur quels jeux seront présents, s'ils seront aussi vieux que ses parents ou aussi jeunes que les petits du collège. Paraissait qu'il préférerait faire demi-tour plutôt que de rester avec des enfants aux voix cristallines et sans grand respect.

    Lucien avait mis toute son attention dans l'écoute de ce qu'il racontait, même lorsqu'il marmonnait. Néanmoins, il ne décrocha pas un mot. De toute façon, il n'avait rien à dire en soit. Il observait les alentours par la même occasion, regardant où ils allaient, vers quoi passaient-ils, s'ils rencontraient des visages familiers ou non. Il crut même apercevoir la moto du neveu, près d'un bar à l'allure miteux. Pourtant, c'était un grand barbu qui s'en approcha, clope au bec et trop vieux pour être Aheen. Il y avait donc plusieurs modèles de son engin et cela l'intriguait. Combien pouvait-il y en avoir dans la même ville ? Était-ce commun ?

– Je ne t'ai même pas demandé si tu aimais les jeux; reprit Neeve après qu'ils aient traversé un passage piéton.

    Lucien tourna son regard vers lui.

– C'est vrai quoi, je t'embarque dans une arcade sans même savoir si c'est ta cam.

– Ma cam ?

– Ton délire, ce que tu apprécies; expliqua-t-il en haussant les épaules.

    Aucune idée, c'était un aspect tout aussi flou que les autres. Aimait-il les jeux ? Les livres ? Les cours ? Le sport ? Les films ? Internet ? Rien ne lui était familier alors il préférait découvrir plutôt que dire oui ou non de but en blanc, sans savoir si cela était véridique.

– Tu jouais beaucoup, avant ?

– Je n'en sais rien; honnête.

    Il aurait apprécié lui dire quelque chose de plus constructif, cependant cela relevait de l'impossible pour lui.

– Comment ça ?

    Entre ça et l'aveu du monstre dans la cour, il allait vraiment prendre peur à force. Lucien se mordilla l'intérieur de la joue, hésitant à répondre cette fois-ci. Il ne pourrait pas lui donner d'explications s'il lui demandait la raison.

– Monsieur Zliot a qualifié mon cas d'amnésique.

– Amnésique ? Mais pourquoi ? Tu as reçu quel genre de choc ?

    Nouvelle interrogation à sa longue liste de sans réfutations.

– Monsieur Zliot a dit que j'étais sûrement sorti faire du parachute en pleine tempête, que la foudre a dû frapper ma toile.

– Mais...

    La même réaction se peignait sur son visage : sourcils froncés, il était consterné. Et Lucien comprenait. Il ne trouvait pas d'argumentation logique à cette information.

– En pleine tempête ?

    Le noiraud haussa les épaules. Il ne se souvenait de rien avant son réveil dans sa familière chambre d'hôpital, alors il présumait que cette supposition était vraie. Qu'en savait-il ? Il était tout aussi perdu que face à un écran d'ordinateur ! Puis la pluie ne le dérangeait pas, en fait il ne ressentait rien de particulier lorsque les pleurs du ciel atteignaient son visage ou ses vêtements. Sans aucun doute appréciait-il la pluie, oui.

– Tu es un phénomène; souffla Neeve.

    Lucien ne comprit pas ce qu'il voulait dire. Ils tournèrent dans une rue plus bondée que toutes les précédentes, et Lucien s'était sensiblement rapproché du garçon pour ne pas perdre sa trace.

– Les gens normaux se cachent pendant les tempêtes, il y en a même qui se réfugient sous leur couette.

    Parce qu'un bout de tissu les protégerait ?

– Quand j'étais gosse, c'était ce que je faisais tout le temps !; renchérit-il. Maman venait toujours à ma rescousse si l'orage durait trop longtemps.

    Au vue du regard nostalgique et du maigre sourire sur ses lèvres, c'était un bon souvenir. Qu'en était-il de Lucien ? Avait-il lui aussi un parent super-héros qui venait le secourir en cas de besoin ? Comment le consolait-il ?

– Elle finissait par me raconter une histoire sur comment la pluie est née, comment le terrible orage jaloux éclate pour couvrir le son paisible qu'elle fait.

    Il avait mis une telle intonation pour décrire l'éclair que Lucien sourit malgré lui. Ils slalomèrent entre les passants sans que le brunet ne les voit, il était entièrement focalisé sur les paroles de son camarade.

– Chaque année qui passait, elle agrémentait l'histoire de nouveaux détails. Le dernier étant qu'il est en fait son petit frère et qu'en temps que plus jeune de la fratrie, il est capricieux; saupoudré d'un fin rire.

    Parce qu'il y avait une hiérarchie dans la famille des éléments ? Jamais entendu parler. Malgré tout, Lucien apprécia le court récit à peine détaillé qu'il se mit à lui conter sur la première fois qu'elle avait débuté cette légende. Il disait légende parce qu'elle pensait que chaque chose existant dans ce monde avait une origine qui reliait les être vivants à un aspect plus abstrait quelque part d'autre. Lucien s'était risqué à demander à quoi il faisait référence.

– Sûrement là-haut; pointant le ciel grisonnant du doigt; qui sait ?

    Évidemment que Lucien ne répondit pas, puisqu'il ne savait pas. Par la suite, Neeve enchaîna sur le fait que son père était plus action que parole. Au lieu d'un récit merveilleux, il le prenait dans ses bras comme s'il devenait un bouclier géant. Il y avait tant de bons souvenirs dans sa tête que Lucien se sentit sensiblement ridicule, exclu et envieux. Sa voix était claire et lumineuse, elle contaminait l'humeur trop sérieuse du brunet et son sourire ne le laissait pas de marbre. Ça semblait si agréable de se remémorer, d'en parler. Il buvait ses mots comme du petit lait.

    À un moment, alors qu'ils passaient près de boutiques d'où émanaient des musiques diverses et variées, Neeve ralentit le pas en récupérant la manche de son vis-à-vis pour l'arrêter, il pointa une bâtisse du doigt.

– C'est ici !

    La façade avait des couleurs que Lucien n'appréciait pas regarder trop longtemps. Du violet pourpre avec du rouge éclatant et des néons bleus aveuglants, le mélange le faisait presque grimacer. Au centre de dessins de bonhommes, de pistolets lasers et d'épées, se trouvait un nom : Ri trop, game in. Ça ne voulait autant rien dire que cela le laissa perplexe.

– Rétro gaming, j'ai vu la pub à la télé; expliqua Neeve en tirant Lucien vers l'entrée ouverte.

    Le nom avait donc un sens. En revanche pub et télé, non. Quoique télé devait signifier télévision.

    Lucien se laissa entraîner jusqu'à une file qui patientait devant un guichet, un groupe de trois attendaient que le couple au devant ait fini de payer pour pouvoir descendre les escaliers sur la droite. A peu près de la même taille, ils avaient tous trois des cheveux aussi sombres que la veste en cuir d'Aheen, et quelle pâleur !

    Un instant, Neeve s'approcha de la rambarde pour regarder en bas avant de revenir avec une petite moue au visage.

– Ce n'est pas aussi désert que j'aurais aimé.

    Le brunet n'alla pas vérifier. Néanmoins, pendant que le blondinet regarda les prix affichés sur un immense tableau à led au-dessus de la caisse, Lucien s'était retourné. Il scruta la rue avec un sentiment soudain d'insécurité, pourtant il n'en trouva pas la raison. Les gens passaient, se pressaient ou léchaient les vitrines, c'était on ne peut plus normal. Il fronça les sourcils avant de revenir droit lorsque son ami tira sur sa manche, lui demandant ce qu'il se passait. Incapable de lui donner une réponse viable, et ne voulant pas passer pour un fou, à nouveau, il secoua la tête et haussa les épaules. De toute façon, ce n'était sûrement rien. Neeve ne chercha pas plus à savoir.

    En tentant de se concentrer sur quelque chose d'autre, Lucien avait remarqué un instant que la conversation des trois jeunes personnes s'était arrêtée et que leurs visages étaient légèrement tournés vers eux. Ils étaient sur leur téléphone, vu la chose dans leurs mains. Lucien se faisait des idées, ça ne pouvait être que cela. Une bonne dizaine de secondes plus tard, ils avaient repris leur conversation, à voix basse cette fois-ci. La curiosité étant un vilain défaut, le brunet n'y prêta aucunement attention. Deux minutes plus tard, ils avaient disparu dans l'escalier.

    A leur tour, ce fut le plus petit des deux qui passa commande, et Lucien sortit son billet à l'annonce du prix. Il n'avait pas grande idée de si cela était cher ou non, il espérait seulement que le docteur ne serait pas déçu qu'il dépense autant. La monnaie rendue et les tickets d'entrée dans la main, ils se dirigèrent eux aussi vers les marches. En les descendant, il comprit rapidement ce que Neeve voulait dire tout à l'heure. Sur chaque machine présente au sous-sol, il y avait au moins deux personnes qui jouaient. Certaines semblaient même plus populaires que les autres ou étaient plus impressionnantes. Les musiques et bruits spécifiques de chaque jeu créaient une nuisance sonore désagréable. Au moindre tir d'un faux pistolet, d'un rire trop fort, il sursautait. Ses épaules étaient si contractées qu'il ne donnait pas cher des douleurs prochaines de sa nuque. Sans parler de celles de son dos qu'il sentit se réveiller en bousculant Neeve malgré lui, le choc avait fait frissonner son épine dorsale d'appréhension et il s'était vivement tourné vers lui. Aussitôt son visage trouvé, Lucien s'excusa.

– Tu n'as pas l'air rassuré; s'amusa gentiment Neeve en l'attirant dans une section moins bruyante.

    Coincé entre deux motos vides et un écran géant montrant une route mal représentée, il ne savait pas trop si c'était son visage crispé ou son comportement d'enfant peureux qui le mettait sur la piste.

– Je ne pense pas connaître un endroit comme celui-ci; admit-il en regardant avec méfiance un jeu de zombie.

– C'est l'occasion de découvrir alors.

    Il affichait un sourire qui se voulait rassurant, pourtant Lucien était bien incapable de dérouler ses trapèzes et ses doigts. Il serrait tellement fort ses poings qu'il se demandait comment il ne sentait pas de sang couler le long de sa paume. Certain qu'il s'amuserait aussi, Neeve lui fit signe de le suivre. Lucien le fit uniquement parce qu'il ne se sentait pas de rester prostré seul dans un coin, il le colla presque au train pour ne pas s'éloigner. Heureusement que Neeve était patient avec lui, parce qu'il était aussi peu à l'aise qu'il était silencieux.

    Le blond lui décrivait toutes les petites attractions à côté desquelles ils passaient, agrémentant de commentaires positifs ou renfrognés. Paraissait que certaines bornes appartenaient déjà aux propriétaires lors de l'existence du mini restaurant. Dont celui qui était muni de sièges haut et à l'allure confortable lui rappelait à quel point il aimait être compétitif contre Aheen, qu'il charriait toujours quand son nom venait en haut de liste et que le sien le suivait. Ou alors celui dans une sorte de boîte cachée par des rideaux opaques, il lui expliquait que les lunettes à réalité augmentée le faisait marrer et qu'un instant il avait l'impression d'être dans un autre monde, un dans lequel il serait un héros malgré lui. Le score suivait son acharnement et il était fier de montrer au brunet son nom écrit sur le record imbattable jusqu'à présent. Neeve n'avait que peu de souvenirs négatifs sur ces arcades.

    Le seul dont il lui faisait part était un jeu où la vitesse était requise. Un air hockey. D'après lui, il ne gagnait jamais. Et donc, il l'esquivait aussi rapidement que Lucien se sentit observé. Il tourna son regard vers la gauche, tombant sur les mêmes jeunes gens, meublant une arcade vide sur deux autres machines. Tous trois le fixaient, une mine on ne peut plus sérieuse et pénétrante. Lucien crut même voir que l'iris de la fille tournait au rouge vif. Cependant, il n'eut pas le temps de s'y attarder puisque Neeve embarqua Lucien vers le fond de la salle.

– Viens, il y a un jeu qui va te plaire !

    Arrivé devant deux gros tambours sales de coups et un écran trop lumineux, Lucien ne put que toiser l'objet.

– Le boom-boom, il n'existait pas avant, ici, et j'ai toujours voulu essayer.

    Neeve lui tendit deux morceaux de faux bois avant de taper sur l'écran, réactif contrairement à celui d'un ordinateur. Autant dire que Lucien regardait sans vraiment le faire, il ne comprenait pas tout ce qui était écrit. Après deux-trois manipulations, Neeve se mit à lui expliquer comment cela fonctionnait. Et suite à ça, Lucien saisit toute la nuance du nom boom-boom.

    Un décompte puis vint une musique lente et des petits ronds se mirent à descendre l'écran jusqu'à des représentations des tambours. Heureusement que le blondinet était là et lui disait quand frapper, parce que Lucien n'aurait trouvé aucun problème à juste observer la machine. Plus les secondes passaient, plus le rythme augmentait, et plus Neeve rigolait d'amusement. Pour le coup, le noiraud était concentré à ne louper aucun coup, comme si sa vie en dépendait. Il fit même râler Neeve en le dépassant suite à des erreurs de sa part. Il l'aurait bien laissé gagner mais il avait été trop absorbé. Lorsque les scores s'affichèrent, ce ne fut donc pas une surprise de découvrir qu'il avait remporté le match.

    Automatiquement, Lucien tourna son regard vers son camarade. Il ne se plaignait pas de sa défaite et célébrait plutôt que Lucien ait eu la chance du débutant si rapidement ! Pour vérifier, d'après ses dires, il l'emmena vers un autre jeu plus loin. Un flipper. La machine émettait des lumières ci et là, toutes aussi aveuglantes que le brouhaha l'agaçait. Ce fut Neeve qui commença par activer le jeu, insérant sa carte. Puis, de manière très sérieuse, il plaça ses doigts sur deux petits boutons, fixant la vitre dans l'attente de... de quoi d'ailleurs ? Qu'attendait-il ?

    Rapidement une bille rouge s'échappa du haut des obstacles avant de foncer comme une balle contre un mini plot noir, faisant rebondir la bille vers l'autre côté de la machine. Surpris, Lucien se rapprocha pour observer plus distinctement ce qu'il faisait. Elle esquivait des piques au centre pour retrouver des piquets, qui eurent le même effet que les précédents. Et ce, jusqu'au bas de la machine. Ce fut à ce moment-là que Neeve appuya sur le bouton droit. Elle fila jusqu'en haut pour entamer une deuxième descente. Certes, Lucien ne comprit pas le principe. Cependant, il trouva cela fort amusant. Neeve avait sorti le bout de sa langue entre ses dents, un maigre sourire sur le coin des lèvres, les épaules tendues et la concentration sur son nez. Le manque de lunettes se faisait voir, en plissant le pif il remonta ses montures imaginaires. Lucien ne prêtait plus attention au jeu. Il n'entendit même plus les bruits environnants, les lumières trop nombreuses et aveuglantes. Il avait fait abstraction de tout cela. Jusqu'à présent, il ne s'était pas rendu compte de sourire. Néanmoins il sentait ses lèvres descendre pour se fermer. Il n'y eut que lui pour savoir à quel point il le trouvait beau, à cet instant comme aux autres. Sa fine cicatrice sur le coin de son œil se cambrait lorsqu'il s'exclamait ou riait, une mèche rebelle chatouillait ses cils en clignant des yeux. Il ne semblait plus n'y avoir que lui dans la salle. Lui et son amusement flagrant.

    Lucien sortit de sa contemplation au moment où Neeve sauta de joie.

– Je suis trop fort ! Regarde-moi ce score !

    Mais Lucien n'en fit rien, il sourit quand le garçon tourna sa tête vers lui. Tout content, le blondinet sautilla sur place en secouant le bras de son camarade par la manche.

– J'ai battu mon record; en recoiffant ses pauvres mèches devant ses yeux. Je ne me suis même pas entraîné depuis la dernière fois.

    Lucien, qui ne savait pas trop quoi dire, hocha la tête sans assombrir son sourire. De toute façon, Neeve ne l'aurait sans doute pas entendu puisqu'il partait déjà vers une autre arcade. Lucien l'aurait bien suivi, or son instinct lui dictait le contraire. Comme cette fine odeur de pourriture. Son humeur avait aussitôt changé et ses sens s'étaient mis en alerte. Jusqu'à présent, il n'avait rien senti, pourtant vu la constance des notes acides qui lui irritaient le nez, il n'y avait que peu de chance qu'il se trompe. Il déglutit avec difficulté, tournant de nouveau son regard vers sa gauche. Les mêmes trois personnes qui le fixaient étaient concentrées sur autre chose, plus grosse, plus sombre, plus dégoulinante qu'un potentiel nuage d'orage. La même créature que dans la cour, et son attention était toute tournée vers Lucien. Si ses semblants d'yeux le sondaient impoliment, il n'eut pas bien peur pour lui mais pour les autres, pour Neeve. Et même si sa présence confirmait qu'il n'était pas totalement fou, qu'il aurait pu prouver au garçon que ce qu'il avait vu était réel, Lucien voulait l'épargner de cette vision d'horreur.

    Le souffle court, il osa détourner son regard pour s'assurer que Neeve était bien éloigné à se concentrer sur une nouvelle arcade avant de tenter une quelconque fuite. Malheureusement pour lui, il se tourna au même moment vers Lucien, les sourcils haussés avant de l'inviter à le rejoindre d'un mouvement de main. Un pas dans sa direction, la bête grinça. Il ne grognait pas vraiment, c'était trop aigu pour cela, court et distinct. Et s'il regardait dans sa direction, est-ce que Neeve le verrait ? Il ne semblait même pas avoir entendu le son certain qui avait glacé le sang du noiraud. Et comme il s'était arrêté, Neeve vint à sa rencontre en trottinant.

    Anxieux, Lucien risqua ce coup d'œil vers la chose... disparue. Il n'y avait plus de trace de fumée, plus d'odeur nauséabonde ni de sensation oppressante comme son attention ciblée sur lui. C'était comme si elle n'avait jamais existé, au même titre que les trois jeunes gens. Lucien en perdit l'équilibre, cherchant des yeux ce qui le fixait quelques maigres secondes auparavant.

– Tu en tires une tronche; s'inquiéta Neeve en rattrapant ses bras avant qu'il ne rencontre le jeu derrière lui. Tu as vu un fantôme ?

    Encore en manque de souffle, le dos brûlant, il trouva le visage de Neeve. Lucien ne sût trop quoi penser, il était bien trop détendu et peu soucieux pour l'avoir vu. Donc il n'y avait eu que lui pour remarquer. De bonne humeur, Neeve tenta un sourire complice.

– Je prends ton silence pour un oui. Il ressemblait à quoi, ton fantôme ?

    Et il l'avait embarqué vers la direction qu'il avait empruntée précédemment.

– Sombre; hésita Lucien; comme la chose dans la cour.

– Tu es sûr que c'est un fantôme ? Si ça se trouve, c'est la grande faucheuse !; soudain très sérieux.

    Paniqué sous l'appellation d'une telle entité suivi du regard soucieux de Neeve, Lucien avait ralenti le pas jusqu'à presque s'arrêter. Ce ne fut que l'affaire de quelques secondes pendant lesquelles le concerné crut véritablement être poursuivi par la mort, avant que le blond ne se mette à rigoler. Un rire relâchant toute la tension dans les épaules de Lucien. Il crut même discerner de petites notes peu sincères dans sa voix.

– Je plaisante, Lucien; en bousculant son épaule doucement. J'essaye juste de te débloquer. Allez, viens, la file d'attente devant cette arcade est presque vide !

    Il lui tira la manche pour s'assurer qu'il le suivrait cette fois-ci. Ce qu'il fit, par pseudo contrainte, jetant cependant un nouveau coup d'œil par-dessus son épaule pour s'assurer ne pas avoir tout imaginé. Et sur le sol, il y avait entrevu une marque noire comme si un feu avait été allumé sur le tapis. Néanmoins, le reste de l'après-midi, il n'avait rien aperçu qui fut aussi étrange. Ils avaient joué sans réellement s'arrêter jusqu'aux environ de dix-sept heures, lorsque la nuit commençait à tomber.

    Pour la première fois, Lucien se sentait vraiment exténué, il accueillerait le coucher à bras ouverts ce soir ! Le reste de son temps avec Neeve l'avait fait se sentir bien, ne pas se méfier constamment de quelque chose était reposant. Même si son dos s'était remis à le piquer, heureusement il ne s'était pas évanoui ou senti véritablement faible jusqu'au moment de le quitter. Gentil, Neeve l'avait raccompagné jusqu'au lycée car il devait rejoindre sa tante dans la rue voisine et que, ne connaissant pas assez bien la ville, Neeve s'était assuré l'avoir déposé dans un endroit familier.

    Lorsqu'il disparut après une intersection, le vent qui balayait les cheveux de Lucien lui fit l'effet d'une douche froide. Il était de nouveau seul. Autant physiquement parlant qu'à l'intérieur, la solitude l'avait regagné bien trop vite à son goût. Dans une tentative vaine de se réchauffer, Lucien fourra ses mains dans sa veste, baissa la tête vers ses chaussures un instant avant de prendre le chemin de la maison. Certes demain le reverrait-il et Rith aussi, mais en attendant il était bien supposé rester en compagnie désagréable : Aheen.

    En parlant du loup, il le croisa à peine deux minutes plus tard, au détour d'un parking du lycée, celui des professeurs, caché derrière un haut muret. Il était calé contre sa moto, le casque posé sur le siège de son engin, les bras croisés, il fixait le ciel distraitement. Rien qu'en l'apercevant, Lucien s'arrêta sur le bitume. Lui qui espérait ne pas le croiser avant une bonne dizaine de minutes, c'était raté ! Aheen dût sentir le regard sur lui car il baissa son visage vers le noiraud, une expression indéchiffrable pendant de maigres secondes. Et comme à chaque fois qu'il avait décidé qu'une discussion à sens unique s'imposait, une attitude insolente se dessina sur le coin de sa bouche.

– Lucien, quelle surprise.

    Et pour lui donc. Il se serait bien passé d'entendre sitôt sa voix.

– Tu rentres seulement maintenant ?

    Malgré lui, Lucien hocha la tête.

– Laisse-moi deviner; se grattant le menton en plissant les yeux; tu étais avec Neeve ?

– Et ?

    Lucien secoua la tête, désabusé qu'il ne lui parle que pour encore dire que son ami était un poil trop sympa avec tout le monde. Et il n'avait bien envie de l'entendre radoter les mêmes mots, alors il se remit en route dans l'intention de le planter sur place.

– N'avait-on pas un accord ?; l'arrêta Aheen en attrapant son bras d'une poigne de fer.

    En dépit des couches de vêtements qui séparaient leur deux peaux, il avait bien l'impression d'être brûlé par ses doigts. Lucien le fusilla du regard puis reprit son coude en le toisant.

– Je n'ai jamais donné ma parole sur ton stupide accord.

– Je pense pourtant avoir été clair; se redressant de sa pose assise.

    Ses yeux verts lui firent le même effet que regarder ceux d'un serpent. La confrontation de son regard avait comme alourdi l'atmosphère environnante.

– Neeve peut se passer d'une amitié comme la tienne; réitéra-t-il.

– Laisse-moi tranquille, Aheen.

    Il le contourna. S'il était fatigué physiquement, Aheen l'épuisait à un autre niveau. Toujours sur ses côtes pour des choses que Lucien ne contrôlait pas. Neeve était bien libre de faire ce qu'il voulait, ce n'était pas à lui de lui en parler. Il allait même changer de trottoir pour l'éviter mais on lui barra de nouveau la route. Lyssa, cette fois-ci, sortie de nulle part, les cheveux volant comme si le vent ne jouait qu'avec sa tignasse. Surpris, Lucien sursauta en reculant.

    Le plus surprenant fut ses yeux : rouges comme des rubis. Et comme à son habitude depuis son arrivée au lycée, elle le dévisageait avec méchanceté et froideur.

    Tout aussi rapidement que son apparition fulgurante, elle attrapa ses cheveux pour les tirer en arrière, plaquant le corps entier du garçon contre le muret, mesurant environ sa taille, un canif contre sa gorge. Sur le moment, il était trop en état de choc pour se débattre. Il essayait encore de déterminer comment elle avait pu apparaître ainsi, comme cette même et redondante odeur de pourriture qui glaçait tout son sang à chaque effluve. C'était certainement à cet instant qu'il paniqua réellement et tenta de se dégager.

– Je n'aime pas trop me répéter; en époussetant sa veste; trois fois c'est déjà beaucoup. Tu ne crois pas ?

– Qu'est-ce que... Comment...; balbutia-t-il, rien n'arrivait à sortir convenablement.

– Mais comme je suis une gentille personne, je vais te faire une petite fleur en plus.

    Lucien tourna difficilement son visage dans sa direction, apercevant des marques sombres comme brûlées au fer rouge juste au-dessus de son col, ses mains et le bout de ses doigts plus spécifiquement. Les lésions inhabituelles étaient entourées d'une couleur rougeâtre. Automatiquement, il associa la douleur qu'il devait ressentir à la sienne, celle vive actuellement dans son dos. Mais au lieu de se soucier de lui, ses yeux jonglaient entre ses mains et sa gorge.

– Aheen, ces marques...; paniqué.

    Lucien était quasiment certain de ne pas les avoir vu précédemment, il les aurait remarqués lorsqu'il s'était permis d'attraper son coude. Distrait, le concerné observa ses phalanges avec aussi peu d'inquiétude que de se faire prendre à menacer, à deux, un garçon d'un couteau.

– Oh, ça ? Ce n'est qu'un détail.

    Un détail de taille ! Il semblait même saigner par endroit. C'était franchement laid et répugnant.

– Mon cher Lucien; commença-t-il; j'aimerai au moins que tu prennes mon avertissement au sérieux. C'est... agaçant de se répéter sans cesse, alors voici la dernière fois que je te préviens. Tu n'approches plus Neeve, et je te laisse tranquille.

– Tout ça pour ça ?; s'égosilla-t-il; non mais tu es un grand malade !

– Déterminé serait plus le mot; sourit-il de cette précision.

– Mais parle-lui, demande-lui toi-même !

    Son souffle s'était perdu dans les limbes du temps lorsque la même immonde créature de la cour et de la salle d'arcade réapparut. Elle se plaça docilement derrière Aheen, bavant de la fumée sombre qui se liquéfiait au contact de l'air.

– Tu n'as pas l'air de saisir.

– Ah si, si; se précipita-t-il. Tu as juste un énorme problème de communication et ce ne sont pas mes affaires.

– Me dit-il; se mit à hurler de rire Aheen. J'ai un problème de communication ? Qu'est-ce qui t'a amené ici, rappelle-moi ? Qu'est-ce qui t'as fait chuter dans ce foutu patelin ? Hein, Lucien ? Dis-moi !

    Il criait si proche de son visage que même en détournant la tête, Lucien reçut des postillons sur sa joue. Il avait fermé les yeux d'appréhension. La chaleur qui émanait du jeune homme brûlait sa peau subtilement et un éclair éclata presque au-dessus de leur tête. Comme si la météo s'était mise d'accord avec l'humeur exécrable d'Aheen. Ils restèrent ainsi de longues secondes qui s'étendaient en éternité pour le noiraud, il espérait de toutes ses forces que quelqu'un lui vienne en aide.

– Tu n'as pas l'air d'avoir tout oublié. Ne serais-tu pas en train de mentir à tout le monde ? Je ne suis pas dupe, je vois clair dans ton petit manège. Tu penses passer inaperçu mais personne ne t'as oublié.

    Aheen lui attrapa le menton pour lui faire tourner le visage, fixant bien le sien face à l'impatience du neveu. La douleur sur sa peau était infiniment plus significative que les ridicules petites piqûres entre ses omoplates. Il était pourtant trop secoué pour hurler son ressenti au monde entier.

– Moi je me souviens; cracha-t-il entre ses dents; ça me maintient éveillé chaque jour qui passe.

– Je ne comprends rien de ce que tu racontes; lui assurait Lucien d'une voix chevrotante.

– Tu espères quoi ? La rédemption ?

    Lyssa l'avait enfin laché et s'était éloignée pour laisser libre champ d'action au noiraud. Il enfonça ses débuts de griffes dans ses pommettes en restant bien figé sur les yeux perdus de Lucien. De quoi parlait-il ? De quelle rédemption ? À propos de quoi ? Qui n'a pas oublié ? Ils se connaissent ? Pourquoi il ne disait rien à Lucien ?

– Alors applique mon conseil à la lettre : tu t'éloignes de ce qui m'appartient ou tu seras six pieds sous terre avant même d'avoir pu t'en rendre compte.

– Mais de quoi tu parles ?; suffoqua Lucien. On ne se connaît pas, je ne t'ai jamais rencontré...

– Je ne te...

    Mais sa phrase s'interrompit lorsqu'une main se posa sur son poignet.

– Aheen, arrête.

    Ses yeux changèrent de cible mais mitraillaient avec autant de force la personne. À force de douleur, les genoux de Lucien flanchèrent, et sa conscience avec, avant même qu'il n'ait pu voir le visage de la personne ou reconnaître la voix. Ce fut paisible, de soudain ne plus rien sentir. 

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