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– Comment ça, on est qui ?

    Le blond avait sauté sur ses pieds en dévisageant Lucien. La poussière s'était posée sur sa pommette ainsi que son front, et son regard brun, tirant au vert, détonnait sur le hâlé de sa peau. Ces yeux là, il ne les connaissait pas. En revanche, ceux de l'adulte grisonnant, qui s'approchait doucement comme vers un enfant perdu, lui étaient vaguement familiers.

– On a passé des jours à t'aider pour que tu nous sortes un "vous êtes qui" ?; râla le blondinet avec un rictus hilare; ce n'est pas sympa ça, Lulu.

– Lulu ?

– Non mais je rêve ?; rit-il amèrement; tu tiques sur ça, maintenant ?

    Lucien avança d'un pas, pas le moins du monde amusé d'une quelconque familiarité de sa part. Au lieu de cela, il se sentit presque humilié d'être rabaissé par un surnom si personnel et enfantin.

– Ok les garçons; s'interposa l'autre; ne commençons pas.

    Lucien ne s'attarda pas et tourna son attention vers lui. Lui aussi faisait preuve de proximité en posant sa main sur son bras. Il trouva cela déplacé.

– Ces derniers jours ont été éprouvants, ce n'est pas le moment de se prendre le chou.

– Eh oh, je n'ai rien fait ! Sa blague n'est même pas amusante. Arrête ça, tu veux ?

    Son ton ne plaisait pas à Lucien, il plissa les yeux en hésitant entre lui casser les genoux pour lui remettre les idées en place, ou bien envoyer quelqu'un lui apprendre les bonnes manières. Les deux options étaient tentantes.

    Il le fusilla du regard, son envie penchant dans un côté plus spécifique de la balance, tandis que le garçon haussait les sourcils, ainsi que les épaules, dans un geste d'incompréhension évident.

– Arrêter quoi ?

– Glannon !; se plaint aussitôt le blond; tu ne l'as quand même pas assommé au point de lui brouiller les esprits ?

    Glannon, soit l'adulte s'interposant entre lui et l'enfant en face, leva la main pour lui intimer le silence.

– Ne me dis pas chut !

    Le blond finit par croiser les bras sur sa poitrine avec une moue vexée. Capricieux donc. Glannon capta le regard de Lucien, émettant tous les signaux encourageants dans son attitude et le ton de sa voix.

– Lucien, mon grand, voudrais-tu bien t'asseoir un instant ?

    Il le considéra puis hocha la tête, son pressentiment l'aidait même à s'exécuter sans broncher. Il s'était tranquillement posé sur un lit dur et sale, fronçant le nez subtilement quand les effluves encore environnantes du traqueur chatouillait son odorat. Ils avaient vraiment une senteur infecte.

    Glannon s'était approché du blond avec beaucoup d'assurance, le prenant à part pour lui chuchoter quelque chose. Lucien ne prit pas le temps de les écouter. À un moment ou à un autre, ils finiraient pas décliner leurs identités.

    L'adolescent, les cheveux en pétard, semblait prouver ses dires précédents. Son tee-shirt avait des traces de griffures plus ou moins prononcées, un pan manquait sur l'extrémité basse et même son jean ample présentait des trous inappropriés. Hanche, chevilles, haut de la cuisse, cela révélait un peu trop de peau pour être un effet de style convenable.

    Neeve ne se serait jamais permis une telle chose.

    Ils finirent par revenir au bout d'une minute. L'adulte avait pris un tabouret sur roulette pour s'y asseoir alors que son acolyte boudait, tenant à rester debout.

– Il ne dira rien; lui assura Glannon alors qu'il fixait le garçon.

    Le blond avait tout de même ouvert la bouche, certainement pour répliquer qu'il n'était pas d'accord sur ce point, mais l'homme en blanc lui frappa doucement le flanc. Il s'était ravisé en détournant les yeux vers la fenêtre.

– Excuse-le, il est sur les nerfs.

– C'est ce que j'ai cru comprendre; assura Lucien en portant son attention sur ses épaules tendues et ses doigts agités.

    Il restait obstinément fixé sur le paysage. Si paysage il y avait. Lucien avait rapidement aperçu un mur au lieu d'herbe et des plantes.

– Rith n'a pas beaucoup dormi ces derniers temps, il pensait retrouver son ami avant de s'autoriser à se reposer.

– Moi ?; demanda-t-il du tac au tac.

    Il hocha la tête, l'espoir dans le regard. Sauf que Lucien ne se rappelait pas du tout les connaître et encore moins d'être proche de la tête de mule.

– C'est lui qui t'a trouvé et t'a amené directement ici.

– Un merci ne serait pas de refus; rebondit ledit garçon.

    Exaspéré, l'adulte ferma les yeux, pinçant ses lèvres, pour se donner de la contenance.

– Rith, s'il te plaît.

    Rith ? Alors c'était comme cela qu'il s'appelait ? Il n'avait pas la tête qui y correspondait, mais soit. L'adolescent incitait Lucien à le remercier, le tout en silence.

– Pourquoi ça ?; demanda Lucien.

    Rith ouvrit grand la bouche de stupéfaction, il n'en croyait pas ses oreilles.

– Un vorace t'a attaqué au lycée, il t'a littéralement fait la peau, tu as affolé tout le voisinage et tu ne t'en souviens pas ?; avait grimpé sa voix.

– Un vorace ?; l'arrêta Lucien, méfiant.

    Attaqué tout seul un ange ? Impossible.

    Les voraces n'étaient pas les démons préférés de Lucien. C'était néanmoins les plus amusants à combattre. Ils étaient endurants, féroces et très bruyants. Un démon de bas étage, donc.

– Comment ne peux-tu pas t'en souvenir ?

    Il s'était approché rapidement, et Lucien l'avait observé avec un certain... mépris. Les têtes chaudes n'étaient pas celles qu'il fréquentait le plus, à juste titre. À vrai dire, il n'avait pas levé le petit doigt même lorsqu'il fut tout proche.

– Et toi me parler sur ce ton ?

– J'ai du mal à digérer le fait que tu m'effaces de ta petite tête aussi facilement; expliqua-t-il en enfonçant son index sur son front.

    Son contact avait fait surgir des images aussi indistinctes que brûlantes, chose déplaisante sur la seconde d'après. Lucien bondit sur ses jambes et le bouscula aussitôt.

– Ne me touche pas; entre ses dents.

– Tu n'as jamais rien dit, commence pas à me faire croire que ça t'est désagréable.

    Rith n'avait que faire de son avertissement et colla presque ses sourcils aux siens. Lucien se rapprocha subtilement pour ne pas lui laisser le dernier mot.

– Réfléchis à ce que tu dis avant d'ouvrir ta bouche.

– Tu devrais creuser ta mémoire au lieu de me faire la leçon; lui bousculant les épaules.

     Le sang du noiraud commençait à bouillonner.

– Les garçons; les sépara une nouvelle fois Glannon; ne nous échauffons pas.

    Il y eut un long moment de silence où les deux combattaient du regard à savoir qui cédera le premier. Ce fut Lucien qui écouta les conseils et se recula, Glannon semblait être quelqu'un de tranquille dont la violence le répugnait au plus au point. Ça se ressentait sur la pression de ses doigts sur son avant-bras.

– Ce n'est pas en faisant la sourde oreille, chacun votre tour, que la situation va se régler.

    Lucien se détourna, il cherchait un élément familier qui pourrait lui indiquer sa présence ici.

– Lucien a peut-être la mémoire qui flanche, le traumatisme de ces quatre derniers jours nécessite du temps pour se remettre en jambes. Ce n'est cependant pas une raison pour lui rentrer dans le lard.

– Le traumatisme ?; s'enquit Lucien.

    La journée devait être levée depuis un bon bout de temps, le soleil se reflétant sur le mur beige extérieur était trop lumineux pour un début de soirée. L'herbe trop verte pour être en été ou que la chaleur les ait cramé. La neige ne tarderait pas à montrer le bout de ses flocons.

– M'as-tu écouté ?; cria presque Rith de l'autre côté de la pièce.

– Tu es toujours aussi bruyant ?; se plaint Lucien.

– Et toi, toujours aussi insolent au réveil ?

    Amusé qu'il le pense vraiment, Lucien haussa les épaules avec un petit sourire.

– Rith, fais moi une fleur et arrête de parler; demanda Glannon.

    Petite victoire, même l'humain s'agaçait des interventions du garçon.

– Disons que ta semaine ne s'est pas passée en toute douceur; reprit-il.

    Le noiraud trouva la porte des yeux, au sol, détruite ci et là. Les marques sombres étaient imprégnées et témoignaient d'un acharnement sans nom.

– Que s'est-il passé ?

– Ta vulnérabilité a attiré une certaine... malveillance.

– Vulnérabilité ?

– La repousse de tes ailes, Lucien; précisa-t-il.

    C'est sans doute à ce moment précis que Lucien fit marcher ses méninges.

– Ça a été long, périlleux, tu as même failli y rester.

    Il ne se rappelait pas de la douleur, et encore moins de ce qu'il s'était réellement passé. Tout était si flou, si noir, comme s'il n'était pas celui que Glannon avait apparemment aidé.

– Je ne m'en rappelle pas; admit-il.

– Ce n'est pas grave; le rassura le poivre et sel avec un sourire compatissant; le temps finit par guérir tous les maux.

– Quels maux ? Je n'en ressens aucun, je vais parfaitement bien.

    Rith, plus attentif, avait légèrement tourné la tête pour écouter ce qu'il se disait.

– Puis, comment se connaît-on, au juste ?

    Glannon et le blond échangèrent un regard que Lucien comprit à peine.

– Comment dire...?; commença le plus âgé.

– C'est une longue histoire.

– Dont certains détails nous échappent encore.

– Disons que tu as chuté et que tout s'est très vite enchaîné.

    Lucien haussa d'abord les sourcils avant de les froncer, le ping-pong ne lui apprenait trop rien.

– Je n'ai pas...; contra le noiraud.

    Sauf que dans sa tête, ça sonnait faux. Ce n'était pas la vérité. Il avait chuté, d'où l'explication étrange de la repousse de ses ailes.

– Oh; murmura-t-il.

    Rith décroisa ses bras, et son entêtement, pour venir à la hauteur de celui assis.

– Bien, on avance !

    Perplexe, Lucien lâcha la porte pour se rapprocher. Cette fois-ci, ce fut lui qui croisa les bras.

– Je commençais à me dire qu'on s'était trompé de gars; railla Rith.

– Pourquoi j'ai chuté ?; ignora Lucien.

    La question au coût excessif. Ils le regardèrent avec le vide dans les yeux. Manifestement, c'était une des questions sans réponses.

– Nous aimerions savoir aussi.

– Mais disons que tu n'es pas le plus bavard des déchus; l'informa Rith.

    Ce à quoi Lucien ne renchérit pas, il cherchait dans sa mémoire s'il avait une quelconque réponse. À vrai dire, il était pourvu de certitudes mais les souvenirs étaient illisibles, autant les anciens que les récents.

    Les deux autres continuaient de débattre sur ce qu'ils avaient pu parler à propos de ça, néanmoins Lucien se sentit rapidement frustré. Le mal de crâne qui montait d'intensité à chaque nouveau coup de pelle l'incommodait.

    Il inspira longuement, réduisant au silence le bruit environnant. Le calme était ce qu'il y avait de meilleur. Cependant, autant chercher une colombe dormant dans les nuages. Rien ne le renseignait.

– Lulu, ça va ?

    Il ouvrit les paupières sur le visage interloqué de Glannon.

– Je... ne comprends pas pourquoi je ne me souviens de rien.

    Rith, qui n'avait pas de réponse plus concrète, haussa les épaules.

– Tu es un spécimen particulier.

    Lucien fronça les sourcils. Il se permettait beaucoup de choses, ce Rith.

– Il n'a pas tort; acquiesça Glannon. Un déchu n'est pas censé perdre la mémoire, et encore moins retrouver ses ailes.

– Ce qui veut dire... ?, les incita Lucien.

– Qu'on n'a pas de réponse à te donner. Nous n'en avons tout simplement jamais vu auparavant.

    Parfait. Retour à la case départ.

    À peine déçu, parce qu'une part de lui s'y attendait, Lucien hocha la tête avant de se pincer l'arête du nez.

– Donc, si je comprends bien, j'ai chuté on ne sait pourquoi, j'ai une perte de mémoire inexplicable, que j'ai rencontré des personnes aussi déchues que moi, mais qu'en plus j'ai retrouvé mes ailes. Un miracle ?; ironisa-t-il.

– Disons ça comme ça; souffla Glannon.

    Cela n'avait aucun sens. Des ailes n'étaient pas censées repousser et la mémoire des déchus ne s'effaçait pas. Dans la logique, c'étaient toujours ceux placés dans leurs précieux nuages qui oubliaient les rebels, afin d'éviter une poursuite et meurtre sous une pulsion incontrôlable.

    Oui, ça arrivait parfois.

    Or, manifestement, Lucien n'avait pas le choix. Sa mémoire flanchait, il était perdu quant à la décision de son arrivée sur terre et la raison qui l'avait poussé à trahir sa famille. Parce qu'une chute, c'était faire un choix égoïste qui mettait en péril la sécurité du monde en haut, appelé Paradis, l'antre des anges.

– Vois le côté positif; tenta Rith; tu peux côtoyer Neeve sans te soucier des conséquences !

    Les grands yeux que le noiraud fit, mit le doute aux deux autres. S'ils pensaient annoncer une bonne nouvelle, c'était raté.

– Neeve est ici ?

– Aux dernières nouvelles; se méfia Rith. Comment peux-tu oublier Neeve aussi ?

    L'état de panique de Lucien s'installa sur son visage. Il avait passé sa renaissance à le protéger, à l'observer de loin avec l'interdiction formelle de ne pas le toucher ni d'interagir avec lui. C'étaient les rares souvenirs qui étaient clairs dans son esprit, tout du moins les anciens avant sa chute.

– Tu es constamment collé à lui, tu abuses Lucien !

    Effectivement, ce n'était pas sympa de ne pas réussir à se rappeler – comme s'il y pouvait quelque chose !

– Il sait ?; demanda-t-il, le mal au cœur.

– Non, il pense juste que tu as une faible constitution.

    Les deux adolescents fixèrent Glannon avec des yeux de merlans frits. Lucien se demandait de quoi il parlait, tandis que Rith devait chercher le comment il savait cela.

– Il m'en a parlé quand on s'est croisé.

    Lucien eut tout de même du mal à y croire. Quelle était la probabilité pour qu'il chute au même endroit que lui ?

– Au moins, maintenant, on sait pourquoi il nous faisait des malaises à tout va; approuvant la théorie.

– Des malaises ?; répéta-t-il abasourdi.

– Ton dos saignait régulièrement. Trop de sang perdu égal perte de connaissance. Bienvenue dans le monde des mortels; ironisa Rith en roulant des yeux.

– J'étais mortel ?

– Nous présumons; admit Glannon.

    Le pompon sur la Garonne ! Cela dépassait toutes les blagues douteuses qu'il n'avait jamais entendues. Un ange déchu, mortel ? Puis de nouveau ailé ? Et en plus amnésique ? Le trop d'informations manqua de le faire tomber à la renverse. Il s'affaissa sur le lit un peu plus loin, fixant le vague devant lui en tentant de comprendre ce à quoi tout cela rimait.

    Il avait déjà la réponse : à rien. Mais il ne le dirait pas. Il était encore en état de choc.

– Tu crois qu'il va encore tomber dans les pommes ?; chuchota Rith à l'autre.

    Lucien tourna un regard désabusé dans sa direction, ce qui le fit se redresser.

– Je t'entends.

– Oh ça va, Lulu; lâcha-t-il en se rapprochant; ce n'est pas si dramatique !

    Il le regarda s'asseoir à côté de lui.

– Dit celui qui à toute sa tête.

– Pas comparable; rétorqua-t-il du tac au tac; mais il faut se dire que tu es unique en tout point ! Écoute, tu es l'espoir de tous les déchus de retrouver leurs ailes.

– Non mais je rêve !

    Lucien avait bondit sur ses pieds pour s'éloigner de lui, autant que l'association de ses propos.

– Il est hors de question que ces traîtres recouvrent une telle chose. Ils ont fait leur choix, ils ont été infidèles, c'est tout ce qu'ils méritent.

– Et toi, alors ? Qu'as-tu fais de plus qu'eux ?; renchérit Rith; toi aussi tu t'es fait bannir.

– S'ils retrouvent leurs puissances c'est le Paradis et tous les humains qui en périront.

    Lucien ne pouvait concevoir un monde à feux et à sang comme cela avait été le cas auparavant. La paix avait été ramenée, il était hors de question qu'elle soit brisée.

– Tu es sacrément hypocrite, tu sais ? Tu étais comme eux il y a quelques jours.

    À quelques nuances près, manifestement.

– Je n'ai jamais souhaité que mes ailes reviennent.

– Bien-sûr, tu ne t'en souvenais pas !

    Coup bas, Lucien plissa les yeux.

– Tu crois que Aheen ne va pas tout faire pour te les arracher ? Il va s'en délecter. Alors imagine les autres si tu leur tournes le dos.

    Changement d'ambiance, Lucien oublia un instant le sujet principal.

– Aheen ? L'ange déchu qui a essayé de tuer Neeve ?

    Silence dans la salle. Personne n'en savait rien. Glannon avait vu sa mâchoire s'ouvrir jusqu'à toucher le sol, les yeux plus gros que la Lune elle-même. Et Rith papillonnait des cils trop de fois à la minute pour trahir sa connaissance.

– Pourquoi en aurait-il après moi ?

– Aheen a tué Neeve ?; rebondit Rith d'une voix blanche.

– Essayé, il est toujours en vie; rectifia l'autre sur le même ton.

    Puis le regard du poivre et sel changea, tomba sur Lucien avec son lot d'inquiétudes.

– Il aurait dû mourir, tu y es pour quelque chose, n'est-ce pas ?

– J'étais sur place; confirma-t-il.

– Tu as vu Aheen ?; demanda Rith.

– Je l'ai plutôt senti, mais là n'est pas le sujet; s'agaça Lucien en balayant l'air de la main.

    Ce qui ne les ramena pas totalement d'aplomb.

– Pourquoi est-ce qu'il en aurait après moi ?

– Hum...; commença Rith avant de secouer la tête; contrairement à toi il a conservé toute sa mémoire dans sa chute. Et comme tu es le fautif qui l'a mené à perdre sa vie... Boom. Grand méchant loup.

– Bah voyons ! Et tu vas m'annoncer qu'il est là aussi, lui ?

    Le malaise se lût sur leur deux visages. La contenance dont Lucien eut recours était mince, il ne put que fermer les yeux. Chaque mauvaise nouvelle en son temps.

    Parlant de situation délicate, des bruits de pas de course se firent entendre dans le couloir menant à la salle. Glannon avait froncé les sourcils en se levant lentement tandis que Rith fixait l'entrée sans porte avec toute son attention.

– On est où au juste ?; s'enquit Lucien.

    S'il pouvait éviter un nouveau démon à trucider dans l'immédiat, il prierait fort.

– Dans un hôpital; murmura le blond.

– Dans un accès condamné.

– C'est quoi un hôpital ?

    Il n'aura pas sa réponse puisqu'on les avait interrompus. Les trois regards se tournèrent vers la provenance du bruit, c'était un humain vêtu d'un pull crème par-dessus un pantalon légèrement cintré aux cuisses et bleu nuit. Contraste harmonieux. Mais ce ne fut pas sa tenue qui surprenait le plus, ni le fait qu'il était arrivé hors d'haleine dans un endroit qui n'était normalement pas fréquenté, d'après Glannon. Ni même en chaussettes avec des oursons violets. Ce qui frappa le plus Lucien fut la teinte surprenante de sa tignasse décoiffée.

    Blanche comme la neige.

    C'était Neeve, les boucles en bataille contre la gravité, qui avait scotché chaque personne dans la pièce.

– Comment est-il arrivé ici ?; souffla Rith si faiblement que Lucien doutait de l'avoir bien entendu.

    Un instant, il perdit toute mémoire, tout sens des problèmes et le bourbier dans lequel il était.

    Le blondinet avait d'abord trouvé la porte du regard. Ses yeux s'étaient ouverts aussi grand que le coup de griffe traversait la porte. En effet, c'était impressionnant.

– Oh pu... Mais qu'est-ce qu'il s'est passé ?; couvrant sa bouche par la suite pour ne pas en dire plus.

    Mais comme ce fut le silence qui lui répondit, il releva la tête. D'abord vers Rith, puis Glannon, et enfin Lucien. Il s'attarda sur lui, évidemment, comment cela aurait pu en être autrement ?

– Lucien ! Pourquoi tu es à poil ?

    Il l'avait pourtant vu courir vers lui avec précipitation, cependant c'était comme s'il était allé plus vite que la lumière. Il n'avait pas eu le temps de réagir. En revanche, il avait rougit de gêne. Non il n'était pas totalement nu, il avait le même pantalon que lui. Mais son tronc était bien à l'air libre, et jusqu'à présent cela ne l'avait pas dérangé.

    Sauf quand leurs yeux se croisèrent, et que les siens étaient descendus plus bas que son menton. La galaxie sur ses joues avait pris une teinte de pêche trop mûre avant que Neeve ne se précipite dans ses bras. Lucien en fut bien troublé.

    Le contact chaud de sa peau contre la sienne le figea et lui remémora chaque parcelle de son vécu de déchu qu'il n'arrivait pas à déterrer. Le seul mouvement dont il avait été capable, c'était de mettre sa main sur sa tête au cas où les jambes flageolantes de Lucien flancheraient.

    Le résumé bancal des deux autres était donc véridique. Sauf qu'il n'avait pas plus de réponses qu'auparavant. Une avancée minime dans un flou total, ce n'était pas ce à quoi Lucien s'attendait de la part des deux autres.

– Qu'est-ce qui est arrivé à la porte ?; demanda-t-il à nouveau en se détachant de lui; et pourquoi vous êtes ici ?

– T'en poses des questions, toi; râla Rith qui avait repris ses esprits.

– Aheen n'a pas voulu me répondre.

    L'échange de regard entre Rith et l'ailé en disait long.

– Aheen est à l'hôpital ?; s'enquit le docteur en s'approchant d'eux.

    Il hocha la tête et détailla le noiraud, esquivant maladroitement son regard.

– Il m'a dit que Lucien était hospitalisé aussi.

– C'est lui qui t'a amené ici ?

– On m'a forcé la main; retentit sa voix plus loin.

    Aussitôt, Lucien planqua Neeve derrière lui. Maintenant qu'il se souvenait d'un détail plus que troublant, il remettait d'avantage en question son attitude nonchalante.

    Aheen avait troqué sa veste de cuir pour un long manteau sombre et son jean par un pantalon de toile dévoilant des chaussettes de la même couleur : blanche. L'ironie se trouvait sur le sweat-shirt qu'il portait. "I am an angel, can't you see the halo ?" avec un petit dessin de cupidon aux grands yeux.

– Mais...; tenta de protester Neeve.

– Il sait être très persuasif; provoqua-t-il avec un sourire en coin.

– Il t'a menacé de te raser la tête ?; devina Rith.

    Aheen s'arrêta un instant, un semblant de réflexion sur le front, puis haussa les épaules.

– Qui sait ? C'est une vraie canaille.

– Je n'ai pas...

– Qu'est-ce que tu fais là, Aheen ?; le coupa monsieur Zliot.

– Je vérifiais qu'il ne se perde pas.

    Sa pseudo dévotion fit naître une grimace chez Lucien.

– C'est immense comme bâtiment, on ne sait jamais ce qu'il s'y trouve.

    Il appuya son regard sur le noiraud. Savait-il déjà ?

– Après tout, Lucien est bien ici pour des raisons... obscures.

– Aheen !; le réprimanda Neeve.

    Son col roulé ne cachait pas l'entièreté du mal qui le rongeait. Une partie de sa mâchoire en était chatouillée.

– Comment va ton cou ?; demanda Lucien. Cela semble ennuyeux.

    Rith n'avait fait aucun commentaire, sans doute savait-il déjà. En revanche, Aheen s'amusa de sa remarque et mijotait une phrase remplie de sous-entendue dont il connaissait le secret depuis qu'il ne se cachait plus de faux-semblants.

– Ton cou ? Tu es blessé ?; s'enquit automatiquement Neeve.

– Rien de fâcheux, le temps se chargera de la douleur.

– Qu'est-ce que tu as encore fait ?; reprit Glannon.

    Aheen coula un regard déterminé, nuancé de subtiles menaces silencieuses.

– J'ai dis que j'allais bien. N'en faisons pas tout un pataquès.

    Zliot ne pipa plus un mot, il se doutait probablement qu'il ne serait pas aussi calme dans les instants qui suivraient.

– Interrogeons plutôt notre nouveau survivant.

    Lucien sentit chaque regard se diriger vers lui, dont celui insistant de Neeve sur sa nuque. Il déglutit avec difficulté. S'il y avait bien une chose qu'il redoutait, c'était la langue trop pendue d'Aheen et son mépris d'autrui.

– Il paraît que tu as passé une sale nuit.

– Qui a pu te dire ça ?

– Mon petit doigt; se moqua-t-il en levant son auriculaire sombre.

    Il n'avait donc plus besoin de se servir de ses capacités pour être marqué. Ça devenait permanent et contagieux.

– En quoi ça te regarde ?; le défendit le blondinet dans son dos.

– Je ne suis pas venu pour toi aujourd'hui; admit-il; mais pour ton copain. Comment as-tu fait ?

– Aheen, ce n'est pas le moment.

    Ledit garçon se pinça les lèvres d'agacement avant de se tourner vers le docteur Zliot. Les mains dans son dos n'adoucissaient pas son aura menaçante.

– Une intervention de plus, et une petite discussion s'imposera.

– Qu'elle s'impose ou pas, Aheen, ne va pas trop loin.

– Aller trop loin ?; rigola-t-il jaune; je demande juste de ses nouvelles. Est-ce si mal d'être curieux au sujet d'un ami ?

    Lucien toisa le déchu d'un mauvais œil. Qu'avait-il derrière la tête ?

– Nous ne sommes pas amis.

– Pas encore; sourit-il, mauvais.

– Ce que tu es agaçant; souffla Neeve.

    Silence dans la pièce. Il était sorti du dos de Lucien pour confronter l'amusement de l'adolescent, les bras croisés. Tout le monde était bouche-bée d'une telle intervention après une menace, même si elle ne lui était pas dirigée.

– Je ne sais pas quel est ton problème, mais tu es franchement dérangé de leur parler ainsi.

– Tu n'as pas idée.

    Et cela était d'un plaisant tordu pour lui. Cela se voyait rien que dans ses yeux. Le noiraud s'avança lentement vers Lucien, ses avants-bras prenant la même teinte que la fumée opaque qui sortait de ses doigts.

– Aheen; l'arrêta Glannon; j'ai dis pas maintenant.

    Le garçon roula des yeux en soupirant bruyamment.

– Je me disais que Lucien serait gentil, pour une fois.

– Faut mériter; railla Rith.

    Sûrement le commentaire de trop. Aheen lança sa main d'un coup sec en direction du déchu, qui n'avait pas eu le temps de voir le nuage de fumée le projeter contre l'une des fenêtres plus loin. Le cri choqué qui résonna dans la pièce fut celui de Neeve, il s'agrippait avec force au bras dénudé de Lucien. Les ongles enfoncés dans sa peau lui confirmaient que ce n'était pas un mauvais songe.

    C'était le réel Rith qui se retrouvait enseveli sous des fracas de verre. Certains bouts avaient lacéré son pauvre corps et il grognait de douleur. Vu la violence du choc, Lucien n'en fut pas choqué.

– Vous pouvez arrêter de m'interrompre, maintenant ?; râla-t-il comme si rien ne s'était passé.

    Glannon avait couru jusqu'à Rith afin de vérifier s'il était toujours en vie, balayant les résidus coupant du revers de la main.

– Où est-ce que j'en étais ? Ah oui, tu n'as pas encore répondu.

    Le concerné eut beaucoup de mal à reprendre son souffle et à détourner le regard de son ami toujours au sol.

– Comment as-tu fait ?; demanda-t-il avec un sourire fort malsain; oh et ne t'avise pas de me dire que tu ne sais pas. Ta pseudo amnésie, c'est pour les mortels.

– Non mais ça ne va pas ? C'est quoi ce bordel ?; beugla Neeve totalement affolé. C'était quoi ça ? Tu es devenu cinglé ?!

– Laissez-le parler !; s'impatienta Aheen.

    Or cette fois-ci, ses nerfs se dirigeaient directement sur Neeve. Hors de question qu'il soit blessé par les caprices du garçon, Lucien le poussa dans son dos et se retourna pour l'encercler de ses bras. Il avait été, malheureusement, trop pressé par le temps pour se défendre, alors autant faire barrière.

    Lucien avait entendu la fumée fuser dans leur direction, il s'était préparé à souffrir dans les secondes qui suivraient. Il se disait même qu'il apprécierait mourir pour que Neeve vive. Pourtant, rien ne l'effleura, rien ne se passa. Il était toujours aussi vivant que précédemment.

    Intrigué, il avait tourné sa tête, non sans continuer de servir de bouclier. L'attaque était déviée, comme si lui-même était protégé par quelque chose. C'était translucide, d'un bleu si clair qu'il en était presque invisible. Une armure indécelable.

    Ce fut lorsque Aheen stoppa son pouvoir qu'il s'autorisa à détendre sa prise. Ses ailes n'étaient pas dans son dos et il n'avait jamais réussi à faire une telle chose.

– Lucien; couina Neeve; ça...

    Interrompu par le cri frustré du noiraud. Une veine immense fissurait son front et menaçait d'exploser. Ce qu'il n'était pas beau à voir quand la colère marquait ses traits.

– Sors-les ! Montre-moi ta vraie forme !

– Mais qu'est-ce qu'il raconte ?; sanglotait le blondinet dans ses bras.

    Un instant, Lucien oublia tout ce qui l'entourait. Aheen et son caprice, Rith amoché et Glannon à ses côtés. Son regard avait trouvé le visage apeuré du garçon, ses yeux terrorisés tentant de chercher réponse chez Lucien. Son menton tremblait également.

– De quoi est-ce qu'il parle ?

    Néanmoins, le mutisme s'était épris de Lucien. Impossible de dire quoique ce soit, d'essayer de le rassurer en lui affirmant que ce n'était rien dont il devrait se soucier.

– Et qu'est-ce qu'il se passe ?; commença-t-il à pleurer.

    Désemparé, Lucien ne sut comment l'apaiser. Il avait tenté d'apporter une de ses mains à sa joue pour empêcher une larme de peindre son beau visage. Cependant, il ne réussit pas à le toucher ainsi.

– Je...

– Les amourettes, c'est plus loin !; s'énerva Aheen.

– Lucien !

    La voix de Zliot sonnait comme un avertissement et il se retourna à la vitesse d'un éclair. Cette fois-ci, pas de protection inconnue, ce furent ses plumes qui contrèrent le tranchant de son attaque. Lucien avait senti leur lourdeur, leur chaleur, leur familiarité, elles frémissaient en sortant de son dos. L'incroyable sentiment de puissance lui avait coupé le souffle et avait fait parcourir un long frisson le long de sa colonne vertébrale.

    Il dégagea sa vue quelques secondes plus tard, rabattant ses ailes autour de Neeve, qui avait manqué de tomber sous la surprise. Aheen, un sourire satisfait aux lèvres, avait retrouvé ses terrifiants yeux rouges et les marques noires s'étaient emparées de ses lèvres. Il se mit à rire de ces sonorités à vous glacer le sang.

– J'y crois pas !; s'égosilla-t-il; il a encore ses ailes, le salaud.

    Il frappa dans ses mains comme si c'était une blague et que c'était la meilleure de l'année. Aheen partait en fou rire. Les patients de l'hôpital aussi devaient être paniqués par le raisonnement de sa folie – il y avait de quoi en faire des cauchemars.

– Comment tu as fait ?; lorsqu'il fût calmé, bien trop rapidement au goût de Lucien.

– Pourquoi je te le dirais ?

– Tu me dois bien ça; tonna Aheen.

    S'il faisait référence à sa chute, Lucien n'était pas du même avis.

– Même pas en rêve; refusa Lucien en fronçant les sourcils.

– Pas de ça entre nous. Tu sais bien que je peux garder un secret.

    Lucien était un peu plus sur la défensive, plissant les yeux en fouillant dans sa mémoire à la recherche de ce à quoi il faisait référence.

– Oh allez, quoi. Qu'est-ce que ça te coûte ?

– Tu es là où tu es pour une raison; n'en démordit pas Lucien.

– Toi aussi ! Mais pourquoi toi, hein ?

– Je ne suis pas un tueur.

    Il y eut un moment de flottement où seuls les reniflements maladroits et irréguliers de Neeve faisaient irruption. Lucien l'avait dit avec tellement d'assurance qu'un instant, infime, le visage de son adversaire verbal pâlit. L'affaire d'un battement de cil, mais il eut existé.

    Or rapidement, il reprit son sourire carnassier qui hérissait les poils du noiraud. Il fût lent et progressif, le temps de voir chaque muscle coopérer.

– Vraiment ?

    En fait si, il avait une petite idée. Néanmoins il ne le montra pas. Lucien redressa son menton en toisant le déchu avec beaucoup de rivalité. Il n'était pas encore totalement rétabli de son long sommeil, mouvementé qui plus est, et se battre avec la rage de Aheen revenait à se jeter la tête la première dans la gueule du loup.

– Tu devrais partir.

    Soudain, tout son visage changea. L'agacement et la colère s'étaient évaporés en moins de temps qu'il fallait pour souffler. Aheen avait rangé ses mains dans les poches de son manteau, les marques qui rongeaient son visage rebroussaient chemin sous son col roulé et il fit la moue.

    Lucien en fut bien déstabilisé. Il avait froncé les sourcils en reculant d'un pas.

– Dommage; soupira-t-il; on commençait à bien s'amuser.

– S'amuser ?; toussa Neeve dans un rire nerveux.

– Ne sois pas si choqué, Neenee; que Lucien trouva démodé; il fallait bien ça pour lui faire cracher le morceau.

    Neeve, sans doute révolté par ses paroles, avait essayé de se dégager de la prise de Lucien, sans grand succès. Aheen tournait déjà le dos, sans un regard vers Rith et le docteur Zliot.

    Il avait presque franchi le seuil de la pièce lorsque Lucien prit la parole :

– Alors c'est tout ?

    Le garçon s'arrêta, laissa suspendre le silence un long moment puis tourna son profil gauche vers lui :

– Je ne suis pas un monstre, et ton heure viendra. Ne t'inquiète pas.

    Lucien se faisait, évidemment, un sang d'encre à en faire pâlir les pieuvres.  

    Aheen disparut aussi rapidement que son humeur changeait. C'est à cet instant que Lucien évacua toute la pression sur ses épaules dans un soupir long et éreintant. Puis il se tourna vers Neeve.

    Le pauvre garçon fixait un point dans le dos de l'ange, pas qu'il l'admire mais c'était le vague qui l'avait happé. L'état de choc était tel qu'il ne réagit pas lorsque Lucien lui attrapa doucement les épaules. La température de sa peau était sacrément élevée comparé aux minutes précédentes. Ses joues étaient aussi humides que ses cheveux abritaient des nœuds par centaine.

– Neeve; dans un murmure.

    La cicatrice de son arcade sourcilière en avait accroché une mèche que Lucien se permit de détacher délicatement. Aussitôt, Neeve frappa sa main en se reculant, la panique dans les yeux. Son corps était tendu comme un arc et son souffle retenu, il attendait le moindre geste suspect pour détaler vers la sortie. Lucien lui faisait peur.

– Je...; commença le noiraud; est-ce que ça va ?

– Est-ce que ça va ?; répéta-t-il amèrement; tu te fiches de moi ?

    Pour le coup, Lucien ne bougea plus d'un cil.

– On a voulu me jeter par la fenêtre je ne sais comment; déblatéra-t-il; ou même pire, tué par un gars que je pensais connaître mais qui est en fait un grand malade. J'ai failli aussi y passer l'autre jour, j'ai entendu que tu soupçonnais l'autre tordu et tu as même prétendu que tu ne savais même pas comment c'était possible. Et là tu m'as empêché de me barrer avec des... ailes ? Mais d'où ça sort ça, hein ? Et lui, comment il a assommé Rith au mur alors qu'il ne l'a pas touché ? Pourquoi mon médecin traitant s'est fait parler comme un chien et qu'est-ce qu'il fait là ? Et toi alors, tu es quoi ? Un détraqué comme Aheen ? Il avait l'air de te connaître lui !

    Il s'arrêta par manque de souffle et prit bien deux minutes pour essayer de se calmer avec des techniques de respiration, qui consistaient aussi à faire les cent pas devant Lucien. Le noiraud était bien penaud, incapable de dire autre chose que :

– Je suis désolé.

    Nerveux, Neeve se mit à rire en agressant sa pauvre tignasse blonde.

– Tu es désolé ? C'est tout ce que tu as à me dire ?

    Les mots restaient coincés dans sa gorge et son cœur palpitait de douleur de l'avoir emmené dans une telle situation, bien que cela soit à son insu.

– Explique-moi plutôt c'est quoi ce bordel; revenant en face de lui.

    Si cela avait été simple. Ce que Lucien vivait hier et aujourd'hui n'était pas comparable, de plus placer des mots dessus se relevait être compliqué. Il se trouvait être bloqué par la balle de tennis dans sa gorge et sa nervosité. Il se rappelait ne pas avoir le droit d'en parler à un humain, peu importait quel genre il était.

– Je ne peux pas; murmura-t-il, un semblant de culpabilité dans la voix.

– Tu ne peux pas ?; répéta-t-il en haussant les sourcils; ou tu ne veux pas ?

– Il en va de ta sécurité.

– A bas ma sécurité ! Parle-moi, Lucien.

    La bouche du noiraud se ferma lentement. Il ne réussit même pas à déglutir. Que lui dire ? Comment le lui annoncer ? Supporterait-il tout cela ?

    Il finit par lâcher un profond soupir.

– Tout est vrai.

– Lucien; s'indignèrent Zliot et Rith plus loin.

    Or il n'était intéressé que par le regard perdu de Neeve. Lucien voulait vraiment répondre à toutes ses questions, mais il en avait tellement aussi.

– Tout ?; souffla le blondinet.

    Il hocha la tête, entendant la désapprobation des deux autres. Les yeux de l'adolescent papillonnèrent de nombreuses fois en assimilant l'information, il eut du mal à y croire. Et comme Lucien le comprenait. Neeve fronça les sourcils, croisant le regard de Rith qui s'était assis contre le mur, enlevant lui-même les débris de verre pour les jeter par terre. Il secouait la tête, il n'était pas d'accord avec le fait de lui en parler.

    Mais Lucien ne se sentait pas de lui mentir. Il ne voulait pas le mettre en danger à cause de l'ignorance. Aheen s'en était pris à lui deux fois, il méritait de savoir comment.

    L'humain revînt à Lucien, néanmoins pas à ses yeux directement. Ils s'étaient arrêtés sur son épaule gauche, sa bouche s'ouvrant de stupéfaction. Neeve avait approché ses doigts jusqu'à frôler sa rotule. Lucien l'avait regardé faire, luttant pour ne pas stopper sa main de toucher cette marque de vie.

– C'est... toi ?

    Lucien se remémorait très facilement leur dernier moment à la bibliothèque, celui où Neeve lui avait parlé de cet ange à la brûlure sur l'épaule gauche, que peu représentait car personne ne savait d'où cela provenait.

– Tu es...

– Lucien; confirmait-il seulement.

    Il retira ses doigts comme si le contact lui avait soudainement embrasé les doigts. Neeve se recula d'un pas, puis deux et perdit l'équilibre lorsque l'arrière de ses genoux eurent trouvé un des lits encore intact, il s'était assis lourdement. Il se pinça l'avant-bras pour s'assurer de ne pas rêver et Lucien se précipita pour doucement retirer ses doigts. Il s'accroupit en face de lui, ses phalanges dans sa paume, le regard sur son magnifique visage.

    Rith s'était relevé, Glannon l'avait aidé à se mettre sur pieds et l'aidait à se déplacer jusqu'à la sortie de la pièce. Sûrement avait-il dit qu'il reviendrait et qu'ils ne devraient pas bouger, cependant Lucien n'était sûr de rien. Et ils furent rapidement seuls dans l'hostilité de l'endroit froid.

– Pourquoi tu ne me l'as pas dit ?; demanda Neeve après un long silence.

    Lucien avait laissé fuir son regard sur l'échange sans douleur qu'ils avaient.

– Je n'en savais rien.

– Comment c'est possible ?

    Le noiraud secoua la tête puis lâcha ses doigts lentement.

– Nous essayons encore de trouver l'explication.

– Et Aheen ?; osa-t-il demander, la voix étranglée.

– Aussi déchu, avec toute sa mémoire.

    Neeve manqua de souffle et plaça une main tremblante sur son cœur.

– Oh mon dieu, et vous tuez tous des gens ?

    Lucien rit doucement en secouant la tête.

– Non, pas tous.

– Et Glannon, alors ? C'est aussi un malade ? Ne me dis pas...

– Non, il est humain; l'interrompit-il.

    Puis Lucien fronça les sourcils, la peine au cœur.

– Tu penses que nous ne sommes... pas sains d'esprit ?

    Il y eut un instant de silence, il semblait répondre à sa place. Lucien aurait sans doute pensé la même chose auparavant, mais le fait qu'il le considère comme tel lui fît mal. Il se leva et se détourna de lui, au moins pour cacher le fait qu'il soit désappointé d'être mit dans la même catégorie que Aheen.

– Ce n'est pas ce que j'ai dis; se rattrapa Neeve en saisissant son poignet.

    Or Lucien garda obstinément son regard au sol. Au fond, il ne lui en voulait pas de faire un tel raccourci. Après ce qu'il venait de se passer, il avait tous les droits d'avoir peur de la sorte.

– C'est juste que je pensais tellement connaître Aheen que je ne sais plus quoi croire ou avoir confiance en qui.

    Le noiraud comprenait et hochait la tête. Pourtant Neeve, qui voulait s'assurer qu'il n'interprétait pas mal ses mots, leva son menton puis fit glisser sa main sur sa joue pour effacer la culpabilité du pouce.

– Ce n'est pas le moment de fuir; le taquina-t-il.

    Mais Lucien ne réussit pas à sourire, il était obnubilé par son touché et par sa facilité avec laquelle il avait à essayer de détendre l'atmosphère dans un tel moment. Il avait frôlé la mort deux fois, vu son meilleur ami sous un mauvais aspect, voire le plus terrifiant, appris que toutes ses croyances étaient vraies et pourtant, c'était lui qui tentait de consoler Lucien.

    Son sourire s'évanouit lentement avant que sa main ne s'échappe de son visage.

– Dis-moi, Lucien; reprit-il; pourquoi est-ce que je n'ai pas si peur ?

    Ledit garçon fronça les sourcils puis haussa les épaules. Il ne s'attendait pas à une telle question.

– Je ne sais pas.

– Est-ce que je devrais avoir peur de toi ?

    Le palpitant du noiraud loupa un douloureux battement.

– Ma raison me dit que je devrais; admit-il en attrapant ses doigts délicatement; mais au fond je pense que tu ne me feras pas de mal.

    Il aurait volontiers crié un "oui" mais il redoutait déjà de l'emmener dans ce monde, il ne savait pas de quoi il était véritablement capable. S'il était déchu, c'est que le mal s'était épris de lui, de sa volonté et de son cœur.

    Alors, à regret, Lucien retira ses doigts et remit une distance de sécurité entre eux.

– Tu devrais écouter ta raison.

    L'espoir dans les yeux de Neeve s'évanouit et tout son visage s'affaissa. Comme Lucien s'en voulait de lui faire ça, de tuer son envie de lui faire confiance. Mais il avait voulu faire du mal à Rith tout à l'heure, quand sa mémoire lui faisait défaut. Qui sait ce qu'il pouvait faire à Neeve ?

    Il refusait de prendre le risque.

– Si je suis tombé, c'est que je ne suis plus digne de confiance et je n'accepterai pas que tu pâtisses de mes erreurs.

– Mais...; commença-t-il à contester d'une petite voix.

– Écoute, tu n'aurais jamais dû apprendre notre existence. Tout ça; d'un grand signe de main; n'aurait jamais dû arriver.

    Cette fois-ci, Neeve était blessé. Le rejet lui faisait mal.

– Tu ne peux pas tout me dire et me mettre sur le banc de touche comme ça; protesta-t-il.

– Je ne t'ai pas tout dit.

– Qu'est-ce que tu me caches, alors ? Est-ce si grave ?

– Ne t'en mêle pas, s'il te plaît.

    Il avait commencé à se détourner pour l'inviter à sortir et laisser ce monde derrière lui, comme s'il ne s'était rien passé.

– Lucien, pourquoi je ne peux pas savoir ?

– Parce que tu es humain, Neeve; s'emporta-t-il en faisant volte-face.

    C'était la peur qui parlait, celle de le voir être blessé parce qu'il avait trop parlé, celle de le voir subir le fardeau d'un tel secret.

– Et que je refuse que tu fasses partie de mon monde.

    Neeve s'attendait sans doute à ce qu'il flanche, d'où les yeux surpris qu'il eut à cet instant.

– Tu n'y appartiens pas et tu n'en feras jamais partie. Je ne veux pas de toi dans cette vie.

    La distance entre eux ne semblait pas que se creuser dans le réel mais dans leur relation aussi. Neeve fut piqué par ses mots, par son abandon aussi rapide soit-il. Et Lucien ne supportait pas le regard profondément affecté qu'il lui portait.

    Alors il fuit de nouveau.

– Je vais demander à Glannon de te ramener chez toi.

     Et il se détourna en évitant de le regarder. D'un pas qu'il voulait déterminé, il passa le seuil de la porte et s'enfonça dans le couloir sombre d'ampoules cassées.

    Et jusqu'à ce qu'il trouve le docteur, il lutta contre l'envie d'y retourner, de s'excuser mais surtout de laisser une larme remplie de peine s'échapper de ses cils. Il l'avait trouvé, la bonne raison de le tenir à distance et de le détacher de lui.

    Glannon avait de suite accepté de prendre Neeve en charge et lui demanda de rester avec Rith le temps qu'il revienne. Bien qu'il soit sous la douche, Zliot l'en avait informé à travers la porte et il partit sans un mot de plus.

    Là seulement, le bruit ambiant de l'eau qui coule, il autorisa la douleur à peindre sa pommette, sa joue et son menton – comme il avait mal au cœur.

    Il l'essuya rapidement quand le jet fût coupé.

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