17 : #04ABC2

Lucien tendit une couverture à Neeve, assis sur un fauteuil de fortune. Il l'accepta, grelottant :

– Merci.

Lucien avait enfoncé la porte bloquée d'un verrou dont la rouille rendait impossible le passage de sa clé. Un bleu à l'épaule plus tard, ils avaient tenté d'allumer la modeste cabane qui tombait en ruine. Au vue de l'ancienneté de l'habitat, les fusibles avaient dû rendre l'âme quelques années auparavant. Le bois avaient conservé l'humidité et l'odeur de renfermé avait fait froncer le nez de Neeve. Il avait bougonné du manque de salubrité dans cet endroit.

Et tandis que le blondinet remontait la couverture jusqu'à ses épaules, sa pauvre veste abandonnée sur une chaise en paille trouée, Lucien faisait le tour des lieux. Des toilettes condamnés, une chambre plongée dans le noir aux draps plus que poussièreux, des toiles d'araignées en guise d'acceuil à chaque porte ouverte — manifestement le propriétaire avait oublié l'existence de cet endroit.

Cependant, par miracle sûrement, la douche et une partie de la petite cuisine étaient couvertes de draps et présentaient de bonnes conditions d'utilisation. Miracle, l'eau fonctionnait encore ! Et dans les placards, des boîtes de conserve. Plus de salées que de sucrées, Lucien en fouilla à peine le contenu.

Puis il revint dans le salon, près de l'entrée dont le tapis présentaient des tâches suspectes. Neeve avait posé ses chaussures juste devant les pieds de la chaise, il était complètement recroquevillé sur lui-même. L'ange s'approcha du garçon avant de s'accroupir devant lui, voyant sa lèvre trembler sous ses dents.

– Tu te réchauffes ?

À peine un regard dans sa direction qu'il secoua la tête.

– Va savoir si c'est le froid de canard ou la peur qui m'en empêche; tenta-t-il avec légèreté.

– Je suis désolé.

Neeve le considéra un instant avant de mordre sa joue, hésitant.

– De quoi ? De m'avoir sauvé de monstres affreux ou de m'avoir délibérément jeté dans le vide comme si j'étais un oisillon qui devait apprendre à voler, mais qui est né sans ailes ?

Manquant d'imagination pour suivre sa caricature, Lucien fît une grimace.

– Non. Que tu aies eu à vivre ça.

Neeve haussa les sourcils un instant avant de hausser les épaules, peu étonné par son manque de second degré.

– Je ne pensais pas que ça arriverait... si vite; admit Lucien en baissant les yeux sur ses doigts nerveux.

– Mais tu savais que ça arriverait; lui fit remarquer Neeve.

– Je t'avais prévenu.

– Oui, certes; se résigna le blond. En attendant, j'aurais aimé qu'on me laisse un délai d'adaptation.

Lucien secoua la tête, sachant pertinemment que cela était impossible dans son monde. La vérité connue, le danger n'est jamais loin.

– J'ai été trimballé comme une baguette de pain !; se révolta Neeve. Quelle indignité.

Le noiraud opina du chef, mordillant le bout de son pouce pour couper une peau morte imaginaire. À y réfléchir, cela aurait pu être infiniment pire et Neeve avait de la chance de s'en sortir sans blessure.

L'humain appuya légèrement sur son poignet après s'être penché, dépliant ses jambes au passage, puis remonta le menton de l'ange de l'index. Il ne croisa pas immédiatement son regard, Lucien le fuyait.

– Tu es tracassé.

Était-ce son expression perdue ou bien son doigt rougie qui lui faisait dire ça ? Lucien aurait aimé lui demander. Or, à la place, il répondit :

– Oui.

Ne serait-ce pas toute réaction normale à une telle situation ? Il ne voyait pas comment cela ne pouvait pas affecter tout le monde. Si l'adrénaline n'avait pas carburé sa motivation, aurait-il été assez rapide et réfléchi pour le rattraper ? Et les démons assommés, reviendraient-ils ? Celui qu'il avait entaillé, était-ce vraiment l'expérience qui avait parlé dans son geste ?

Tant de possibilités qui se bousculaient dans sa tête.

– Regarde-moi; lui intima la douce voix du garçon.

Instantanément, il ouvrit les paupières sur ses fines lèvres pâles. Trop pâle. Lucien remonta donc vers ses yeux, inquiet. Ceux-ci n'avaient pas perdu de leurs éclats.

– Ce n'est pas humain de trop réfléchir ?

S'il lisait dans ses pensées, Lucien devrait réduire le flot qui l'envahissait à chaque instant de sa vie sur Terre.

– Qu'est-ce qui se dit exactement, là-dedans ?; demanda-t-il avec un fin sourire détendu et son doigt tapotant son front.

Tout et rien à la fois. Des hypothèses de réponses et le néant en même temps. Néanmoins, il était certain d'une chose :

– J'ai eu peur de te perdre.

Son petit rire avait lentement disparu au profit de la réalisation : il avait douté de sa capacité à le protéger. Ça se lisait sur les traits minuscules de son visage. Si aucune larme ne coulait sur celui de Lucien, c'était uniquement grâce au contact merveilleux de son pouce caressant le dos de sa main et ses yeux sondant les siens.

Or Lucien refusait de lui montrer cette partie fragilisée de son fort intérieur. Il reflétait le mortel que le noiraud connaissait à peine, et non l'ange qu'il était censé être.

Alors il détourna le menton en humectant ses lèvres sèches puis se leva.

– La douche fonctionne, des vêtements neufs sont dans la chambre à côté. Tu devrais aller te réchauffer.

– Lucien...

Il se tournait déjà vers la cuisine, abandonnant sa main à contre-cœur. Neeve poussa un soupir résigné avant de le suivre, Lucien entendait ses petits pas. Il prit néanmoins à droite pour entrer dans la chambre et le noiraud s'autorisa à ralentir, prenant le temps de le regarder disparaître à la lenteur d'un escargot.

Alors il hésita, il ne savait trop pourquoi mais il se tâta à rester près de lui.

Ce ne fut que lorsque la porte de l'armoire grinçante se ferma qu'il reprit sa route.

– Lucien; l'interrompit-il.

Neeve se tenait dans l'antre de la chambre, un pull noir dans les bras et un pantalon ample tout aussi sombre, dont l'étiquette pendait encore de la ceinture. Le blond avait bataillé avec ses cheveux, sûrement pour dégager de la poussière.

– Tu es sûr qu'il y a de l'eau chaude ? On est toujours dans le noir, qui te dit que le ballon d'eau chaude est encore fonctionnel ?

Lucien n'en savait rien à vrai dire, il n'avait pas activé la douche avant de finir son inspection.

– Je n'ai pas essayé; admit-il.

Les fusibles avaient sans doute sauté, cependant il avait repéré un chandelier aux bougies presque intactes, sur la petite table près d'une deuxième fenêtre. Il chercha une petite boîte d'allumettes sur les surfaces visibles.

– Lucien; l'appela de nouveau le garçon; tu devrais te changer aussi, tu es trempé.

– Ça va; esquiva-t-il.

Il se dirigea vers les tiroirs clairs, fouillant dans les couverts et bricoles qui s'y trouvaient.

– Non, tu n'as pas l'air d'aller bien.

Or il l'ignora. Il s'évertuait à dénicher un outil pour provoquer une source d'étincelles, dans les ténèbres qui engloutissaient chaque seconde un peu plus l'endroit. L'obscurité lui coupait la respiration et emplissait ses poumons de panique.

– Lucien; tenta de nouveau le blond tandis qu'il ouvrait vivement un quatrième tiroir.

Il avait besoin d'allumettes, il avait besoin de luminosité, il avait besoin de voir, il avait besoin de familiarité. Il violenta des cuillères à café qui trainaient au fond du compartiment, bousculait sans ménagement des ciseaux rouillés et s'acharnait sur la poignée gelée pour le refermer.

– Lucien.

Cette fois-ci, Neeve avait posé sa main sur son épaule trempée, ses doigts lui faisaient l'effet d'un feu et il réagit au quart de tour. Il dégagea son bras vivement puis plaqua le garçon contre le frigo juste derrière lui, son avant-bras contre sa gorge et son poignet gauche maltraité entre ses phalanges.

Choqué, le blondinet avait ouvert grand les yeux, la bouche entrouverte, s'apprêtant à se défendre, pourtant sa voix manquait.

À quelques pauvres centimètres de son visage, Lucien le fusillait du regard comme s'il était son ennemi. Neeve avait beau essayer de tirer sur son poignet pour le libérer, le noiraud n'en démordit pas.

Il voyait parfaitement la peur dans son regard, ces brides de doute qui parcouraient son front et son menton légèrement tremblant. Lucien lui faisait affres d'angoisse.

Réalisant ceci, il reprit ses esprits et s'écarta, la boule au ventre.

– Je... Je suis désolé.

Neeve expira un bon coup sans le quitter des yeux.

– Ce n'est rien; le rassura-t-il.

Le noiraud trébucha sur les vêtements échappés par terre et se fit rattraper par le jeune homme inquiet. Une bulle rassurante sembla se créer autour d'eux, passant par les douces mains de Neeve et s'infiltrant sous sa peau comme un agréable poison.

– Que se passe-t-il, Lucien ? Parle-moi.

Son souffle était coupé différemment et il secoua la tête, incapable de former une courte phrase. Alors Neeve l'attira à lui et le prit dans ses bras sans en demander de plus. Au départ, Lucien n'y répondit pas, sa voix restait au fond de sa gorge. La pièce qui les entourait n'était plus si sombre qu'il ne le pensait, il lui semblait même que le soleil se levait à l'horizon des sapins.

– Lucien; tremblait légèrement la voix de Neeve; tu saignes.

Il fronça les sourcils et s'écarta de lui. La main droite du garçon était couverte de pourpre frais et Lucien passa aussitôt la sienne dans son dos, pour y constater le même fluide présent sur la pulpe de ses doigts.

– Ils t'ont blessé; continuait Neeve. Pourquoi n'as-tu rien dit ?

– Je ne l'ai pas senti; souffla-t-il.

Ce ne fut que lorsque l'humain s'éloigna, pour attraper une serviette coincée sous le pull au sol, que Lucien perdit la lumière qui illuminait son regard. Il suivît le blondinet des yeux, sans cligner des paupières et le laissa l'embarquer jusqu'à la chaise sur laquelle il était installé quelques minutes auparavant. Cependant, avant qu'il ne l'assoit, Neeve entreprit de soulever son tee-shirt et Lucien l'en arrêta rapidement.

De suite, le mortel releva les yeux vers les siens.

– Qu'est-ce que tu fais ?; chuchota Lucien, soudain timide.

– J'essaie de regarder ta blessure.

Il l'empêcha de nouveau de lui enlever la dernière couche présente sur son tronc froid.

– Lucien.

– Ça va déjà mieux; prétexta-t-il.

– Ça pourrait être grave.

Neeve haussa les sourcils en attente de protestation mais Lucien ne trouva rien à redire. Il faisait de nouveau trop sombre pour qu'il trouve un miroir et inspecte l'étendu des dégâts.

Il pinça ses lèvres et retira lui-même son haut pour le poser sur le dos de la chaise. D'abord, Neeve étudia ses côtes, frôlant sa peau de ses doigts brûlants, il bloquait les yeux de Lucien sur lui. Puis il le fit tourner sur lui-même pour y trouver la cause de sa recherche sur son flanc droit. Il émit un sifflement qui ne signifiait rien de rassurant avant de s'affairer à éponger le sang qui avait coulé le long de la plaie et de sa hanche.

– Il ne t'a pas loupé.

Lucien serrait les dents à chaque fois que le tissu rugueux passait trop près de l'entaille.

– C'est normal qu'il y ait du... noir qui en sorte ?

– Non; souffla Lucien en réprimant une plainte.

– Ça fait mal ?; demanda-t-il en relevant les yeux.

L'ange secoua la tête, le visage crispé.

– C'est supportable.

Neeve hésita, il laissa son bras en suspens.

– Je ne crois pas que...

Mais on toqua à la porte. Le cœur de Lucien s'arrêta de battre instantanément, ses yeux fixaient la porte fermée et il passa en revue tous les potentiels scénarios dans lesquels ils finissaient tous les deux en vie et sans blessure. Et ils étaient peu nombreux.

– Tu as entendu ?; chuchota le jeune homme, apeuré.

– Va te cacher.

– Lucien, tu ne vas pas affronter...; protesta l'humain aussitôt.

– S'il te plaît.

Il se mordilla la joue, prêt à lui désobéir puis se résigna et partit silencieusement se cacher dans la chambre, Lucien se doutait dans le placard.

Le noiraud avança prudemment jusqu'au battant fermé alors qu'un nouveau grattement résonna dans la modeste maisonnée. Il avait attrapé le chandelier non loin pour s'en faire une arme. Il en avait dégagé toutes les bougies sur sa propre veste, lâchement posée par terre.

À quelques pas de la porte, la poignée s'abaissa et laissa apparaître une forme dans la pénombre. Petite, voluptueuse et désarmée. Dans le doute, et parce que certains démons s'amusaient à prendre la forme d'humain, il tenta d'assommer l'intrus d'un grand coup par devant. Mais, avant d'avoir pu atteindre sa cible, elle leva la main et fit valdinguer l'ange à l'autre bout de la pièce. Il se fracassa contre un fragile canapé qui fit un bruit monstre sous son poids.

Lucien s'extirpa difficilement des décombres pour se redresser et affronter la menace. Elle ne l'avait pas touché, ce qui signifiait que ce n'était pas un démon ordinaire.

Alors il déploya ses ailes et ordonna d'un ton ferme :

– Arrête-toi là.

Elle s'exécuta, levant tout de même de nouveau la main. Le noiraud fléchit les jambes, prêt à bondir avant de voir une fine mèche pointée au bout de son index et d'enflammer un cierge qui flottait près d'elle.

Le visage lui était familier, ces cheveux roux en étant en premier lieu responsable. Lucien fronça les sourcils.

– Où est mon neveu ?; demanda froidement la dame.

L'ange regarda autour de lui sans comprendre.

– Qui ?

– Tu caches sa présence de ton aura; s'expliqua-t-elle en s'avançant avec élégance; mais je sais qu'il est là.

Il la détailla de haut en bas, remarquant la similitude entre le nez de Neeve et le sien, ces yeux pétillants mais d'une couleur différente. Il voulut quand même savoir :

– Déclinez votre identité.

Elle pencha la tête sur le côté en haussant un sourcil.

– Tu n'es même pas armé; lui fit-elle remarquer.

Il haussa les épaules, un poil intimidé par l'énergie qu'elle dégageait.

– Je suis entraîné; assurait-il en faisant frétiller ses ailes.

– Mais trop faible dans ton état, mais nous verrons cela plus tard. Où est Neeve ?; s'impatienta-t-elle.

Alors il la remettait. L'hôpital, l'accident du garçon, le pressentiment étrange qu'il avait ressenti en serrant sa main.

– Vous êtes sa tante.

Elle leva les mains, peu impressionnée du lent cheminement du garçon.

– En chair et en os. Viens-en aux faits, je cherche mon neveu.

– Pourquoi ?; méfiant.

– Ne m'oblige pas à t'arracher les vers du nez.

À vrai dire, il ne se sentait pas de se battre à nouveau dans les secondes qui suivraient et éviterait bien la casse. Toujours en position de défense, il pointa du nez la pièce sombre dont la porte entrouverte ne trompait personne d'attentif. Sans perdre une minute de plus, elle s'y dirigea, suivit par son cierge volant. Ses pas faisaient à peine le bruit d'un froissement et son jupon cachait les mouvements de ses pieds.

Il la suivait du regard avant de sursauter. Elle venait de claquer la porte depuis l'autre bout du salon, flanquant la frousse à Lucien.

D'un simple coup d'œil au plafond, elle sût où se trouvait le jeune homme.

– Neeve; l'appelait-elle doucement; sort de ta cachette.

Une main sur le flanc blessé parce que sa plaie le lançait, il marchait silencieusement vers la cuisine sans quitter la chambre des yeux.

– Nessa ?; retentit sa petite voix.

Ce qui détendit légèrement Lucien, ce n'était pas une inconnue. Neeve avait assez confiance en sa voix pour sortir de l'armoire, la porte avait grincé.

– Comment tu nous as trouvé ?

Depuis le seuil, plus en recul que l'antre même, Lucien la vit sourire gentiment avant d'approcher ses mains de ses bras.

– Ton bonnet m'est tombé du ciel.

Elle fouilla dans sa petite besace, que Lucien n'avait même pas remarqué, pour en sortir son couvre-chef à peine sec. Le regard qu'il lui portait intrigua l'ange qui ne comprenait pas le soulagement qu'il affichait. Il croisa les bras, spectateur silencieux. Neeve le récupéra avec beaucoup de précautions.

– Mais...; en lançant un regard à Lucien; que fais-tu ici ?

– Vois-tu, je m'inquiétais.

Elle emmena le garçon dans le salon, ignorant presque le noiraud sur son chemin.

– As-tu perdu ton téléphone en route ? Tu ne répondais pas aux appels.

– Oh; en fouillant dans ses poches; il a dû tomber.

– Puis ton bonnet m'est arrivé et j'ai compris que je devais te venir en aide.

Ses mains croisées entre elles près de sa poitrine fît grimacer Lucien. Elle ressemblait à une tante stricte et arrogante.

– Nessa, j'aurais fini par rentrer, tu sais ?; se sentit obligé de dire Neeve.

– Et comment ? Tu es au milieu de nulle part, à des heures de marche d'une route décente, et encore, peu empruntée. Comment serais-tu revenu ?

Neeve fronça les sourcils en tournant son regard sur Lucien, le noiraud ne pipait pas mot, il avait l'impression d'être invisible.

– Hum... Lucien m'aurait aidé; se justifia-t-il en attrapant les doigts du concerné.

La femme posa alors son regard sur lui, le reluquant un long moment, non sans que Lucien n'intercepte le toisement sur leurs doigts liés avant qu'elle ne roule des yeux.

– Nous t'avons toujours dit que tu ne pouvais jamais compter sur les anges.

Ce qui titilla Lucien qui fronça les sourcils.

– En quel honneur ?

– Attends, tu savais que Lucien en était un ?; s'ahurissa Neeve.

– Mis à part ses ailes, dont tout le monde parle; dédaigneuse; nous nous sommes rencontrés à l'hôpital.

Donc le pressentiment s'était fait des deux côtés, plutôt rassurant contenu du surplus d'informations que Lucien avait reçu ce jour-là.

– Je t'ai même demandé de mettre de la distance avec lui; cracha-t-elle presque.

– Tante Nessa, ce n'est pas une légende vieille de millénaires qui dictera mes fréquentations.

Elle redressa le menton, prête à le contredire lorsqu'il aurait fini.

– Les sorcières, ça n'existe pas; dit Neeve, sûr de lui.

– Les anges sont bien réels, et tu n'en doutes pas.

– Bien-sûr que non, comment expliquerais-tu les ailes de Lucien sinon ?

– Neeve; l'interrompit ledit ange.

Il tourna vivement sa tête vers ses yeux.

– Ta tante est une sorcière.

– Tu ne vas pas t'y mettre, toi aussi ?; s'étonna-t-il.

Lucien entrelaça ses doigts aux siens avant de soulever leur contact à la vision de tous. De petites mèches bleutées caressaient leurs poignets, scellaient leurs doigts sans jamais les brûler.

– Et toi aussi; murmura-t-il sans le lâcher du regard.

Soudain effrayé, Neeve le lâcha et se recula presque d'un bond. Ses yeux paniqués rebondissaient entre lui et sa tante, un rire d'angoisse pointant sur le bout de ses lèvres.

– Vous me faites un canular.

Or aucun d'eux ne le contredit. Lucien tenta de s'approcher mais le garçon lui intima de rester là où il était, ce qu'il ne lui dirait pas deux fois.

– J'aurais aimé que tu restes en dehors de ce monde; murmura le noiraud à son attention; tu te souviens ?

– Évidemment ! C'était il y a deux heures, à peine.

Il espérait qu'il comprenne par lui-même mais Neeve ne put s'empêcher de demander :

– Depuis quand tu le sais ?

– Quand tu m'as prit dans tes bras; souffla-t-il.

Il fronça les sourcils dans une grimace désappointée.

– Pourquoi pour ça aussi, tu n'as rien dit ?

– Parce que les anges mentent comme ils respirent; intervint madame Mirren.

Lucien lui lança un regard désapprobateur, sans un semblant de sourire crispé. Ils se connaissaient à peine, comment pouvait-elle mettre des déchus et son cas dans le même panier ?

– Parce que je n'étais pas certain; répondit-il avec toute l'honnêteté qu'il pouvait.

– Parce que tu veux que je sois absolument humain ?; ricana-t-il jaune.

– Non, parce que ce n'était jamais arrivé auparavant.

L'échange intense qui se produisit entre eux chargea la pièce d'électricité. Lucien n'en démordrait pas et Neeve hésita, longuement.

– Vous avez fini vos amourettes ?; s'impatienta la femme après un long moment de silence. Je ramène Neeve à la maison.

– Il ne peut pas; s'interposa le noiraud.

Elle haussa les sourcils et s'arrêta juste devant ses pieds. Il pouvait sentir à quel point elle ne l'appréciait pas. Ses yeux bleus luisaient presque dans la pénombre de son cierge qui s'était réfugié près de Neeve.

– Un kidnapping n'est jamais bon, lorsqu'il en vient des sorciers; le prévint-elle en plissant les yeux. Alors écarte-toi.

– Je suis navré madame, mais je ne peux pas.

Elle commença à lever sa main droite, paume face à lui, et plier les doigts.

– Neeve a été attaqué par des démons; se précipita Lucien avant d'être encore malmené. Voraces, Traqueurs et Rapaces. Tous en avaient après lui.

– Le mensonge coule plus dans tes veines que je ne le pensais.

Elle ferma le poing et Lucien se plia de douleur, non sans un cri qui se répercuta dans chaque mur de la maisonnée. Il tenait son ventre de peur qu'il n'explose, sa tête menaçait de tripler de volume avant de recouvrir la cuisine de morceaux de cervelle et presque tous ses muscles lui désobéissaient sauvagement. Neeve se précipita à genoux près de lui en suppliant :

– Tante Nessa, arrête ! Il dit la vérité !

– Le lavage de cerveau fait des ravages; tonna-t-elle seulement.

Entre deux spasmes de douleur, Lucien put voir qu'elle attrapa son bras pour l'obliger à se lever. Neeve avait bien essayé de mettre de la résistance, cependant elle n'allait pas lui donner la satisfaction de penser qu'elle écouterait l'ange.

– Nessa, lâche-moi.

Il avait beau tirer sur ses doigts, repousser son poignet, enfoncer ses talons dans le sol, rien n'y faisait. Il se faisait traîner vers la sortie. Lucien aussi avait lutté, il s'était mit à ramper, mordant sa lèvre inférieure pour taire ses plaintes mais c'était déjà trop tard.

Elle ouvrit la porte et Neeve n'eût le temps que d'appeler une dernière fois son prénom à l'aide avant qu'il ne disparaisse sur le seuil dans un écran de fumée.

Impuissant, Lucien laissa sortir un grognement du fond de sa poitrine avant d'abandonner sa progression. La douleur s'atténua, elle ne l'avait instauré que pour emmener Neeve. Elle se doutait que Lucien l'en aurait empêché d'une façon ou d'une autre.

Il se tourna sur le dos, grimaçant quand la blessure encore vive de son flanc le lança.

Une sorcière, il aurait dû s'en douter. Il ne comprenait cependant pas encore comment cela était possible qu'il ne l'ait pas senti chez Neeve avant.

Lucien ferma les yeux, tentant de se convaincre que le garçon était tout de même en sécurité avec sa famille. Il pouvait sentir qu'il l'appelait, quelque part en ville. Or il était trop éloigné pour que Lucien sache exactement où. Puis, il fût bien vite interrompu par des grognements familiers près de la maisonnée.

Ils n'auront apparemment pas attendu que la pluie cesse avant de venir.

L'ange était rentré chez Glannon avec un manque d'énergie considérable. Le Traqueur, qu'il n'avait pas renvoyé chez lui, avait décidé de lui faire payer la perte de la trace de Neeve. Et il l'avait bien amoché.

La pluie se mélangeait à son sang, nettoyant à peine la pollution humaine sur ses plaies et glaçait ses bleus ci et là. Il boitait aussi, monter les marches du porche avait été une épreuve sympathique. La peinture granuleuse du mur extérieur lui avait éraflé le peu de peau encore intacte.

Lucien avait à peine réussi à toquer à la porte pour annoncer sa présence que ses clés tombèrent de ses doigts gelés et il s'effondra au sol. L'impact résonnait dans chacun de ses os, ses muscles maintenant endoloris tremblaient contre la pierre humide. Il grelottait, ses mains ne réussissant même pas à lui venir en aide. Puis sa respiration devenait plus saccadée, plus courte, plus douloureuse.

L'ange n'avait plus la force d'ouvrir ses ailes et de s'emmitoufler dedans.

Quelques instants plus tard, aussi longs que la nuit des temps, on ouvrit la porte. Les pas ne s'étaient pas pressés en revanche la voix s'affola aussitôt le vit-on au sol.

– Lucien, mon garçon !

C'était le docteur. Il avait soulevé sa tête de terre et inspectait rapidement son tronc meurtri.

– Que t'est-il arrivé ?

– Neeve...; réussit-il à articuler, une grimace à l'appui puisque sa gorge sèche le fît tousser.

Il ne posa pas plus de questions pour le moment et l'aida à se relever, passant son bras par dessous son cou et le traîna difficilement à l'intérieur. Lucien se concentrait sur sa respiration, il essayait de rester encore éveillé. Or la fatigue engourdissait même ses paupières et il pouvait tomber à tout moment.

– Comment diable t'es-tu retrouvé dans un tel état ?; s'enquit-il en le posant sur le canapé de cuir froid.

– Traqueurs... Neeve...

– Neeve ? Qu'est-ce que des démons auraient à voir avec Neeve ?

Or Lucien n'eut pas le temps de répondre puisque le docteur avait disparu dans l'entrée, spécifiquement dans la cuisine pour y trouver sa trousse de soin, cachée dans le double fond sous les assiettes. Il accouru vers le canapé, ne perdant pas une seconde à dégager une chaise de la table du salon et s'agenouilla près de l'ancien déchu.

– La maison est insonorisée; l'informa-t-il alors qu'il commençait à verser un liquide jaunâtre sur une compresse.

– Pourq...?

Et Lucien se mordit vivement la lèvre pour ne pas laisser percer sa voix et la douleur que les picotements lui faisaient sentir. Il était plus que réveillé à présent et enfonçait ses ongles dans ses paumes comme si celle-ci allait lui faire oublier l'autre souffrance.

– Essaye de ne pas trop bouger; lui somma l'adulte; tu ne ferais que plus en baver.

Il ne put demander ce que cela était qu'il étouffa une nouvelle plainte lorsqu'il appuya un peu plus en profondeur.

– Ça fait un mal d'enfer; grogna-t-il.

– Il paraît. Mais il faut que j'y traite au plus vite, on ne sait toujours pas si tu es encore mortel.

Par réflexe, Lucien attrapa son avant-bras quand il passa à une autre plaie.

– Qu'est-ce que c'est ?; entre ses dents.

Ça n'arrêta pas Zliot qui continuait de nettoyer son pauvre corps.

– Un mélange d'alcool pour désinfecter et de Solarys pour éliminer le poison.

– Du Solarys ?; rebondit Lucien.

– Mon père en avait en réserve.

Des gouttes de sueur froide brûlaient son front et parcouraient sa colonne vertébrale.

– Maintenant, arrête de bouger.

L'ange s'enfonça dans les oreillers et le canapé jusqu'en sentir les ressorts. La désinfection dura une vingtaine de minutes, Zliot avait essayé de faire au plus vite, et à aucun moment Lucien n'avait vrillé les oreilles de son soignant. Le goût de bille envahissait complètement sa bouche, sa gorge était comme embrasée par un feu continu et ses muscles ne répondaient plus de rien.

Il n'en pouvait plus. Ça avait été affreux.

L'humain pansait ses blessures lorsque Lucien prit une quinte de toux à ne plus s'arrêter. Il en crachait même du sang. À bout de souffle, il tenta de se calmer. Glannon lui essuya la bouche délicatement avec une petite serviette beige.

– Sacrée soirée, hum ?; fit-il avec un sourire compatissant.

– Je m'en serais passé; racla sa gorge.

La douleur le rendait amer et le fait d'avoir été séparé aussi injustement de Neeve ne l'aidait pas. Lucien s'effondra lourdement sur les oreillers humides en humectant faiblement ses lèvres.

– Ton corps rejette l'Ombre; l'informa le poivre et sel qui repliait la serviette.

– Je sauterais de joie plus tard.

L'Ombre, ou le poison qui attirait les déchus comme des mouches, était une vraie plaie. Une fois contaminé, impossible de s'en débarrasser. Heureusement pour Lucien, cela ne l'avait jamais vraiment affecté.

– J'ai perdu Neeve; soupira Lucien, mécontent.

– Perdu ? Il s'est fait attraper ?; l'interrogea-t-il en sécurisant les bandages avec un sparadrap tout aussi blanc.

– Non; dit Lucien en se replaçant sur l'assise inconfortable; sa tante l'a embarqué.

– Madame Mirren ?

Lucien hocha la tête, fermant les yeux un instant.

– Qu'est-ce qu'elle faisait là-bas ?

– On s'était caché dans les montagnes; expliqua l'ange; l'odeur des pins aurait dû nous cacher. Mais elle nous a trouvé et elle a pris Neeve sans même chercher pourquoi on se trouvait là-bas.

– Comment était-elle montée ?

Lucien poussa un long soupir qui ne le détendit même pas.

– Ce sont des sorciers; rigola-t-il, dégoûté; elle s'est téléportée.

– Quoi ?

Le noiraud tourna la tête vers le visage choqué du docteur, les sourcils plus que froncés sur un visage abasourdi.

– Quoi ?; demanda Lucien qui ne comprit pas sa réaction.

– Ce sont des sorciers ? Pourquoi je n'en ai jamais rien su ?

Au tour de Lucien de froncer les sourcils.

– Je pensais que...; hésita le garçon; comment ça vous n'en saviez rien ? Je croyais que vous étiez le médecin de Neeve.

– Oui, bien-sûr; acquiesça-t-il; mais Neeve n'a jamais eu ce don.

– Pourtant vous l'avez bien déjà consulté ?

– Ça ne s'est pas déclaré.

Lucien se redressa avec beaucoup de difficulté en dévisageant l'expert du surnaturel. Comment était-ce possible qu'il ne l'ai jamais vu ou ressenti ? Lucien avait à peine été frôlé par Nessa Mirren qu'il s'était douté que quelque chose n'allait pas.

– Il a toujours été parfaitement humain, il n'a jamais su pour l'autre monde; le leur.

– Sa tante a pourtant spécifié qu'il ne devrait pas approcher ou faire confiance à un ange, et qu'elle le lui avait déjà demandé.

– C'est...

– Injuste; finit Lucien.

Lucien porta une main à son flanc droit en détournant le regard, il avait l'impression désagréable d'avoir failli à son devoir de protecteur.

– Je ne lui ai jamais fait de mal.

– Je sais, mon grand; le rassura-t-il d'une voix douce; je sais.

Il posa sa nuque raide contre le dossier du canapé et y déposa sa tête lourde.

– Mais les sorcières n'ont jamais été très fan des anges.

– Expliquez-vous; piquant sa curiosité.

– Chaque clan à ses légendes et croyances; commença-t-il. Je n'en sais pas grand chose, mon père n'avait pas les sorcières comme priorité. Mais il paraît qu'elles ont toutes une histoire qui est censée expliquer leur haine des anges.

Lucien grimaça, amer et à peine étonné.

– Évidemment, elles sont en partie démon.

– Mais pas que. Elles sont aussi humaines.

Lucien redressa sa tête, détaillant le docteur d'un drôle d'œil.

– Vous n'incluez pas Neeve dedans; remarqua-t-il.

– Le don ne se transmet pas aux garçons, c'est dans leur gêne. Leur instabilité est trop dangereuse pour leur espèce et un sortilège a été lancé pour empêcher les hommes d'hériter de magie.

– Ça n'a pas marché pour tout le monde apparemment; railla Lucien.

– Je n'ai jamais entendu parler de garçons étant devenus des sorciers; continua monsieur Zliot. Pas depuis Emrys.

Lucien fronça vivement les sourcils avant de se redresser.

– Neeve m'a parlé de lui; lui avoua le noiraud.

– C'est une légende, j'en ai déjà entendu des bribes mais Emrys et son clan tout entier on été décimé avant même que tu naisses chez les anges, Lucien.

Les détails, Lucien les avait eu dans la journée et trouvait cela fort surprenant que cela soient les mêmes dans les deux versions.

– C'est apparemment depuis son existence que le sortilège à été dressé.

Lucien commençait à s'impatienter.

– Alors comment Neeve peut-il être... magique ?

Le docteur secoua la tête.

– Je n'ai pas la réponse, Lucien. Mais nous chercherons; promit-il; à partir de demain. Sauf qu'avant, je veux que tu te reposes, ton corps a besoin de récupérer.

Résigné, Lucien bougonna. De toute façon, il ne savait pas où se trouvait Neeve, alors autant prendre son mal en patience.

Demain, il partirait à sa recherche, dès l'aube levée. 

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