18 : #051E21

        Le bruit creux que son corps fît contre le béton faisait froid dans le dos. Il eût du mal à se redresser, crachant du sang dans la poussière.

    Lucien n'avait pas réussi à rester la journée à la maison, à attendre monsieur Zliot et sa promesse, il était parti arpenter les rues à la recherche du garçon. Il avait visité la ville comme il ne l'avait jamais fait. Passant par ce bar dont la mobylette similaire à celle d'Aheen était entourée des autres engins à deux roues, Lucien avait aussi vérifié en coup de vent le salon d'arcade Ri trop, game in où la couleur violette ne lui plaisait toujours pas. Sans oublier la bibliothèque près du lycée : vide de sa présence.

    La nuit avait fini par tomber pendant sa recherche. Et malheureusement pour lui, il était tombé sur le sombre de ses problèmes : Aheen. Il avait renfilé son inimitable veste en cuir noire, son jean maintenant troué et le fameux sweat-shirt qui le faisait passer pour un ange. Le déchu l'avait attrapé par surprise et coincé dans une rue obscure, derrière un restaurant italien fermé pour travaux.

    Ils n'avaient pas beaucoup parlé, pour ne pas dire pas du tout. Le poing de l'immortel avait rencontré la mâchoire froide de Lucien, son genou avait eût son ventre et son coude... son nez. L'ange n'avait pas essayé de se défendre, ni de riposter, parce que son corps était encore un peu trop gelé.

    Ce ne fût que lorsque ses vêtements furent recouverts de poussière qu'Aheen lâcha ses premières paroles :

– Oh, Lucien, il n'y a pas à dire; avec un soupir de satisfaction; comme punching-ball, tu es parfait !

    Le sac de frappe en question toussa avant de s'essuyer les narines humides.

– J'ai passé une sale journée, mon petit Lulu; expliqua-t-il en s'étirant.

    Entre hier et aujourd'hui, il saturait de voir ses mains salies de son propre sang. Il déplia ses jambes et épousseta son pauvre pantalon tâché, fusillant par la suite Aheen du regard. Le lampadaire laissait la lumière tamisée épouser sa silhouette féline.

– Tu me diras; continua-t-il; tu es en partie responsable de cette frustration.

    Lucien cracha un nouveau flot de sang qui s'était un peu trop répandu dans sa bouche. Son attitude détachée n'était pas si convaincante à qui connaissait vraiment son comportement. Ses doigts étaient trop tendus, sa nuque un poil fort raide et ne parlons pas de cette intensité dans le regard, il ne trompait personne.

– Mais, il n'est jamais trop tard pour y remédier; sourit-il.

    Le noiraud épongea sa lèvre, explosée du premier coup reçu au visage. Le sang parcourait la sècheresse comme pour l'hydrater et Lucien en grimaça.

– Alors, passons accord.

    Manifestement il attendait une réponse. Coincé comme il l'était, l'ange ne fit que le toiser dans la pénombre de la pierre. Même s'il lui disait ne pas vouloir écouter son marché, il l'obligerait quand même.

– Je prends ton silence pour un oui. Donc; trompeta-t-il; je vais passer chez les Mirren juste après notre charmante entrevue. Juste deux ou trois choses à régler avec Neeve et je te demanderais gentiment de ne pas venir.

    Méfiant, Lucien sentit ses épaules se contracter et ses yeux se plisser.

– Disons que Nessa ne t'aime pas beaucoup et que tu gâcherais tout; confia-t-il de manière complice.

– Gâcher quoi ? Tes tentatives d'assassinat ?; siffla Lucien.

– Oh, non. C'est du passé, c'est derrière nous.

    L'ange s'était enfermé une maigre semaine dans le grenier de Glannon, ce n'était donc pas si vieux comme passé.

– J'ai déjà ce que je veux, de toute façon; livra Aheen.

– Qu'est-ce que tu cherches, Aheen ?; s'impatienta Lucien.

– Ta perte, entre autres; clama-t-il, nonchalant.

    Pour changer, tiens.

– Pourtant, je suis navré, mais ta mort n'est pas prévue aujourd'hui.

– Parce qu'elle est planifiée, en plus ?; railla Lucien.

    Aheen haussa les épaules, s'approchant avec un sourire calculé et des yeux moqueurs.

– Nous avons de grands projets pour toi, Lucien; confia le noiraud en replaçant la veste de l'ange; ça sera grandiose.

– Tu m'en diras tant.

    Le neveu eut un rire discret, l'un de ceux que Lucien ne connaissait qu'à peu de gens. Et il n'avait sans doute pas la même signification.

– Tu es amusant quand tu veux.

    Compliment suivi d'un nouveau coup dans la pommette. Il se heurta au mur derrière et glissa sur un carton qui s'était échappé de la benne pleine à rabord.

– Dommage que tu refuses qu'on soit ami, Lulu; se désola Aheen en s'accroupissant élégamment.

– Serait-ce de l'affection, Heen ?; fit litière l'ange.

    Nouveau petit rire, plus proche d'un gloussement que d'un amusé.

– L'affection n'est un concept que pour ceux qui ont quelque chose à perdre.

– C'est une notion que tu n'as jamais comprise; murmura Lucien.

    Il y avait toujours eu une pointe de définition démonique dans la sienne. Aheen n'a pas été protecteur ou formé comme Lucien, il savait se battre, se servir de ses dons pour remporter ses batailles. En revanche, il se fichait éperdument de si c'était un démon ou un ange qui périssait.

– L'humanité te gagne; perçut-il; tu deviens faible, petit prince.

    Sans crier gare, les yeux dans les yeux, Aheen planta un poignard près de son nombril, à portée de main. La douleur fût-elle que Lucien en perdit le souffle et se plia en deux.

– Une précaution, pour que tu ne viennes pas m'embêter.

    De la pitié avait teint un maigre instant le vert émeraude de ses yeux. L'ange crût même l'avoir imaginé.

    Aheen ne s'éternisa pas et disparut dans le flou des rues aux lampadaires fonctionnels. Il avait fait griller le seul qui le gardait en dehors des ténèbres. Il ne l'avait pas laissé sous surveillance de son traqueur, chose dont Lucien s'étonna. Puisque la blessure n'était pas mortelle, il finirait par se relever.

    Cela lui avait pris bien deux minutes avant de dénicher l'arme de son échine meurtrie. Il laissa tomber le poignard sur le sol dans un claquement aiguë, appuyant longuement sur la plaie en réprimant une plainte. La lame n'était pas commune sur terre, elle était sensiblement trop lumineuse. Une Angélique, donc. Infiniment plus douloureuse que celles des mortels. Il ne guérirait pas aussi vite que de vulgaires blessures.

    Reprendre une respiration convenable avait été le plus long à retrouver. Cependant, maintenant qu'il avait un objectif en plus de retrouver Neeve, il se releva en s'aidant du mur froid, s'y reposant douloureusement en inspirant profondément.

    Prendre le poignard avait été étonnement simple et il s'en servit pour traquer l'immortel. Le ressentiment sur ses doigts étaient faibles, ce qui voulait dire qu'il s'était déplacé à la vitesse de la lumière. Quoique peut-être moins vite, l'Ombre le freinait.

    Lucien titubait avec vertige, une main poisseuse sur son ventre, il commençait à avoir froid. Ce qui n'était jamais bon pour un ange, ou qui que ce soit à vrai dire. Des piétons le dévisageaient, s'écartaient de son chemin et murmuraient sur son passage. Un courageux s'était même avancé vers lui pour lui demander s'il allait bien avant de voir l'arme blanche, souillée de pourpre, et de s'éclipser en attrapant son portable d'une main tremblante. Tu as l'air d'un tueur, résonna tardivement dans son esprit.

    Au fond, peut-être avaient-ils raison. Il avait des envies de blesser salement Aheen. Au moins un petit bobo. Lucien serra un peu plus fort l'arme en s'efforçant de marcher droit pour gagner du temps.

    La route avait été interminable, il avait même dû se cacher en entendant des sirènes s'approcher, un pressentiment l'avait poussé prendre un chemin différent, loin de la route principale. Ce fût ainsi qu'il se trouva dans un quartier résidentiel entouré de barrières vertes et identiques. La sensation l'emmena près d'une maisonnée au jardin parfaitement entretenu. Les murs se faisaient, en revanche, mangés par du lierre et de la lavande, les fenêtres étaient bordées de bacs de fleurs et un grand pommier trônait sur le côté droit de la bâtisse. Il était nu, cependant l'herbe ne présentait aucune feuille à ses racines.

    Du pied, Lucien ouvrit le petit portique en bois de chêne et pénétra sur le petit chemin de terre sèche, trop sèche. Les lumières étaient allumées en revanche un malaise s'infiltra dans le ventre déjà torturé de Lucien. Nessa Mirren a placé un sort de repoussement, elle ne voulait pas de visiteur et encore moins d'être de lumière, d'où le symbole tracé à la boue sur la porte d'entrée. Deux demie-lunes s'entrelacées et percées d'une flèche fine s'élançant vers le ciel. Protection. Est-ce que Aheen avait pu entrer, finalement ?

    Boitant, Lucien s'avança sur le porche sobre. Bien-sûr que Aheen était passé, le symbole était écorché par une longue griffure en son travers. Il trouva la branche morte qui l'avait aidé à égratigner le battant. Lucien prit avec précaution la pauvre nature provenant du jardin, l'écorce était fraîche et l'intérieur en bonne santé. Du sang parcourait le bout de la branche, en y passant doucement le doigt, il pouvait deviner à qui il appartenait. Il était chaud.

    Un bruit sourd de fracas raisonna Lucien et il releva aussitôt la tête. Le petit couinement le décida à entrer sans toquer. La porte s'ouvrit d'une facilité déconcertante et Lucien se baissa juste au moment où un objet fonça dans sa direction. Il tomba dans le jardin.

– Lucien !; hurla une voix, aussi soulagée que paniquée.

    Il se redressa vivement, des filaments obstruant sa vision, sa blessure le lançait. Ce fût après quelques longues secondes de clignements qu'il retrouva la vue.

– On avait un marché; grogna la voix de Aheen.

    L'entrée et le salon étaient sans dessus-dessous. Les murs portaient des marques de griffures, de la saleté provenant de l'extérieur peignait la modeste tapisserie jaune canari, des chaises étaient détruites ci et là, des livres éventrés sur le tapis maltraité, sans oublier la bibliothèque en ruine près du canapé déchiré en deux parties. Un vrai champ de bataille.

    En revanche, son regard ne s'attarda pas plus sur le décor. Il tomba rapidement sur Aheen, le corps inconscient de la tante de Neeve dans les bras, une main enfoncée sur sa gorge, près de la cheminée allumée sans bois. Le blondinet était blessé par terre. Vu sa position, il avait été balancé sur la table du salon et en était tombé. Il essayait d'arrêter le saignement qui provenait du dessous de son pectoral gauche, son nez saignait et ses oreilles n'étaient pas non plus bien propres.

– Neeve; souffla Lucien en s'approchant rapidement.

– Pas bougé !; tonna Aheen.

    Et il fût rapidement bloqué par un mur d'ombre traversant le salon. Il avait été si rapide que Lucien s'y effleura douloureusement. Il jura entre ses dents en se reculant vivement.

– Je t'ai demandé de ne pas nous interrompre.

– Mais qu'est-ce qui te prends ?; tonitrua Lucien. Tu as perdu la tête ?

    Agacé, Aheen abandonna l'édifice de son mur pour projeter Lucien contre le réel en béton, histoire de l'assommer. Manque de peau, ça n'a eu pour effet que de lui faire lâcher son arme et de l'engourdir un peu plus.

– Lucien !; s'inquiéta aussitôt Neeve.

– Je pensais avoir été clair; clama le noiraud; je ne voulais pas que tu gâches tout.

– Je n'ai pas donné ma parole; lui rappela Lucien en récupérant le poignard.

    Avant qu'il ne puisse répliquer quoique ce soit, l'ange lança l'arme en visant son poitrail, un maigre espoir d'atteindre quelque chose de grave. Aheen fut néanmoins vif et esquiva la fatalité en laissant l'attaque se loger dans son épaule.

    Atteint par l'Ombre, il hurla d'une souffrance pure et lâcha la tante. Ni une ni deux, Lucien s'élança vers Neeve, qui tendait un bras dans sa direction pour accueillir ses mains. Aussitôt, l'ange l'inspecta de haut en bas, à la recherche d'une autre blessure plus discrète.

– Où t'a-t-il blessé ?

    Neeve secoua la tête, commençant à sangloter, et pointa du doigt sa tante.

– Pas... pas moi. Tan... Tante Nessa.

– Neeve, je –

– S'il te plaît; articula-t-il.

    Comme Lucien aurait aimé écouter sa raison qui lui hurlait de l'emmener loin d'ici, de le mettre en sécurité et de le soigner. Et comme il détestait son coeur à ce moment-là de flancher sous la demande désespérée de Neeve.

– D'accord; accepta-t-il en essuyant ses pommettes; mais cache-toi.

    Il hocha la tête en reniflant. Lucien, à contre-cœur, se détourna pour s'occuper de sa famille. Inconsciente au sol, dans une position peu normale, elle respirait à peine. Et pour dire, Aheen appuyait le poignard contre son incisure jugulaire, la pointe plus que aiguisée entaillant déjà sa peau fine. Une petite pression de la part d'Aheen et c'était terminé. Le regard fou et déterminé qu'il lui portait flanquait la frousse à Lucien, et ces yeux-là, ils les avaient déjà vu. Vert d'un éclat immense, tirant sur le rouge sang, cela était déjà arrivé avant sa chute. Pour la raison de sa chute.

    Lucien lui assigna un coup d'aile dans le menton, le faisant voltiger contre la fenêtre et s'écraser sur les brisures de verre de la précédente bibliothèque. Neeve avait hurlé de peur, obligeant Lucien à se précipiter auprès de sa tante et de tenter de la prendre dans ses bras. Or, son touché le brûla et de la fumée noire s'enroulait autour de ses poignets. Il s'en débarrassa rapidement sur le tapis déchiré. C'était la même sensation que sur la psychologue, celle qu'il n'avait pas pu sauver.

    La culpabilité le paralysa. Aheen en profita pour se jeter sur lui et l'éloigner de Nessa, agrippant son visage de ses griffes noires. Ses yeux rouges pouvaient enflammer ce sur quoi ils se posaient, son nez laissait échapper du sang tout aussi obscur et sa bouche se teintait d'Ombre.

– Sale enfoiré; cracha le noiraud en le frappant de son poing.

    Lucien contra le second de son aile droite et repoussa le jeune homme. Il n'alla pas bien loin, juste au pied d'une partie du canapé caramel. Il se redressa sans mal et agita sa main pour bloquer les poignets de Lucien à la cheminée brûlante. C'était les fumées qui l'enchaînaient et l'empêchaient de porter secours à la sorcière. Elles s'enfonçaient dans sa peau un peu plus chaque fois qu'il s'en débattait.

    Aheen pouffa en premier lieu, puis parti en éclat de rire à réduire la maisonnée au silence le plus complet. Sa voix prenait toute la place.

– C'est tout ? Tu n'as rien de plus dans le ventre ?

    Lucien, poussée d'une envie de lui arracher les yeux, grogna en continuant de batailler contre ses entraves. Il avait un instant oublié la douleur de son abdomen. Était-ce si grave, au final ?

– La prochaine fois; continua Aheen en s'approchant rapidement de lui; abstiens-toi.

    Il lui tapota la joue et retira sa main aussi vite qu'il avait failli perdre ses doigts sous les dents de l'ange. Son expression faussement surprise irrita Lucien qui tentait de réduire le peu de distance qu'il y avait entre eux.

– Vraiment un chien enragé; se moqua-t-il.

– Je n'essaye pas d'être un démon, moi; cracha le noiraud entre ses dents.

    Le déchu s'était accroupi près de Nessa, toujours inconsciente, balayant avec douceur une mèche de son front.

– Ne dis pas n'importe quoi, je suis toujours un ange !

– Abats ton foutu sarcasme, Aheen.

    Il ne l'écouta pas et sourit, griffant lentement la longueur du visage de la sorcière, entaillant sa peau et y lécha le sang impur qu'il récoltait.

– Tu me dégoûtes; vomit Lucien en détournant les yeux.

– Quel hypocrite !; rebondit Aheen en se redressant. Tu as tué des centaines de sorcières, des milliards de démons et tu prétends être écœuré par le sang ? Laisse-moi rire.

– Je ne tue pas des innocents pour en boire leur sang.

    Aheen attrapa sa gorge pour le coincer contre la cheminée, réchauffant ses mollets au passage.

– Personne n'est innocent.

– Que t'a-t-elle fait, elle ?; voulut savoir Lucien.

    Il le considéra longuement, parcourant son visage de ses yeux rubis, allant même jusqu'à esquisser un sourire convaincu.

– Ce n'est pas à moi qu'elle s'en est prise directement; admit-il.

– Laisse Neeve en dehors de ça; l'avertit l'ange.

    Aheen se retient de rire.

– Tu ne sais même pas qui il est vraiment.

    Lucien ne lui accorderait pas l'étonnement qui sévit en lui. Il bataillait avec ses yeux, ne cillant pas une seconde.

– Tu ne te connais pas toi-même; railla-t-il.

– Parce que toi, oui ?

    L'immortel poussa Neeve à apparaître dans son champ de vision, son corps frêle coincé dans les mèches sombres et solides qui le gardait à quelques centimètres du sol. Perdu dans ses larmes et la peur, Neeve ne se débattait pas et couinait plutôt des supplications envers le noiraud.

– Relâche-le; tonna Lucien.

– Tut tut; le bloqua-t-il; patience.

    Lucien le fusilla du regard, espérant l'intimider.

– Tu es vraiment atteint.

– Paraît-il; s'en amusa-t-il; mais revenons à nos moutons.

    Métaphore qui échappa à Lucien. Nessa ne tardait pas non plus à compléter le triste tableau, il l'avait traîné méchamment au sol d'un claquement de doigt.

– Donc, pour répondre à ta question; dit-il d'une insolence agaçante; j'en sais beaucoup sur vous trois. Honneur aux dames ! Débutons par la tendre et chère Nessa Mirren, tant respectée par son mortel de neveu.

    Lucien lui aurait bien coupé le sifflet avant qu'il ne franchisse une limite du mensonge potable mais il resserra son étreinte sur sa trachée. Ses doigts commençaient à lui brûler la peau, c'était à peine supportable. Or il ne lui donnerai pas la satisfaction de se plaindre.

– Savais-tu qu'elle est plus vieille que nous ?

    Lucien le toisa.

– Tu la tues parce qu'elle est plus âgée que toi ?; s'indigna Lucien.

    Il aurait presque pu le voir hausser les épaules, comme si cette raison était aussi valable que risible.

– On aurait dû t'enfermer.

    Aheen eut un rire agaçant avant de se reculer, les sourcils haussés et les bras grands ouverts, il observait le plafond avec dédain.

– Et pourtant, personne ne l'a fait. Aucun courageux n'a pris le risque. Surtout pas toi; pointa Aheen théâtralement.

– Et te laisser au chaud ? Protégé et nourri ? Il y a des règles, Aheen.

– Que toi-même tu n'as pas respecté !; aboya-t-il.

    Le corps entier de Lucien s'était tendu. Il y avait eu des fréquences dans sa voix qui ne lui avaient pas plu.

– Mais tu te souviens; remarqua-t-il d'un sourire satisfait; c'est une bonne chose.

    Hésitant, Lucien baissa un instant sa garde pour fouiller dans sa mémoire en quoi cela était positif dans son cas. Chose à laquelle Aheen profita, faisant grimper ses entraves le long de ses bras, de ses cuisses, de sa peau. Elles le coupaient, brûlaient les plaies ouvertes, calcinaient sa peau pour le plaisir de le voir lutter contre sa propre voix. Le déchu s'en délecta, l'ombre imprégnant sa peau un peu plus profondément.

– Sait-il; commença le jeune homme en s'approchant de Neeve, caressant le bas de sa nuque en lui tournant lentement autour; que tu n'es pas celui que tes précieux humains connaissent ?

    Lucien avait beau lutter, son corps faiblissait à vue d'œil et se recroquevillait sur lui-même comme pour étouffer les flammes qui le torturaient. Il grimaçait chaque seconde un peu plus.

– Sait-il; demanda Aheen d'une voix suave; que tu as arraché des ailes, torturé, délaissé au silence des centaines de rebels ? Que tu m'as gardé des jours, ou sûrement des mois, entiers à me supplicier, à me brûler plumes par plumes jusqu'à me faire pleurer ?

    L'ange arrivait difficilement à soutenir le regard de Neeve sur lui, il changeait à mesure que les paroles du déchu atteignait ses oreilles. Les mèches avaient gagné son visage, lacérant la peau fine de sa gorge, de ses tempes et de son nez. Lucien n'arrivait bientôt plus à garder les yeux ouverts. Une plainte étouffée s'était même échappée de ses lèvres quand ses mains furent prises d'assaut.

– Sait-il quel genre d'ange tu es ? Ou quel monstre ? Tu n'as jamais mieux valu qu'un démon.

    L'appréhension altérait le souffle du blondinet, sa voix tremblait.

– Debout; ordonna Aheen en obligeant Lucien à se redresser; et ouvre-moi ces yeux.

    Il n'eut pas besoin d'utiliser la force puisque Neeve couina de douleur quand le noiraud attrapa son menton pour le forcer à regarder droit devant. Entrave ou non, Lucien lutta pour se dégager.

– Et le beau, innocent, naïf Neeve; murmura-t-il contre sa joue; que le destin n'épargne pas, que va-t-il lui arriver ?

    Malsain, Aheen lécha lentement sa joue avec un rire caverneux. C'en fût trop pour Lucien, quitte à perdre un membre, il refusait de voir Neeve subir les mêmes souffrances juste pour faire flancher l'ange. D'une ultime volonté, il abattit les entraves en forçant ses jambes et ses poings à avancer. Il manqua de tomber à cause de ses muscles endoloris, cependant la peur ancrée sur le visage de blondinet laissa une dose d'adrénaline le pousser à foncer sur Aheen et le détacher de lui. Ils brisèrent le mur déjà endommagé de l'entrée avant de s'effondrer sur une baignoire. Le froid du carrelage lui était presque insupportable et il eût du mal à se relever sans tituber.

– Tu es vraiment le pire des anges !; brailla Aheen.

    Croche-patte à l'appui, Lucien rejoignit vite le tapis rose pâle. Aheen n'hésita pas à écraser ses doigts lacérés de sa bottine, donnant l'impression au noiraud qu'il perdrait ses doigts sous sa semelle. Le déchu le tourna sur le dos d'un violent coup dans la mâchoire avant de l'attraper par la gorge et de le soulever comme s'il n'était qu'une vulgaire poupée de chiffon. Quelque peu nauséeux et assommé, Lucien ne réussit pas à se défendre et s'empressa de tirer sur les doigts puissants du neveu. Rien n'y fit, Lucien était trop faible.

– Je ne sais pas si je dois rire ou avoir pitié de toi; jugea-t-il; tu es tellement pathétique.

    Lucien aurait bien répliqué quelque chose mais le souffle lui manquait cruellement. Ses plantes de pieds frôlaient à peine le carrelage clair. Il suffoquait lorsque Aheen décida de bouger.

– Ne laissons pas les hôtes seuls, cela serait impoli.

    Il ne pesait pas plus qu'un poid plume dans sa main, il s'en sentit fort humilié. Lucien cru sentir sa tête gonfler, ses yeux sortir de leur orbites et les incessants fourmillements sur les extrémités de son corps remonter désagréablement.

– Lucien; sanglota Neeve.

    Mais sa voix était si lointaine.

– Tu vas le tuer; geint-il.

– Tu n'imagines pas à quel point j'en rêve !

    Ses ongles s'enfonçaient dans sa trachée, resserrant légèrement sa prise.

– Mais, jour de chance, je suis clément.

    Il laissa tomber Lucien comme une chaussette sale, il s'étala de son long sur le parquet avant que le déchu n'appuie sur sa trachée de son soulier. Pas bien fort mais assez pour le bloquer.

– Je suis dans une journée miséricordieuse; clama-t-il.

– Je ne t'ai rien fais...

– Mais les deux autres si, alors voilà le compromis : tu choisis entre Lucien, ton tendre ange; faisait un peu plus pression sur sa gorge; ou ta tante, la sorcière que tu n'as jamais écouté.

    Un coup d'œil dans la direction de la femme, elle n'avait toujours pas ouvert les yeux.

– Quoi ?; cassa sa voix.

– Oh, ne sois pas si étonné ! Il me faut une septième personne à tuer.

– Comment as-tu pu si mal tourner ?; murmura Neeve.

– Je t'expliquerai, quand tu seras plus grand.

    Lucien se doutait qu'il lui souriait de manière on ne peut plus arrogante. Or l'ange ne pût détourner son regard du blondinet, brisé de se trouver dans une telle situation, dans un domaine et un monde qui le dépassait. Lucien détestait l'idée de l'y voir s'y confronter et maintenant, il était impuissant. Aheen avait pris soin de le neutraliser au préalable, il n'aurait sans doute pas réussi à arriver jusqu'ici sinon.

    Les larmes creusaient ses cernes et maltraitaient ses joues, pommettes et lèvres. Les égratignures sur son visage n'étaient plus aussi importantes et le sang avait arrêté d'y couler. Même ses marques de vie semblaient disparaître. Son teint était d'un blême qui brisa le cœur de Lucien, il luttait difficilement pour garder les yeux ouverts, Aheen appuyait de seconde en seconde plus fort et l'obscurité appelait obstinément Lucien.

    Mais, il comprit de suite le regard que le garçon posa sur lui. Il hésitait.

– Lucien; larmoya Neeve.

– Excellent choix !

    À peine le temps de contester que Lucien sentit une nouvelle fois sa botte rencontrer son faciès. Son corps s'échoua contre le feu de cheminée et une odeur de brûlé ne tarda pas à envahir la pièce.

– Lucien !

    Il ouvrit une paupière pour voir le pire se produire. Aheen s'était jeté sur le poignard Angélique à côté du canapé et l'enfonça dans la poitrine de Nessa, qui ne réagit même pas à son assassinat, définitivement inconsciente.

– Noooooon !; hurla Neeve.

    Ce qui eut pour effet d'envoyer tout valser dans le périmètre, y comprit ses liens et Aheen contre la table à manger. Elle se brisa en deux. Lucien s'était fait assommer contre la pierre et perdit connaissance.



         Lucien ouvrit les paupières d'une lourdeur méconnue, des maux de tête rebondissaient dans sa boîte crânienne et son corps refusait de lui obéir. En revanche, au moins une chose positive : il respirait. Sa vue s'adapta sans grand mal à la luminosité orangée qui planait sur le champ de bataille qu'était la pièce devant lui. Du sang peignait les murs, certains édifices étaient fissurés voire brisés, et rien ne ressemblait à ce qu'il connaissait.

    On parlait dans un écho lointain, surélevait sa tête et protégeait son visage avec précipitation. Il y avait deux voix et l'une d'elle était Neeve. Il était paniqué et totalement apeuré. En revanche, impossible de distinguer clairement l'autre personne.

– Allez-vous en de chez moi !; beugla-t-il, les mains tremblantes. C'est une propriété privée.

– Qui est dans tes mains ?; demanda la voix, curieuse.

    Familière, chaleureuse, elle procurait un sentiment étrange à Lucien.

– Dégagez, je vous dis !

– Neeve; chuchota Lucien.

    Trop faiblement, il ne l'avait pas entendu.

– Si vous êtes de la police, attrapez le garçon qui vient de s'en aller.

– Mais je ne suis pas de la police; expliqua l'autre voix.

– Neeve...

– Je viens chercher mon frère.

    Alors il ouvrit lentement les paupières, parce que si sa mémoire lui faisait défaut, son intuition lui souffla un nom :

– Maeve.

    Neeve baissa des yeux ronds sur lui, la respiration courte voire coupée.

– Par les anges, tu n'es pas mort !

– Mais toi, si.

    Lucien cligna à peine des paupières qu'un bruit sanglant résonna dans ses oreilles, qu'un liquide chaud et poisseux tomba sur son visage et que les doigts de Neeve s'étaient crispés. La poitrine du jeune homme abritait maintenant un grand couteau et Lucien n'avait même pas pu le protéger. L'ange était trop faible pour garder ses yeux ouverts, et les larmes n'eurent pas le temps de monter que le souffle de Neeve s'épuisa.

– Non...; murmura-t-il, la peine au cœur, apportant de ses dernières forces sa main à son visage.

    Il frôla à peine sa joue qu'on le retira de ses bras et sa conscience resta avec lui.

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