13 : #1FC4A3
– Tu ne dors pas encore ?
Lucien, à califourchon sur une chaise du salon, n'avait cessé d'observer la nuit tombant rapidement sur la haie qui cachait le jardin. Il avait entendu rentrer monsieur Zliot. A peine un coup d'œil sur l'horloge près de la grande télévision au premier cliquetis de clé, il était une heure du matin passée. Le crépuscule avait pointé le bout de son nez vers dix sept heures, tapant plus sur les six heures du soir.
Il secoua la tête en le regardant distraitement se déchausser. Le sommeil l'avait quelque peu effleuré mais pas vraiment appelé. Morphée avait à faire avant de l'emmener.
Glannon soupira bruyamment en retirant sa veste épaisse, il la rangeait avec aussi peu de discrétion.
– Tu as école demain.
Néanmoins Lucien n'esquiverait pas cette fois-ci. Il y avait trop de points sans réponse, tout autant que des explications peu claires.
– Ça attendra; répondit-il calmement.
L'hôte s'était réfugié dans la cuisine sans le regarder.
– L'établissement va finir par refuser que tu reviennes à force; résonna sa voix.
Oui, certainement. Or c'était le cadet de ses tracas.
– Tu as pensé à Neeve ? Aheen sera aussi absent, il n'aura plus grand monde pour l'épauler.
Lucien avait fini par lui aussi rejoindre la cuisine éclairée. Monsieur Zliot vidait un récipient en verre dans la poubelle avant de le déposer dans l'évier et de le mettre à tremper.
– Aheen reviendra, il s'en remettra; esquiva Lucien avec un petit pincement au cœur.
– Ce n'est pas pareil, tu le sais.
– Rith lui expliquera.
– Il aura du mal à s'en remettre.
– Je viens à peine d'arriver; lui fit remarquer Lucien.
A aucun moment le docteur n'avait relevé les yeux vers lui. Il gardait obstinément son menton à hauteur de table et de ses mains, même s'il ne faisait rien de particulier. Il se mit à rire, comme si la réflexion du noiraud était absurde.
– Et toi, alors ? Comment le vivras-tu ?
Ce fut à cet instant que leurs regards se croisèrent, lorsqu'il avait posé à plat ses mains sur la table, ainsi que le sujet. De manière subtile, que Lucien ne perçut pas vraiment. Les bras croisés, ledit garçon le fixait un instant.
– Pourquoi s'en préoccuper ?
– On sait tous les deux que ton indifférence n'ira pas loin.
L'indifférence n'y était pas, il mettait de la distance. Nuance.
– Enfin, Lucien; s'indigna presque l'adulte; tu es constamment collé à lui, tu as même brisé une porte pour voler à son secours.
Nahara avait parlé, évidemment.
– Ne me fais pas croire que tu ne sens plus rien face à ça.
– C'est lui qui cherche ma présence; le reprit Lucien sur la défensive.
Oui, il ne voulait pas admettre le contraire sinon il finirait vraiment par lui coller aux basque's de manière consciente. Il essayait déjà de digérer le fait que s'éloigner semblait nécessaire, si Glannon brûlait ses nouvelles résolutions, il n'irait pas plus loin que le bout de son nez.
– Tu vas t'en plaindre ?; siffla le docteur.
Il n'en croyait pas un mot.
– Dites-moi comment vous pouvez en être si certain ?; demanda Lucien en plissant les paupières.
L'adulte le considéra un instant avant de se redresser en l'invitant à s'asseoir, chose que Lucien déclina silencieusement.
– Il y a des choses qu'on ne choisit pas; commença monsieur Zliot en déposant le bout de son coccyx sur l'évier; sa famille, son destin, sa nature. Un nombre d'événements précis créent la personne que nous sommes devenus, que nous devenons et que nous deviendront. Tu ne fais pas exception.
Jusqu'à présent il ne se sentait pas si spécial et différent.
– Il est vrai qu'on ne te disait pas tout; admit-il en croisant les bras; nos raisons, à Rith et moi du moins, étaient uniquement centrées sur la bienveillance.
Il prenait encore des pincettes néanmoins il y avait un bon début. Lucien était plus qu'attentif. Il ne remarquait même plus les bruits de circulation, de klaxon dans la rue.
– Il y a des choses qui peuvent troubler voire désorienter un patient dans ton cas. Un trop plein d'informations en un court laps de temps ne fait généralement pas bon ménage.
– Vous me connaissez; en déduisit Lucien.
Monsieur Zliot prit le temps de hocher la tête lentement.
– Pas personnellement mais j'ai entendu parlé de toi, oui.
Avalant l'information, il se redressa avec un semblant d'espoir.
– C'est d'abord Aheen qui t'a reconnu, ou tout du moins il pensait; admit-il. Il était au courant qu'un de son espèce avait chuté, il est toujours au courant de tout.
Alors si on l'avait trouvé, c'était grâce à lui ? Lucien eut du mal à le croire.
– En temps normal, il arrive facilement à repérer les siens, mais en revenant du parc il avait semblé troublé. Il accompagnait Neeve chercher une ordonnance, il ne s'est pas plus attardé. Il m'a cependant dit qu'aucun ange n'était à l'hôpital et qu'on l'avait mal renseigné.
Encore ce mot : Ange. Qu'est-ce que ça voulait dire ? Faisaient-ils partie d'une secte qui revendiquait ses croyants comme des légendes ailées ?
– Puis je t'ai ramené à la maison, je pensais pouvoir t'aider. C'est à ce moment que j'ai compris pourquoi Aheen avait été ronchon toute la soirée après t'avoir rencontré. On en a parlé avant de manger et il trouvait la ressemblance étrange mais agaçante; citait-il avec une courte imitation. Et puis il y a eu Rith. Il m'a trouvé deux jours après ton arrivée au lycée.
– Lui aussi pensait me connaître; en déduisit-il.
Glannon secoua aussitôt la tête.
– Non, Rith en était déjà persuadé.
– Alors Rith est comme Aheen ?
– Il est plus vieux, plus expérimenté; précisa le docteur avec des gestes amples.
Pourtant ils semblaient avoir le même âge à vue d'œil. Quoi que Rith est légèrement plus menu. Cependant son calme, comparé à Aheen, ne trompait pas.
– Tu es comme eux, Lucien; l'informa-t-il avec empathie.
Lucien trouva à nouveau son visage en fronçant les sourcils. Non, il n'avait rien à voir avec eux.
– Vous vous trompez.
Zliot finit par sourire faiblement. Lucien ne cachait rien, ne connaissait personne. Lucien était normal. Il n'était pas doté d'une force surnaturelle, de pouvoirs aussi étranges que inexplicables. Il était humain, amnésique et entouré d'un monde qu'il ne comprenait pas.
– Tu es un phénomène, Lucien.
– Aheen m'a dit la même chose; se méfia-t-il.
Cette fois-ci, il rit franchement avant de se détourner vers un placard à verres. Il en sortit une tasse bleue canard et fit chauffer de l'eau dans la bouilloire à sa gauche.
– Il s'étonnait de ton innocence les premières fois à l'extérieur.
Il attrapa un sachet de thé à la camomille, comme indiquait l'odeur en ouvrant le plastique protecteur.
– Tu n'avais pas les bases du monde moderne. Tu sais; ricana-t-il doucement; Nahara s'est aussi méfiée de toi. Aheen m'en a fait part.
– Nahara ?; rebondit Lucien en s'approchant de la table.
– Aussi chutée, elle a suivi Aheen d'après ce que j'ai compris; résumait le poivre et sel en faisant couler l'eau.
La douce odeur de plantes envahit la pièce, créant une sorte d'ambiance apaisante et chaleureuse. La tasse fumait et Glannon prit soin de ne pas toucher autre chose que la poignée. Il la posa sur la table, un petit cookie fait maison juste à côté, il sourit en captant le regard de Lucien.
– Il y en a d'autres ?; demanda le noiraud aussitôt l'adulte fut-il assit.
Il infusa le thé en s'occupant du sachet, cependant il réfléchissait un court instant en fixant le vide.
– Pas à ma connaissance; affirma-t-il; ils sont tous partis peu de temps après leurs chutes.
– Vous en avez connu beaucoup ?
Lucien s'était lui aussi posé sur une chaise, fixant intensément le docteur. Il avait des réponses toutes données et il était lancé, alors le noiraud laissa sa curiosité prendre le dessus sur l'angoisse.
– Je me fais vieux; répondit-il seulement.
Pour dire oui mais en laissant planer le doute.
– Comment ?
– Mon père était un chasseur de paranormal; commençait Zliot; il était fasciné par les légendes en tout genre. Vampire, elfe, leprechone, ange... Il avait soif de connaissances. Et puis il est arrivé dans la région; essorant le sachet contre la paroi de la tasse avant de le jeter dans l'évier. La concentration d'apparitions inexplicables l'a attiré comme un papillon de nuit à la lumière. Il a rencontré ma mère pendant une chasse à l'ange. Elle était aussi humaine que l'eau est bleue.
Attentif, Lucien tentait de s'imaginer l'histoire de l'homme avant lui, d'à quoi pouvait ressembler sa vie, son quotidien peu monotone d'après les dires de Glannon.
– Ils m'ont eu peu de temps après que mon père ait acheté cette maison; désignant le plafond du plat de la main. Et disons que de fils en aiguilles, j'ai commencé à le suivre dans ses expéditions.
La nostalgie pointait dans le bleu de son regard. Il sirota même quelques instants son breuvage avant de reprendre :
– Puis à la mort de ma mère, d'une cause peu... naturelle, mon père a lentement sombré dans la folie. On a dû l'enfermer en psychiatrie et il est mort en s'explosant la tête contre la vitre de la porte.
Ça a terni son visage. Lucien s'en sentit fort navré et envoya une pensée aux défunts.
– J'avais vingt six ans à l'époque; rit-il nerveusement; j'étais déjà diplômé mais je n'ai pas réussi à l'aider.
– Je suis désolé.
Monsieur Zliot releva les yeux pour un instant détailler son visage. La vie avait marqué le sien et la dureté ne l'avait pas épargné. Il devait certainement faire bien plus vieux que son âge.
– Merci; d'un sourire gentil.
Il le lui rendit, difficilement.
– J'ai rencontré Aheen quelque temps après. Tu comprends bien que ce n'est pas mon neveu.
Effectivement, ce n'était pas possible. Cependant Lucien saisit pourquoi ils avaient fait cela.
– Il n'était pas aussi enfantin que maintenant. Lorsque j'ai commencé à le côtoyer il était doux, très attentif et gentil. Il mettait de la chaleur entre ces murs de deuil et de silence.
– Qu'est-ce qui a changé ?; voulut savoir Lucien en croisant ses doigts sur la nappe froide.
Il le dévisagea un maigre instant avant d'admettre :
– Je ne saurais dire. Il a commencé à devenir plus... distant il y a deux ans.
– Pourquoi ?
Zliot haussa les épaules avant de prendre une longue gorgée de thé. La pièce s'était assombrie, l'ampoule avait sans doute faibli. Ou était-ce parce que l'ambiance s'était transformée ?
– Aheen est revenu la peine au coeur, un jour de pluie, tard le soir. Je m'étais endormi sur le canapé après une journée compliquée. Je l'ai entendu monter les escaliers et lui ai demandé quel était ce visage renfermé. Il m'a conseillé de ne jamais plus lui poser la question.
– Vous n'avez jamais su ?
Il secoua le menton.
– Il est resté cloîtré dans sa chambre pendant un mois. Les déchus gardent des... privilèges de leur ancien statut.
Puisque Lucien fronçait les sourcils à ne rien comprendre, il précisa :
– La nourriture et l'eau ne sont pas une nécessité. Vous pouvez très bien passer une année sans sustenter votre estomac que vous pouvez vivre sans problème.
Encore à inclure Lucien dedans. Pourtant il ressentait facilement la faim, on lui avait même diagnostiqué des malaises à cause d'un manque de nutrition. S'il était troublé, il mangeait peu.
– Monsieur Zliot, quel rapport avec Neeve ? Avec moi ?; replaça-t-il.
Il s'était stoppé dans l'élan de finir sa tasse d'une traitre. Il examina un long moment le garçon avant de reposer le récipient. Il hésitait. Avec tout ce qu'il venait de lui dire, il ne pouvait pas répondre à des questions sur lui ? C'était injuste d'en savoir autant sans rien partager. Il lui avait déjà confirmé le connaître, Lucien avait besoin de plus.
– Neeve est quelqu'un de particulier; commença-t-il après un très long silence; il est un aimant malgré lui. Il attire la sympathie et les gens. Tu as sans doute remarqué qu'il n'est jamais seul.
Lucien hocha la tête. Les seules fois où il l'avait trouvé sans compagnie était lorsque ledit garçon l'abordait à la bibliothèque. Sans doute que l'endroit de calme ne prêtait pas l'envie aux autres de converser longuement là-bas.
– Ses parents étaient des gens très aimables et bienveillants aussi, surtout son père. Il était avocat, sans cesse à défendre ceux dans le besoin. Neeve tire cependant plus du caractère de sa mère. Tu ne le remarques peut-être pas mais il analyse beaucoup, observe tout ce qui l'entoure. Sa mère, Irie Jadu, était très secrète. Elle écoutait plus qu'elle ne parlait.
Jusqu'à présent, Neeve monologue plus qu'il ne tirait les vers du nez du jeune homme. Comme avait dit Aheen, il se lie facilement avec les personnes qui ont des points communs avec lui.
– Leur fils était tout ce qui comptait de plus dans leur vie.
Ce qui attrista un peu plus Lucien qui eut la vague impression que toutes histoires étaient tragiques soudainement. La folie du père de Zliot ainsi que l'accident des parents de Neeve, il ne s'attendait pas à en entendre autant.
– Faire remonter la pente à Neeve après leur disparition a été compliqué, perdre sa famille à un si jeune âge laisse des séquelles.
– Quel rapport avec moi ?; s'impatienta Lucien.
Il commençait à s'agacer d'avoir les histoires des autres mais pas la sienne. Il voulait savoir comment il le connaissait, ce qu'il savait sur lui et ce qui aiderait Lucien à sortir de l'ombre.
– Tout à un rapport à toi. La mort de mon père, la chute de Aheen, Neeve et ses parents. Tu es un élément central dans beaucoup de vies.
– Je suis responsable de la mort des parents de Neeve ?; coupa Lucien avec une soudaine panique.
Sa relation avec le blondinet était donc plus catastrophique qu'il n'y pensait.
– Non, bien-sûr que non; se précipita Glannon en attrapant ses mains; mais si Neeve est toujours là c'est parce que tu n'es pas resté indifférent.
Il fronça les sourcils. Il était si persuadé qu'il ne le connaissait pas avant, ni Aheen et encore moins Rith. Alors non, il ne comprenait pas ou du moins ne voulait pas comprendre.
– L'accident dans lequel il était impliqué aurait dû tuer tout le monde dans le véhicule; précisa monsieur Zliot en relâchant sa prise; mais Neeve, pour une raison humainement inexplicable, n'en garde que des cicatrices.
Il designa son arcade sourcilière et le haut de son nez, les points exacts où Neeve gardaient des marques de vie. C'était donc pour cela que ça avait touché Lucien la première fois qu'il eut vu son visage, qu'il s'en est inquiété. Elles venaient donc de ce soir-là.
– Comment est-il encore en vie, alors ?
Monsieur Zliot haussa les épaules puis se recula contre le dos de sa chaise.
– À toi de me dire, mon grand.
Cela faisait un moment qu'il ne l'avait appelé ainsi. Pas depuis qu'il avait changé ses pansements pour la dernière fois. Quand est-ce qu'était la dernière fois, déjà ?
Lucien, n'ayant toujours aucun souvenir ou ressenti face à ces affirmations, secoua la tête. Il avait beau se creuser les méninges, rien ne vint plus qu'auparavant. C'était le néant à proprement parler. Mis à part l'image souriante et rayonnante de Neeve, entouré de verdure, il était vide de pensée. Qui aurait pu penser qu'un être si joyeux ait pu vivre une telle perte ?
– Ça a un rapport avec mon dos ?; tenta de relier le garçon.
Jusqu'à maintenant, il n'était douloureux qu'en sa présence. Ce n'était pas bien difficile d'y déduire. Chaque fois qu'un malaise survenait, Neeve n'était jamais bien loin.
– Rith a mentionné le fait qu'il ne guérirait jamais.
– Oh, ça; voyant où il voulait en venir; non, il ne guérira pas. Aucun déchu ne s'est vu repartir totalement de zéro en cachant son passé aux oubliettes. Vous en gardez toujours une trace.
Par automatisme, Lucien passa distraitement une de ses mains sur son flanc, le plus haut possible, au plus près de ses blessures.
– C'est à cause du parachute ?
Un éclair d'amusement passa dans les yeux de l'adulte avant qu'il ne casse son cookie en deux.
– Je pense que je n'ai jamais pu trouver pire excuse pour expliquer vos plaies.
– Excuse ?
Il avait passé tant de temps à se convaincre que c'était vraiment la cause de son accident qu'il n'était pas certain de comprendre. Même s'il n'avait jamais vraiment compris ce que c'était.
– Evidemment ! Un attirail pareil, même s'il est complexe, ne provoque pas de telles blessures.
La seule fois où il les avait observées, dans le miroir, il les trouvait profondes et vilaines.
– Non, ce sont tes ailes qui t'ont fait ça; croquant dans son biscuit.
Comme Neeve l'avait pointé dans le livre, dans la bibliothèque, l'autre jour. Il n'était peut-être pas si dément à l'avoir imaginé en songe, dans son dos ou encore celui de Aheen, même s'il avait toujours du mal à le croquer de la sorte.
– En temps normal, ça cicatrise en trois jours; expliqua-t-il, trempant l'autre bout dans son thé; les tiennes sont les seules qui ne veulent pas... faire comme tout le monde.
Ça ne prouvait pas qu'il était l'une de ces créatures divines que Neeve ou encore lui décrivait. Il pouvait très bien s'être blessé autrement, que ce soit antérieur et encore frais.
– Je n'y crois pas; admit Lucien, méfiant, après un long silence d'une bonne minute.
Le docteur haussa les sourcils, surpris qu'après tout ce qu'il ait pu raconter, il ne finisse pas par l'assimiler.
– Rien ne démontre que je suis un ange; se penchant sur la table, les coudes bien ancrés dans la nappe. J'ai très bien pu être kidnappé, scarifié pour je ne sais quelle raison tordue. Peut-être couvrez-vous le fautif en me racontant des bobards. Qui sait ?
Il espérait seulement que la confiance qu'il plaçait dans chaque mot, dans l'intonation de sa voix, le fasse flancher comme pourrait le faire Rith. Sans doute lui annoncerait-il la supercherie dans les secondes qui suivraient, qu'il n'admette se payer sa tête pour gonfler la folie des deux autres. Cela serait plus plausible qu'une théorie tirée par les cheveux.
– Peut-être que les garçons sont sous stéroïdes, méthamphétamines, que tout ce qu'il s'est passé tout à l'heure n'était qu'un tour de passe-passe dans le but de me faire peur. Qui me dit que je n'ai pas atterri dans une maison de malades et que la réalité ne se mélange pas un peu trop à des légendes ?
Monsieur Zliot n'était pas le moins du monde impressionné. De plus, il ne se démonta pas. Il aborda même une petite moue détendue qui fit un instant penser à Lucien que son discours le distrayait plus que ne lui mettait la pression.
– Hum; commença-t-il en finissant d'une traite son breuvage; ça se défend.
À vrai dire, ce fut Lucien qui se trouva déstabilisé. Il examina l'expression amusée et sincère de son vis-à-vis avec beaucoup de méfiance. Le poivre et sel se leva mais ne prit pas le temps de débarrasser la table de ses miettes et de son récipient refroidissant.
– J'avoue ne pas m'être attendu à tant d'hypothèses, mais disons que l'explication rationnelle ne m'étonne pas vraiment.
– Neeve a dit que le monde est rempli de cinglés; se défendit Lucien.
– Il n'a pas tort.
Puis il l'invita à le suivre. Lucien le dévisagea. Il hésita un maigre instant.
Par la suite, sans comprendre pourquoi Lucien s'exécuta. Serait-ce la curiosité, le doute ou encore un bon nombre de soupçons qui le poussèrent à accompagner Glannon à l'étage ? Il n'en sut rien. Il gardait, néanmoins, une distance respectable jusqu'au couloir.
– Il y a beaucoup de déchus qui tournent mal; sur la dernière marche de l'escalier; mais tous gardent la mémoire. Tous sauf toi.
Il s'était à peine retourné pour le désigner du doigt, comme s'il était le fautif. Lucien s'était un instant arrêté, de peur qu'il ne le pousse en arrière. Il avait un soudain doute sur ses intentions qu'il hésita même à le planter pour fuir le plus loin possible.
– Un ange amnésique, ça n'existe pas. Enfin...; se reprit-il rapidement; n'existait pas.
Il déverrouilla la porte de sa chambre avec assurance, laissant échapper une senteur de menthe et d'encens.
– Tu fais exception à beaucoup d'acquis dans les recherches de mon père, et mon expérience.
La chambre était d'une sobriété pâlissante. Une petite fenêtre, cachée d'un rideau transparent beige, donnait directement sur le lit double bien bordé de la même teinte. En revanche, la table de nuit n'était pas vide comme la sienne. Des piles de carnets aussi vieux que jeunes s'entassaient sur la surface, des feuilles tentaient de s'évader du tiroir fermé tandis que des piles de gros livres reliés en cuir se challengeaient pour savoir laquelle allait être la plus haute tour. C'était le seul endroit mal rangé de la pièce.
Entre le rocking chair vêtu d'un plaid sombre et l'armoire fermée, aussi ancienne que la nuit, l'endroit semblait à peine accueillir de la vie.
Il y avait un grenier, que Lucien n'avait pas remarqué avant que le docteur n'utilise un petit tabouret pour ouvrir la trappe près d'une porte close.
– J'ai dû ressortir les dernières archives que mon père tenait pour m'assurer de ne pas être passé à côté d'un détail qui m'aurait échappé.
Lucien avait attrapé une feuille volante entre deux carnets usés. Elle était gribouillée de mots clés ci et là, de croquis à peine tracés et des flèches absolument de partout. Le tout rédigé au stylo bille qui manquait à l'appel près du lit. Le dos était tout aussi noirci d'informations qu'il survolait de peur de se choper une migraine.
– Peut-être que notre famille est folle, que c'est dans nos gènes et que Rith et Aheen sont aussi perchés que je le suis; peinait Glannon qui avait disparu en haut d'une échelle en bois.
Sa voix étouffée attira immédiatement l'attention du noiraud qui posa la page sur la couette avant de se diriger vers la pièce supérieure. Vue d'en bas, le toit était aussi haut que la lumière d'une flamme se reflétait sur les barres en bois.
– Et si c'est le cas, j'irais me faire diagnostiquer et enfermer; promit-il entre deux bruits de livres tombés.
Ce fut la curiosité qui poussa Lucien à grimper jusqu'à passer sa tête dans le grenier. Poussière et pénombre étaient les mots d'ordre pour définir les combles où Zliot était accroupi. Lucien fronça même le nez quand une petite vague de moutons caressa son nez quand il lâcha de nouveaux carnets sur le sol. Ce fut quelques secondes après qu'il remarqua un coffre, petit et fermé d'un cadenas doré. Glannon souleva le contenant avec beaucoup de précaution avant de se tourner vers le noiraud.
– Mais ça, Lucien; murmura-t-il avec un intérêt non dissimulé; c'est le fruit de ma croyance.
Il tira sur une chaîne pendant à son cou, que Lucien n'avait jamais remarqué, pour en sortir une clé rouillée. Une seconde plus tard, le cadenas rencontra la poussière. Intrigué, Lucien se retrouva presque assis dans le grenier tandis que le poivre et sel s'était approché de lui. La passion se lisait sur chaque ridule de son visage et ses gestes étaient très précautionneux.
– Attention les yeux.
En ouvrant le couvercle, Lucien couvrit presque ses yeux tant la lumière qui s'en dégageait soudainement était vive. Sans trop d'explication, il n'eut pas besoin de le faire et considéra le contenu avec beaucoup de perplexité. C'était l'étalage parfait de trois plumes. Une fine blanche aussi immaculée que les étoiles. Celle tout à gauche était noir, aussi mâte que le charbon et plus duveuteuse. Quant à la troisième, elle était particulièrement intrigante. Ce fut celle-ci qui retenait le plus son regard. À vrai dire, il ne parvenait pas à s'en détacher.
Blanche sur le rachis, elle se mélangeait avec de l'or sur le reste du barbes. Elle était aussi plus grande.
– Des plumes ?; demanda Lucien d'une voix éteinte.
– D'anges, de démon.
Lucien fronça les sourcils en relevant les yeux sur lui.
– Je ne les ai pas arrachés; se défendit-il; mon père à trouver la blanche et la noire. Celle du centre date d'il y a deux ans, trouvé dans la voiture des parents de Neeve, à côté de lui.
Il ne pouvait plus nier, Lucien avait effectivement ressenti quelque chose à la vue de ces trois plumes. Quelque chose qu'il n'expliquait pas. La sombre le mettait mal-à-l'aise. En revanche, la blanche et la centrale réveillaient de la chaleur dans le creux de son ventre. Son cœur avait aussi accéléré la cadence et son souffle s'était coupé. Nier reviendrait à rejeter son instinct qui, jusqu'ici, à toujours été son plus fidèle ami.
Il n'irait pas dire qu'il croyait absolument toutes les paroles du docteur comme irréfutables. En revanche, oui, il croyait aux anges maintenant.
– Mais...; souffla Lucien en approchant sa main de la dorée; Aheen affirme que les anges n'existent pas.
Il crut voir le barbes bouger en frôlant ses doigts, et une décharge plaisante parcourut son bras jusqu'à ses pieds.
– Aheen ne croit pas en la définition que les humains se font des anges.
Il fut hypnotisé quand en la prenant, Lucien senti un trou partiellement se boucher en lui. Comme si quelque chose se réparait, que ce manque inexplicable se faisait effleurer par une douceur familière. Il n'y mettait pas des souvenirs, pas de mots mais des émotions lui montaient une larme à l'œil.
– C'est la mienne; affirma-t-il en expirant longuement.
– J'y ai longtemps cru; soutenait Glannon; maintenant je n'en ai plus de doute.
La perle salée coulait le long de sa joue chaude lorsque leurs yeux se croisèrent. Le sourire gentil et soulagé de l'adulte atteignait Lucien plus qu'il n'y pensait. Il plaça la plume entre ses deux paumes en soupirant d'apaisement. C'est comme si on lui avait rendu un bout de sa vie manquante, qu'on lui rendait un membre élémentaire de son être.
– Comme quoi; commença Glannon en sortant son téléphone; toi aussi, tes yeux changent.
Il tourna l'écran noir à hauteur de son visage et Lucien se trouva enfin. Avec de l'or dans le regard.
Retourner à l'hôpital n'avait pas été dans ses plans. Lucien pensait qu'en trouvant la vérité, même s'il ne s'en souvenait pas, il s'éloignerait de lui. Glannon lui avait prêté le premier carnet que son père eut tenu. L'usure du temps avait corné les pages, jaunis des tâches par-ci par-là, certains mots notés au crayon à papier avaient presque fini par disparaître. Il avait lu pendant deux jours et trois nuits. Il s'était arrêté sur chaque mot, chaque flèche, chaque croquis. C'était comme apprendre à se connaître par l'étude d'un autre. Il n'était pas sorti avant d'avoir terminé, et même un peu après.
Maintenant il était là. Devant la porte close de sa chambre, à l'observer dormir paisiblement sous une couverture crochetée par-dessus sa fine couette blanche. La nuit était déjà tombée. Les couloirs étaient vides, le bâtiment était calme, on ne l'avait pas vu rentrer et Glannon ne savait pas qu'il était là.
Il avait découvert que peu de protecteurs avaient chuté. La plupart était des guerriers ou des rebelles dangereux et peu raisonnables. Pourtant, Lucien était là, lui. Monsieur Zliot n'avait pas su lui dire pourquoi il se trouvait ici, Lucien n'avait pas plus de réponse.
En revanche, il assimilait le fait que c'était Neeve la personne à protéger. Manifestement, cela avait été une évidence dès la première fois qu'il l'avait vu.
Cependant, il avait la boule au ventre. Il ne pouvait s'empêcher de s'accabler la raison de son hospitalisation et de l'accident, bien qu'il ne s'en souvienne pas. Il se détestait de se dire que si Neeve était ici, c'était uniquement de par sa faute et de son passé. Il ne savait pas ce qu'il avait fait, à qui exactement et pourquoi, mais c'était assez pour avoir mis la vie de plusieurs personnes en danger. Y compris la sienne.
Par envie, il ouvrit la porte pour rentrer en silence. Les volets n'avaient pas été baissés et la lune le couvrait d'une protection naturelle. Blottit contre un pan de la couverture, ses doigts s'étaient accrochés aux mailles faibles. Ses cheveux ressemblaient à de la neige sur les couleurs sombres, ses tâches de rousseurs à une voie lactée immense et passionnante. Il dormait.
Près de lui, Lucien s'accroupit pour être à la hauteur de son nez. Derrière le mur invisible qu'était la bordure de son lit, il se sentait coupable à l'observer. La logique voudrait qu'il ait fait demi-tour sur le seuil de la porte et qu'il soit retourné dans sa chambre. Sans doute que ça a été plus fort que lui, certainement que l'égoïsme de ses envies l'avait poussé à balayer délicatement une mèche coincée dans ses cils. Indéniablement que son attachement pour lui avait décoincé ses lèvres pour prononcer ces simples mots :
– Je suis désolé.
Lucien s'en sentait obligé. Mais le courage lui manqua lorsqu'il se mit à remuer. Il s'était redressé rapidement et prenait la fuite. Si fuite il y avait.
On avait retenu sa manche.
Lucien aurait pu facilement se détacher pour continuer. Pourtant, il s'était arrêté.
– Lucien; murmura-t-il d'une voix enrouée; c'est toi ?
Il ferma un instant les yeux car il savait qu'il allait regretter. Il se tourna lentement sur le visage endormi du garçon. La lune embellissait les étoiles de ses pommettes et de son nez. Il hocha la tête malgré lui.
– Il est quelle heure ?
Et parce qu'il ne se sentait pas de rompre le lien qu'il avait sur lui, Lucien reprit sa place accroupie.
– La nuit en est à sa jeunesse; chuchota-t-il.
Neeve frotta ses yeux de sa main libre avant de froncer les sourcils avec force.
– Hein ? Mais qu'est-ce que tu racontes ?
Lucien rit doucement face à la différence de langage entre eux deux.
– Il est tard; reprit-il alors.
– Ah, tant que ça ?
Il s'était redressé sur un coude avant de bâiller à s'en décrocher la mâchoire.
– Et qu'est-ce que tu fais tard ici ?; s'enquit-il en cherchant sa main.
D'abord hésitant, Lucien fixait ses doigts à tête chercheuse avant de céder et de venir à sa rencontre. Neeve l'attrapa à deux mains avant de se rallonger aussitôt.
– Tu es bien là; soupira-t-il.
Neeve blottit son nez contre ses phalanges encore un peu froides en soupirant.
– Je n'arrive pas à dormir; avoua-t-il après un long silence.
– Ah bon ?; chuchota-t-il en commençant à se rendormir.
Impossible de résister, Lucien le regarda sombrer dans le monde de Morphée avec toute la facilité de la nuit. Son souffle s'était apaisé, ses doigts s'étaient à peine détendus contre les siens, ses cils chatouillaient sa peau. Lucien savourait chaque contact avec autant de chaleur que sa plume avait pu lui apporter, quelques jours auparavant.
– Non, parce que Aheen a raison; marmonna-t-il.
D'après ce que Glannon lui avait dit, c'était parce qu'il était constamment proche de lui qu'il lui arrivait tant de mauvaises choses. Seuls ses souvenirs perdus connaissaient exactement l'ampleur des dégâts.
Pourtant à cet instant, comme à tous les autres, il n'arrivait pas à se résoudre à s'en aller. Plus il irait loin, mieux ce serait pour lui.
Encore cinq minutes avant de plier bagages. Juste cinq minutes.
Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top