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        Neeve avait été convoqué par la psychologue de l'établissement pour être suivi, à sa demande. Il avait eu rendez-vous à treize heures alors il avait pris du temps pour déjeuner avec Lucien, dans un coin de la cafétéria, sous le regard sombre du neveu plus loin, qui n'avait pas touché son assiette de l'instant où ils étaient arrivés jusqu'à leur départ. Les seuls moments où Lucien s'était risqué un coup d'œil dans sa direction, dérangé de la sensation constante sur le dessus de son crâne, il avait eu l'impression que chaque fois plus la table s'affaissait sous ses poings enfoncés. Ils avaient mangé tranquillement avant de partir au premier étage, et seul étage, de l'établissement pour trouver la salle dans le fond du couloir.

    Neeve avait été nerveux mais Lucien encore plus.

    Quand la porte s'était fermée, il avait presque entendu les battements de son cœur partir avec les siens. Il était resté figé un bon moment devant le battant, comme si on lui cachait encore des choses de l'autre côté du bois et qu'il était bien impuissant. Il n'entendait rien, ils parlaient trop bas pour cela. Il allait devoir prendre son mal en patience, il avait promis de l'attendre jusqu'à la sonnerie s'il le fallait. Il avait regardé le reste du couloir sans vraiment le faire avant de s'asseoir contre le mur, à côté de la porte, il fixait celui d'en face. Il tentait de s'imaginer ce qu'il pouvait se dire à l'intérieur, à quels genres de questions il devrait répondre, ce qu'il avouerait à la psychologue. Cela lui ferait-il du bien ? Comment en ressortirait-il ? Allait-il craquer devant elle ? Il l'avait entrevue. Même si elle inspirait confiance, il espérait qu'elle le soit vraiment.

    Comme monsieur Zliot. Il avait eu confiance jusqu'à présent, néanmoins il refusait d'être honnête avec Lucien. Tant que le docteur n'admettrait rien, Lucien ne dirait rien.

    Tout autant valable pour les deux garçons qui étaient apparus dans l'angle du couloir, Rith et Aheen venaient de l'escalier. Lucien n'avait pas vu son ami depuis ce matin, lorsqu'il l'avait laissé en plan au milieu du couloir. Il l'évitait. De plus, il fréquentait Aheen, surprenant après ce qu'il avait dit. Il traînait presque le noiraud par le coude pour se cacher dans un coin sombre du corridor. Ils ne l'avaient pas vu.

– Ça suffit maintenant; râla Aheen en récupérant son bras.

– Non, toi ça suffit !

    Malgré leur voix chuchotées et la distance, Lucien comprenait chaque mot prononcé entre leurs dents serrées. Aucun des deux ne semblait réellement ravi d'être en la compagnie de l'autre.

– Tu ne te rends pas compte de tes bêtises ? J'en ai ma claque de devoir surveiller tous tes gestes pour avoir la paix.

– Oh ça va, tu en fais des caisses ! Personne ne sait.

– Tu mériterais que je t'étripe.

    Il était à deux doigts de le faire, cependant son contrôle de soi eut le dessus sur l'agacement.

– Apprends à te maîtriser, veux-tu ? Ça devient flagrant.

    Le sujet n'était pas aussi limpide pour Lucien. De quoi pouvaient-ils bien parler ? Qu'est-ce qui devenait évident ? Il fronça les sourcils.

– Tu me fatigues, Rith, à constamment être sur mes côtes pour un oui pour un non; bousculant ses épaules.

    Il avait sans doute roulé des yeux, du moins c'était ainsi que Lucien l'imaginait.

– Tu ne peux pas juste t'occuper de tes affaires et ignorer mon existence ?

– Comme si je pouvais.

    Cela ne ravissait pas le moins du monde Rith de devoir garder un œil sur le neveu, le détachement dont il faisait preuve lui rappelait son attitude de la veille face à Neeve et son deuil.

– On a conclu un pacte, ton engagement ne doit...

– Ne commence pas avec ta morale; rangeant ses mains dans les poches de son blouson de cuir; je ne suis plus un enfant.

– Alors arrête d'agir comme tel.

    Lucien avait malencontreusement fait tomber son sac en se redressant, ce qui provoqua assez de boucan pour que les deux têtes ne se tournent vers lui. Aheen ne paraissait pas étonné tandis que Rith avait mis plus de temps avant de trouver la présence de Lucien. Il avait assez fusillé le noiraud du regard pour comprendre que la situation, quelle qu'elle soit, était éreintante.

– J'ai quand même envie de m'amuser; murmura Aheen avec un sourire en coin.

    Avant même de comprendre un quart de ce qu'il venait de dire, Aheen se trouvait devant lui. Une fraction de seconde après que le point de sa phrase ait retentit. Lucien avait sursauté d'une telle violence que ses coudes eurent rencontré douloureusement le mur derrière, ainsi que sa tête. Il était persuadé de l'avoir vu près du début du couloir avant de cligner des yeux.

– Debout.

    Le ton autoritaire fit déglutir Lucien qui lança tout de même un regard paniqué dans la direction de son ami. Lui, marchait tranquillement vers eux, la contrariété dans les pas.

– J'ai dis; attrapant son col avec force; debout.

    Il perdit même l'équilibre quand ses semelles rencontrèrent le sol. Il posa précipitamment ses doigts sur les poignets à découvert d'Aheen et les retira parce que sa peau l'avait brûlé.

– Dis-moi, Lucien; provoqua sa voix, narquois; à ton avis, qu'est-ce qui a tué la pauvre petite Pauline ?

    Son jeu de comédien était à revoir, il paraissait tout sauf attristé ou sympathique. Ce fut donc la pression aux tripes qu'il répondit de manière chevrotante :

– Je... Je n'en sais rien.

– Oh, pas de ça entre nous, voyons !

    Rith venait à peine de s'arrêter à leur hauteur en soupirant lorsqu'il raffermit sa prise, presque prêt à l'étouffer sous le tissu.

– Je crois que tu aimes bien me faire répéter les choses, alors que c'est quelque chose que j'ai en horreur; signé d'une moue.

– Tu me l'as déjà dit; peinait Lucien.

    Un regard à Rith, celui-ci roulait des yeux sous l'amusement visible du garçon qui semblait dire un "tu vois ? J'avais raison" un peu trop prononcé.

– Bien, tu vas donc pouvoir me répondre tout de suite.

– Aheen; menaça Rith.

– Chut, chut, chut; sourit-il; il va finir par le dire. Allez, un petit effort !

– Il n'arrive même pas à respirer.

    Son rire s'éteignit lentement jusqu'à ce qu'il roule, à son tour, des yeux en lâchant l'adolescent à contre-coeur. Lucien toussa comme s'il avait bloqué une balle de tennis dans sa gorge et qu'elle devait sortir. La balle de tennis c'était sa peur de finir asphyxié.

– Ce que tu peux être rabat-joie.

    Lucien enleva un bouton dans l'espoir de ne pas finir dans le même état si le jeune homme recommençait. Pourtant déterminé à lui faire cracher le morceau, Aheen se pencha en posant ses mains sur ses genoux pliés afin de le fixer.

– Bon, Lucien, dis-nous tout.

– Je ne sais pas.

– Hin; désagréablement nasillard; mauvaise réponse.

    Il le força à se redresser en bloquant ses épaules.

– Qu'est-ce que c'était ?

– Neeve pense que c'est un élève qui se déguise pour faire du mal sans être attrapé.

    Aheen se tourna par la suite dans la direction du blond. L'échange de regards était on ne peut plus entendu.

– Tu vois ?; triompha Aheen, suffisant.

    Il commençait même à partir dans la direction opposée.

– Je pense que c'était autre chose.

    Il s'était arrêté lentement tandis que Rith le regardait, désapprobateur. Il se doutait que Lucien n'allait pas s'arrêter en si bon chemin.

– Que c'était toi, mais sous une autre forme.

    Aheen fit volte-face, les sourcils haussés et un demi-sourire aux lèvres. Manifestement il était quelque peu enchanté d'entendre cela.

– Lucien, ce n'est pas...; tenta de s'interposer Rith.

– C'est-à-dire ?

    Ils ne décrochèrent pas leurs regards un maigre instant, malgré le barrage qu'était Rith entre eux deux.

– Je ne pourrais pas dire comment cela est possible; commençait le noiraud; mais tu es capable de te transformer en une bête à l'odeur de pourriture, sombre et brumeuse comme la fumée d'un feu de forêt. Tes yeux prennent une teinte de rouge vif... de sang.

    À aucun moment, celui-ci ne se décomposait à travers la description, il paraissait même plutôt attentif.

– Ouuuh; faussement apeuré; je suis un grand méchant monstre.

– Aheen; le prévint Rith de ne pas aller plus loin.

– Quoi ? Il est sur une voie intéressante, non ?

– Ça suffit.

    Pourtant, il avait déjà repris sa route vers les deux garçons, la démarche aussi assurée que son air radieux n'inspirait rien de bon.

– Il se rappelle, n'est-ce pas exceptionnel ?; continua tout de même Aheen.

– Il faut que je te parle dans quelle langue pour que tu la boucles ?

– Tu me ferais presque peur; pas le moins du monde effrayé.

    Rith avait avancé sa main dans sa direction pour lui intimer de s'arrêter. Chose qu'il exécutait, ce qui fit froncer les sourcils de Lucien.

– Et qu'est-ce que je suis ?; après avoir relevé le menton.

– Pas humain.

    Il avait mis un temps infini à répondre, cherchant un mot spécifique sans jamais le trouver. La seule explication plausible avait été celle-ci.

– Bingo ! On y vient enfin.

– Aheen, tu...

    Interrompu par la porte de la salle qui s'ouvrit derrière eux. C'était la psychologue au chignon souple et lunettes fines sur le bout du nez qui s'était interposée dans la discussion. Elle était agacée.

– Jeunes hommes, ce n'est pas une heure à traîner dans les couloirs. Surtout celui-ci.

    Elle appuyait un regard irrité sur Aheen qui, peu impressionné, lui fit un petit signe de la main avec un sourire provocateur.

– Si vous voulez parler, allez ailleurs.

    Lucien avait aperçu le regard vide de Neeve le fixer dans la pièce, et vu son nez rouge il avait pleuré. Toute la tension qu'¢Aheen avait installée dans le corridor retomba au profit d'un tourment. Il lui étreint le cœur douloureusement au point où il avait même fait un pas dans sa direction malgré lui.

    La porte fermée, la sensation d'impuissance lui revint en pleine face. Il était de nouveau séparé de lui.

– Bref; trancha Aheen.

    Ce qui fit revenir Lucien à la réalité. Il secouait la tête comme si cela ne lui était que visé.

– On disait ? Ah oui, que je n'étais pas humain.

– Je suis sérieux, Aheen, n'en dis pas plus.

– Tu es d'un sérieux vraiment déplaisant; râla Aheen.

    Les pas de l'adulte dans la salle résonnaient jusqu'à la porte. Et comme il ne voulait pas être à nouveau interrompu, il leva la main en laissant une fumée noire partir de ses doigts pour passer à travers le verrou. Lucien recula d'abord d'appréhension, il avait la preuve sous ses yeux que ses doutes n'étaient pas juste son imagination. Le bout de sa main avaient de nouveau pris une couleur mate, digne d'un corbeau, qui remontait délicatement le long de ses phalanges, chose qui n'existait pas chez les personnes normales.

    Et soudain la peur revint. Non envers Aheen mais parce que la poignée tournait dans le vide, que la porte ne s'ouvrait pas et que Lucien comprit dans la seconde qu'il les avait enfermé dans la pièce. Neeve était toujours dedans.

    Il dévisagea Aheen en se demandant quel trouble l'atteignait pour enfermer son meilleur ami patraque dans une salle exiguë.

– Ce qu'ils sont agaçants parfois.

– Tu ne devrais pas agir ainsi; le réprimanda Rith dans un soupir.

– Je gagne du temps; se défendit-il.

    Comme si sa justification était logique.

– Pourquoi tu fais ça ?

    Lucien s'était, par la suite, dirigé vers la porte bloquée pour tenter de forcer le système. La femme râlait à l'intérieur, en affrimant ne pas comprendre ce qu'il se passait.

– Je ne fais rien de mal !

    Malgré le fait de la tourner dans tous les sens, de forcer pour l'ouvrir, rien n'y faisait, il n'y arrivait.

– Ils ne s'en rappelleront pas; continua Aheen.

– Ce n'est pas une raison pour enfermer les gens à ta guise; gronda Rith; allez, ouvre-moi ça.

    Il soupirait, cependant rien ne se passa.

– Aheen, ne fais pas l'enfant.

– Je veux juste voir si Lucien peut l'ouvrir.

– Il ne peut pas; se précipita-t-il.

    Or, il ne parut pas du tout convaincu. Lorsque leurs regards se croisèrent plus d'une seconde, il sourit de manière insolente en levant de nouveau l'index, laissant une fine brume s'en échapper.

– Une motivation, peut-être ?

– Non mais ça ne va pas ?!; s'affola Lucien.

– Ça suffit bon sang !; s'interposa Rith en lui bousculant l'épaule; arrête tes gamineries.

    Cependant, ce fut trop tard. Il entendait déjà Neeve tousser et la femme tambouriner la porte. Rith avait frappé l'abdomen du noiraud, qui se plia en deux, avant de l'emmener loin d'ici. Laissant seul Lucien et sa panique envahir le couloir. Il avait bien tenté de l'appeler mais il ne s'était pas arrêté. Rith avait même disparu aussi rapidement que Aheen était venu.

– Lucien; retentit faiblement la voix de Neeve entre deux toux.

– Neeve ? Neeve !

    Il s'acharna une nouvelle fois sur la porte sans que le verrou ne se débloque. Solution de secours : il frappa de son épaule le battant dans l'espoir d'avoir assez de force pour la casser. Rien ne se passa de plus. Alors il utilisa son pied, mais rien. Ce ne fut que lorsqu'il entendit un bruit sourd qu'il crut avoir perdu son cœur tant il s'était arrêté de battre.

– Neeve !; hurla-t-il.

    La porte s'ouvrit dans un fracas monstre avant même que ses doigts ne touchent la poignée. Or se poser la question de comment cela était possible n'était pas sa priorité. Il n'hésita pas à chercher le jeune homme du regard lorsque la fumée noire et opaque s'évaporait par l'entrée d'air. Près du bureau, couché par terre, son vêtement encore entre ses doigts. Il courut jusqu'à lui avant d'écraser ses genoux contre le sol. La douleur était bien secondaire. Il attrapa le garçon dans ses bras en approchant son oreille de sa poitrine. Heureusement pour lui, son muscle fonctionnait toujours et sa poitrine se soulevait, faiblement mais régulièrement.

    Il poussa un énorme soupir de soulagement. Il le serrait désespérément, un long moment, en savourant chaque écoute de son cœur battant.

    Il le déposa à contre coeur, tête sur son écharpe, avant de se tourner vers la psychologue près du seuil, à moitiée avachie contre le mur blanc. Elle était bien pâle et ses lèvres étaient grises. Il se précipita vers elle pour chercher un mouvement, une respiration. Pour le coup, le sien était inexistant. Il la coucha d'abord en ne sachant que faire, il paniquait. En frôlant sa peau, il reçut une décharge électrique, désagréable et vive. En regardant sa main, la fumée caressait sa paume. Il secoua ses doigts avant de les essuyer contre un manteau par terre, le portant étant tombé avec la porte. Il retenta l'expérience mais fut confronté au même problème.

    Il n'avait pas entendu Nahara arriver et sursauta violemment en apercevant ses pieds apparaître dans son champ de vision.

– Mais qu'est-ce qu'il se passe ?

Les mains tremblantes au-dessus de l'adulte, il leva les yeux vers elle.

– Je... Ah... Elle... Et Neeve...

    Impossible de sortir deux mots convenables pour expliquer la situation désastreuse dans laquelle Aheen les avait mis. La jeune fille comprit néanmoins l'urgence de la situation et éloigna le garçon pour procéder aux premiers secours. Chose qu'il ne connaissait puisqu'il n'aurait jamais eu l'idée d'appuyer sur sa poitrine. Elle répéta cela deux fois avant de souffler dans sa bouche.

– Va t'occuper de Neeve au lieu de me fixer comme un bon à rien.

    Pas de panique, pas d'affolement, juste un ordre clair et net, supplément stress au vue de la pique. Elle n'allait pas lui dire deux fois. Il repartit près du garçon qui n'avait toujours pas ouvert les yeux. Il frôla son visage à la recherche d'une quelconque blessure qu'il n'aurait pas remarqué. Ses tâches de rousseurs ressortaient un peu plus que d'habitude, ses lunettes s'étaient explosées un peu plus loin, il avait les lèvres sèches et légèrement pâles. Mauvais signe, il posa à nouveau son oreille contre son torse. Tout fonctionnait, heureusement.

    Nahara avait arrêté son massage cardiaque et prenait son pouls contre sa trachée, fixant le vide. Cependant, alors qu'ils entendaient déjà les sirènes arrivées, elle croisa le regard de Lucien puis secoua la tête, visiblement désolée.

– Mets Neeve sur le côté; d'une toute petite voix; ça évitera qu'il s'étouffe avec sa langue.

    Nahara avait l'air mal. Et il sentit tout autant le poids de la culpabilité lui étreindre les tripes et les épaules. Lucien eut du mal à déglutir en exécutant sa demande, luttant contre des larmes qu'il ne soupçonnait pas, la bouche pâteuse. Il maintenait son ami pour ne pas qu'il s'écroule la face contre le carrelage taché de gris.

    Il fut tout autant bouleversé lorsque les secours s'étaient rués vers eux, ayant assez de personnes pour s'occuper des deux inconscients au sol en même temps. Il n'arrivait pas à sortir de son état second, suivant du regard Neeve qui se fit embarquer sur un brancard dans la précipitation, de l'oxygène sous ventilation spontanée qu'une femme s'efforçait de faire fonctionner en continue.

    On l'avait relevé pour ne pas gêner le passage. Si on lui parlait, il n'en sut rien. Sa pensée était avec la psychologue.

    En fin d'après-midi, il n'avait suivi aucun cours. Il avait quitté le lycée quand monsieur Zliot était venu le chercher. Il l'avait de suite emmené pour des suivis lorsqu'on l'avait appelé en l'informant que c'était Lucien qui les avait trouvés. Cependant, toujours secoué, il n'avait pas réussi à ouvrir la bouche une maigre fois. Il avait pourtant tant de questions. Aucune n'était sortie.

    Jusqu'au petit matin, il était resté assis au chevalet du blondinet, toujours sous oxygène assisté, la machine à bip-bip branché à son bras. Il avait été autorisé à le voir quand sa tante était partie, contrainte de rentrer chez elle. Il ne l'avait pas croisé mais en avait été informé. Monsieur Zliot lui avait donné une couverture pour passer la nuit, elle n'avait servi qu'à ses jambes puisqu'il s'était endormi en tenant la main immobile du garçon, la couvrant de ses deux paumes comme s'il allait pouvoir le réchauffer ainsi.

    Neeve avait juste semblé dormir paisiblement, ses paupières tressautant dans un rêve profond, sa poitrine se soulevant régulièrement et de manière rassurante. Mis à part le blanc angoissant qui les entourait et que l'hospitalisé portait, il profitait de sa nuit. Si seulement.

    Au petit matin, vers sept heures environ, le poivre et sel était venu lui rendre visite, surtout pour vérifier l'état constant du garçon. Il avait doucement réveillé le noiraud. Les douleurs de son dos aussi.

– Salut, mon grand.

    Lucien s'était certes redressé mais n'avait pas détaché ses doigts de Neeve.

– Il ne s'est pas encore réveillé ?; d'une voix douce et calme.

    Lucien secoua la tête. Il aurait aimé.

– Tu devrais sortir manger un peu.

    Il refusa, il ne voulait pas bouger. Et s'il ouvrait les yeux et qu'il n'était pas là ? Il se retrouverait seul et perdu.

– Sa tante va passer vers midi, c'est son parent légal.

    Il hocha la tête, il avait entendu mais ne se résolvait pas à lever son arrière train du siège inconfortable. Son regard avait trouvé le garçon, la joue gauche sur l'oreiller, les cheveux coincés dans ses cils ou étalés sur le tissu lisse. Il n'avait que peu bougé pendant son sommeil.

    Il entendait monsieur Zliot soupirer de résignation avant qu'il ne s'accroupisse à côté de Lucien.

– Lucien, tu ne pourras pas rester là toute la journée.

    Il tourna à contre-coeur ses yeux vers lui. Il tenta un maigre sourire que Lucien ne rendit pas.

– La psychologue ?; demanda-t-il seulement d'une voix enrouée.

    Son visage se décomposa lentement jusqu'à prendre le même que celui de Nahara hier.

– Malgré les tentatives de ta camarade Nahara; commença-t-il; ça n'a pas suffit.

    Elle n'était plus. Il n'avait pas réussi à la sauver et encore moins avec de l'aide.

– Je suis désolé que tu aies assisté à ça.

– C'est Aheen; affirma-t-il de but en blanc.

    Monsieur Zliot s'apprêtait à répondre du tac au tac mais ne dit rien. Il regardait Lucien mi figue mi raisin.

– Ce sont de graves accusations.

– J'étais là; coupa-t-il; j'attendais Neeve devant la salle. Il s'est amusé à les enfermer et...

– Ne dis pas de telles choses; l'interrompit doucement le médecin; il ne ferait pas de mal à Neeve.

    Lui aussi le pensait dur comme fer. Et pourtant, la réalité de la chose était tout autre. Néanmoins, il se doutait que l'adulte ne l'écouterait pas. Alors il détourna son attention sur Neeve, il n'avait plus rien à dire à la sourde oreille qu'était l'homme en qui il avait eu confiance.

– Lucien; posant sa main sur son épaule.

    Cependant il se décala pour esquiver le contact. Il détestait qu'on le touche, surtout maintenant. Alors le docteur n'insista pas, il partit vers la porte après quelques secondes de silence.

– Un jour tu comprendras.

    Et le battant se fermait doucement avec de nouvelles questions muettes qui passaient ci et là dans son esprit. Finalement, sans doute ne voulait-il plus comprendre. Si cela signifiait voir Neeve en danger, il préférait de loin s'arrêter dans ses recherches.

    À plus l'observer, non il ne dormait pas paisiblement.

    Lucien était resté à le regarder se faire caresser par les rayons artificiels de la led au-dessus de leur tête, il pleuvait dehors. Ses cicatrices avaient volé le rosé de bonne santé de ses joues et ses lèvres n'avaient pas totalement retrouvé de leur splendeur. Sa peau était à peine tiède ou était-ce parce que Lucien eut soudain trop chaud, vers onze heures ?

    On avait toqué à la porte sans pour autant attendre que l'on invite la personne à entrer. Il reconnut la voix du médecin qui l'avait quitté, quelques heures plus tôt. Lucien n'avait pas eu la notion du temps et avait été obligé de sortir de la chambre. Lâcher les doigts de Neeve avait été si navrant qu'il avait eu du mal à suivre l'homme dehors sans décrocher ses yeux du garçon. Devant la porte, il s'était arrêté avant de rencontrer une personne.

– Lucien; que monsieur Zliot tenait par les épaules; voici la tante de Neeve, madame Mirren.

    C'était un petit bout de femme, plus petite que Neeve et plus en forme. Rouquine et les yeux bleus comme l'eau, elle portait à peine du mascara et du fard à joues pour réhausser son teint. Elle paraissait être quelqu'un de simple et joviale. Un bouquet de pensées dans les mains, elle souriait doucement.

– Bonjour, Lucien; commença-t-elle chaleureusement; on m'a appris que tu étais celui qui était venu au secours de mon neveu.

    Lucien se sentit aussitôt entouré d'un voile rassurant à chaque syllabe qui parvenait à ses oreilles. Il ne put que hocher la tête, par manque de voix.

– Je voulais te remercier, il n'aurait peut-être pas eu la même chance avec quelqu'un d'autre.

    Elle avança sa main dans sa direction pour venir frôler son bras délicatement. Un court et intense sentiment de malaise bloqua sa respiration, qui se reflétait aussi dans les yeux de la femme, avant qu'elle ne se décale pour pénétrer dans la pièce juste derrière. Lucien resta perplexe un petit moment, opinant du chef à une question qu'il n'entendit pas et il se retrouva seul dans le couloir blanc et calme.

    Il ne comprenait pas ce qui venait d'arriver et pourquoi il avait ressenti cela. Il passa ses doigts sur la précédente présence de la main de madame Mirren mais la sensation ne revint pas.

    Qu'est-ce que c'était ?

– Lucien.

    La voix était grave et familière, ce qui lui fit relever la tête par automatisme. C'était Rith, une casquette noir sur le crâne, son masque de la même couleur sur le menton, il lui faisait signe de le suivre. Ce qu'il fit, bien-sûr. Il ne se voyait pas rester planté dans le couloir en proie à ses pensées indéterminées.

    Le blond l'avait emmené dans une salle isolée, où aucun passage ne se faisait, au vue des lampes éteintes. Il ferma la porte derrière lui avant de se tourner dans sa direction. Il y avait un bureau recouvert d'un drap blanc trônant près d'une minuscule fenêtre sans rideau, les bibliothèques étaient vides et poussiéreuses.

– Comment il va ?; demanda Rith sur le ton de la conversation.

    Il n'était pas venu pour connaître tous les détails de son hospitalisation. Lucien fronça les sourcils en trouvant son visage concerné.

– Il est en vie; confirma-t-il seulement.

    Rith hocha la tête, rangeant ses mains dans les poches de sa veste en jean sombre.

– Et la psychologue ?

    Or cette fois-ci, il ne répondit rien. Le silence s'en chargeait très bien pour lui.

– Je suis venu m'excuser pour Aheen; fuyant son regard, nerveux; ça n'aurait jamais dû arriver.

– Oui, ça n'aurait pas dû; trancha Lucien.

    Rith pinça ses lèvres, un soupçon de culpabilité dans son attitude. Lui aussi, s'en voulait certainement.

– Alors pourquoi l'a-t-il fait ?

    Il haussa les épaules. Cependant, ce n'était pas parce qu'il n'en savait rien mais parce qu'il ne voulait pas répondre, Lucien le sentait.

– Il me faut mieux que ça; continua-t-il.

– Aheen peut avoir des actions que je ne comprends pas non plus.

– Pourquoi traînes-tu avec lui ?

    Question qui lui brûlait la langue depuis des jours et à laquelle même Neeve n'avait pas pu répondre.

– Ce n'est pas aussi simple que de l'apprécier...

– Arrête d'esquiver.

– Je ne mens pas; se défendit-il; si je pouvais, je l'éviterai le plus possible. Mais je ne peux pas.

– Pourquoi ?

– On en a déjà parlé, Lucien.

    Le garçon secoua la tête. Ça ne suffisait pas comme explication. Il se détourna vers la petite fenêtre pour mettre de la distance.

– Tu imagines si je le laissais sans surveillance ?; commença Rith plus fortement; les dégâts qu'il pourrait causer ? Il ne s'arrêtera pas avant d'avoir assouvi son but.

– En tuant des innocents ?; contra Lucien.

– C'est le seul moyen qu'il a trouvé pour t'atteindre !

    Aheen était juste un adolescent en manque d'attention, voilà tout.

– Je ne les connais pas.

– Mais Neeve, si; le coupa-t-il presque.

– Quel rapport avec lui ? Il a essayé de le tuer juste pour m'énerver ?

– Parce que chaque mort t'impacte. Il touche à Neeve, ce qui te fait le détester, et il veut que tu sortes de tes gonds.

– Pourquoi ?

– Parce que tu es l'ange qui a détruit sa vie, Lucien !; s'emporta--t-il.

    Les mots se coincèrent dans la gorge du dit ailé. Un ange ? Impossible, il le saurait si cela était le cas. Pourtant, il reçut l'information comme une gifle qui le réveillerait, elle le perturba.

    Parce que Aheen n'a pas oublié, que cela le maintenait éveillé et que ça expliquerait ses sautes d'humeurs en sa présence. Cependant, aussi désolé soit-il, Lucien n'avait aucune idée de ce à quoi cela faisait référence.

– Non; nia-t-il; ce n'est pas vrai.

– Est-ce que j'ai l'air de mentir ?

    Il en perdit l'équilibre, se rattrapant à la chaise un peu plus loin, trébuchant sur le drap. Il secouait la tête, il ne voulait pas se l'avouer.

– Impossible; souffla-t-il; ça n'existe pas...

– Comment tu expliques qu'une fumée sans incendie se soit propagée dans la salle ? Que ses yeux changent ? Que la porte se soit soudainement bloquée ? Comment pourrais-tu même justifier toutes ses capacités ?

    Il avait sans doute mal vu, il s'était fait des idées après avoir trop songé sur des informations sans fondement.

– Il en a après toi, Lulu; continua Rith.

– Mais Neeve...

– Arrête de penser à lui deux minutes; le secoua le garçon; on parle de toi, là.

    Ses mains sur ses épaules lui firent l'effet d'un électrochoc et il le poussa avec une telle force qu'il brisa une partie d'une étagère. Sous le choc des dires de son ami et l'inexplicable événement qu'il venait de se produire, il prit la fuite sans en écouter plus. Il se précipitait dans les couloirs sans réellement se rappeler du chemin parcouru jusqu'ici. Il se perdait dans le blanc incessant des murs et le reflet du carrelage qui brutalisait ses yeux. Des infirmières le regardaient de travers pourtant il ne saurait dire si elles lui parlaient, il les fuyait aussi vite qu'il le put.

    Il avait dû tourner bien cinq minutes, d'interminables piétinements, dans l'espoir de trouver une sortie. Sauf qu'il s'arrêta bien avant de trouver une porte familière. Son regard avait accroché la salle où il avait passé la nuit. Madame Mirren faisait la lecture d'un petit livre corné au patient blond toujours inconscient. Elle avait confortablement placé la couverture sur ses épaules et ponctuait chaque phrase d'un regard aimant à son neveu. La scène, aussi belle soit-elle, lui déchira le cœur.

    Si Rith disait vrai, il était là par sa faute. Neeve avait subi cela par sa faute.

    Peu importe qui il était avant ou à ce moment, il se détestait.

    Non, Neeve ne semblait pas dormir. Il n'avait pas bougé depuis le moment où il l'avait quitté. Neeve avait été blessé par la pire personne.

    Il ne voulait pas y croire, pourtant impossible de s'en convaincre. Au fond, il avait juste peur de ce que cela pouvait impliquer. Il avait approché sa main sans s'en rendre compte, posant ses doigts ardents sur la petite vitre quadrillée. Il s'y brûla et recula vivement. C'était la même sensation vive que lorsqu'il avait essayé d'aider la psychologue.

– Lucien.

    Rith. Et monsieur Zliot à sa suite. Ils étaient essoufflés, ils l'avaient sans doute cherché là où il s'était égaré. Ledit garçon ne parvenait pas à détacher le désolement qu'il adressait à son ami sur le lit blanc.

– C'est moi qui ai fait ça ?; murmura-t-il d'une voix chevrotante.

    Neeve avait bougé depuis son départ, sa main s'était aplatie sur le drap et des plis étaient présents. Il dormait. Ses lèvres s'étaient entrouvertes.

– Non, ce n'est...

– Glannon; l'interrompit doucement Rith.

    Glannon était donc monsieur Zliot, il avait été le seul à ne pas le connaître. Tout le monde lui gardait des secrets, des informations aussi futiles qu'utiles. Sans doute même Neeve. Et s'il savait que son état n'était que le fruit provenant de lui ? – ou tout du moins en prenait racine. Lui en voulait-il ?

    Rith était venu prendre les épaules du garçon pour le forcer à se détourner.

– Il faut qu'on parle.

    Madame Mirren avait regardé dans leur direction avant qu'ils ne disparaissent derrière le mur. Il n'avait pas su décrypter l'expression dans ses yeux. Le souffle court et ralenti, Lucien suivait docilement son ami, mené par le docteur dont les mains dans les poches peignaient un peu plus son attitude confiante. Il fixait son dos sans le faire, l'espace entre ses omoplates qui tendait la blouse, plus précisément.

    On voulait lui parler, mais de quoi ? Ils refusaient d'en tirer un moindre mot et s'efforçaient de le tenir à distance.

    Il n'avait pas évalué la distance entre la chambre et la pièce où on l'amenait, ils avaient tourné dans un couloir au rez-de-chaussé qu'il ne connaissait pas par manque de visite. Il n'y avait que deux portes dans le corridor, deux ampoules sur trois ne fonctionnaient plus et il y faisait légèrement frais. Ils avaient passé une porte coupe-feu déverrouillée. Ils avaient ensuite opté pour la salle du fond. Le docteur Zliot avait même sorti un trousseau de clés pour en dénicher une dorée, plus petite que les autres. C'était la seule à être marquée 'P.A.S' au feutre indélébile noir. Sur le moment, Lucien la distinguait à peine, il s'était laissé à éteindre difficilement ses suppositions.

    Monsieur Zliot avait refermé derrière eux. En allumant la lumière, faible, Lucien relevait la tête sur une immense pièce à peine décorée d'une grande armoire en métal fermée d'un cadenas argenté, des lits sans draps à l'allure peu confortable, une bibliothèque mal rangée avec des livres cornés et abîmés, il y avait même des chaînes enroulées près d'une chaise en bois. Rien ne le surprenait plus que de voir Aheen y être assis, les jambes croisées avec une expression mécontente sur le nez. Pourtant, la porte était précédemment fermée.

    Lucien s'était arrêté net en dévisageant le noiraud, qui fit de même à l'entente de la poignée derrière eux.

– Lucien ! Mon ami; se réjouit faussement Aheen en levant les mains vers le ciel.

    Lucien tourna un regard déçu vers Rith, tout aussi réjoui que le neveu.

– Par pitié, dites-moi que je rêve; ronchonna le blondinet; qu'est-ce qu'il fout là ?

– J'ai un double des clés; soulevant le petit objet entre ses doigts.

– Et je l'ai appelé.

    Lucien observa le docteur passer près d'eux avant de les inviter à le suivre jusqu'aux lits un peu plus loin.

– Il a des explications à donner.

    Le mécontentement dans la voix, il le fusilla du regard.

– Ouuuh; railla Aheen; je vais me faire taper sur les doigts.

    Lucien s'assit parce qu'on l'y avait contraint. Il avait tout de même reluqué le noiraud, qui avait fini par les rejoindre. Il ne semblait pas le moins du monde coupable ni troublé d'avoir blessé Neeve hier. Il était même très soigné, si on exemptait les ondulations désordonnées sur son front, ses vêtements attiraient le regard.

    À peine eut-il posé ses fesses que l'adulte prit la parole :

– Je pensais avoir été clair, Aheen; réprimanda-t-il; tes activités parascolaires devaient cesser.

– Parce que maintenant on m'accuse ?; avec une moue.

– Lucien m'a dit, oui.

    Les yeux verts du garçon rencontrèrent ledit adolescent. Il le dévisagea un long moment. Cependant Lucien eut à peine le temps de comprendre toute l'ampleur de ses émotions qu'il proféra :

– Balance.

– Cesse tes insultes; le défendit Rith; ça se serait su de toute manière.

– Serait-ce des menaces ?; s'amusait-il.

– Simplement la vérité.

    Aheen esquissa un fin sourire provocateur.

– Ton domaine, après tout.

– Aheen; le rappela à l'ordre le poivre et sel.

    Il se détourna, tout content de sa petite moquerie. Encore une chose qui échappa à Lucien. De profil, il eut tout le loisir de voir son cou imprégné de fines marques sombres, les mêmes que sur ses doigts, hier. Ça ne ressemblait pas à un tatouage, les contours étaient trop nets pour cela. Quoique ça ne surprendrait pas le noiraud d'en trouver autre part.

– Oui, Glagla ?

– Je peux savoir ce qu'il t'a pris de t'en prendre à une humaine sans défense ?; ignorant le surnom dégradant.

    Lucien fronça les sourcils, cela le titilla qu'il la nomme ainsi.

– Hum ? Oh, elle m'avait juste agacée. Elle n'arrêtait pas de nous interrompre.

– Et Neeve ?

– Dommage collatéral; en haussant les épaules.

    Comme monté sur ressorts, Lucien sauta sur ses pieds. Il était profondément dégoûté des paroles du garçon. Il ne semblait même pas impressionné que Lucien s'approche pour le bousculer.

– Comment oses-tu ?

    Ce fut Rith qui s'interposa pour retenir Lucien de regretter ses actions plus tard. Il le recula, difficilement, pour qu'il retrouve sa place initiale.

– Il est en vie, calme tes ardeurs; s'exaspèra-t-il.

– Pas grâce à toi.

    Aheen dévisagea le blond un court instant avant de rigoler.

– Tu serais surpris.

    Rith retient le bras de Lucien qui s'apprêtait à se lever de nouveau pour lui mettre une droite. Son insolence le faisait fulminer, il ne devait pas se rendre compte de ses paroles ni même de ses actions.

– Tu avais pourtant donné ta parole de ne pas recommencer; le gronda Zliot.

– Oops ?

    Il avait donc déjà agit ainsi auparavant. Les trois le regardaient de travers.

– Oh ça va, vous en faites des têtes !; balaya-t-il; tout le monde pense déjà que c'est un accident électrique.

– Ça n'excuse pas le fait que tu nous mets tous en danger.

– Ce n'est pas comme si tout le lycée était au courant.

– Il te faut encore combien "d'accidents" pour que tu t'arrêtes ?

    Aheen sembla réfléchir comme si la proposition était plus qu'alléchante.

– Il n'y aura plus d'incident de la sorte puisque Aheen va cesser d'aller au lycée; décida l'adulte.

    Puisqu'il ne prenait rien au sérieux en ce moment, Aheen s'offusqua dans un mauvais jeu d'acteur.

– Et me priver de cours aussi merveilleux que votre morale à deux balles ?

– Soit correct, tu veux ?; le réprimanda Rith.

– Soit moins barbant; rétorqua-t-il en roulant des yeux.

    Rith était sérieusement exaspéré du comportement détaché de l'adolescent et poussa un immense soupir de contrariété.

– Aheen, tu dois prendre conscience que tes actions ont des conséquences.

– Plaignez-vous à Lucien; posant tranquillement ses mains sur le matelas, adoptant une attitude plus que détachée.

    Celui-ci plissa les paupières d'incompréhension. Si seulement il avait pu se distraire par les réprimandes des deux autres... Mais non, un silence s'était installé dans la salle. Un sourire satisfait et tout à fait insolent naquit de nouveau sur les lèvres du serpent.

– Après tout, si on en est là, c'est à cause de lui.

– De quoi tu parles ?; se méfia aussitôt le noiraud.

– Oh oui, ça; commença Aheen en tournant son regard vers l'adulte; de quoi est-ce que je parle ?

    Lucien suivit son regard, attendant une réponse qui allait sans doute venir du docteur Zliot. Celui-ci, les lèvres pincées, fusillait son neveu du regard.

– Glannon, voyons, pas de secret entre nous !

– Boucle-là.

– Rith, mon tendre ami; tournant donc son attention vers lui; toi qui a envie de parler.

    Ledit garçon ne s'attendait pas à ce qu'il rebondisse aussi rapidement. Il avait encore la bouche entrouverte mais ses sourcils étaient froncés.

– Ce n'est pas...

– Explique au pauvre petit Lucien sans défense; coupa-t-il d'une moue affreusement mal jouée; comment on a pu en arriver là ?

    Rith serrait les dents, les faisant grincer un temps, avant d'avouer à voix basse :

– Je lui ai déjà dit.

– Splendide !; s'exclama Aheen en ouvrant les bras.

– Quoi ?; retentit en même temps.

    Lucien, ne sachant plus où donner de la tête, jonglait entre les deux opposés. Leurs deux regards étaient branchés sur le blondinet qui soutenait difficilement celui de l'adolescent en face.

– Rith, tu n'as pas fait ça ?

– Oh que si !; se réjouit le noiraud; il ne tient jamais de secret.

    Rith se mordillait la joue pour retenir une remarque sanglante – ou un coup violent.

– A ta place, je répondrais au gentil humain; le provoqua Aheen.

– Ferme-là.

– Rith, qu'est-ce que tu as dit exactement ?

– Oui, qu'est-ce que tu as dis ? On a tous hâte de t'entendre bégayer.

    Rith avait fait claquer sa mâchoire, il fulminait mais se retenait de lui rentrer dedans.

– Aheen, j'ai dis la ferme.

    Sa voix était d'un grave que Lucien ne lui connaissait pas, il n'avait pas cligné des yeux depuis que l'autre lui cherchait des noises.

– Sinon quoi ?; croisant délicatement ses jambes; tu vas me faire les gros yeux ? Regarde; balançant sa main de droite à gauche; je tremble.

    Rith s'était aussi soudainement levé que Aheen avait été projeté contre le mur loin derrière. Lucien avait sursauté en restant bouche-bée, il n'avait pas réussi à en placer une. Ça aussi, il ne l'expliquait pas. Aheen se mit à rire. Il était satisfait, il l'avait sorti de ses gonds. Violemment, le blondinet poussa les lits qui le séparaient de lui, toujours comme cloué au mur. Il avait une telle force qu'ils s'éclatèrent contre les fondations présentes dans la pièce.

– Vas-y; hurlait de suffisance le noiraud; frappe-moi, défoule-toi, ça ne changera rien !

    Docteur Zliot avait accouru auprès de Lucien pour le protéger de son corps, comme si Rith en avait après lui. De colère, Rith avait attrapé le pied d'un lit fracassé, un tranchant et à mauvais aspect, en se rapprochant dangereusement de Aheen.

– Je t'ai dit de la fermer !; gronda-t-il.

    Il leva son bras, sous le rire strident du noiraud, dans l'intention de lui faire mal.

– Essaye toujours de me réduire en silence; entre deux sourires victorieux; il faudra me tuer pour ça.

– Oh, ce n'est pas un problème.

    Il brandit un peu plus son arme et s'élança en direction de sa poitrine. Rith ne pouvait pas le tuer, si ? Il n'était pas comme Aheen, il ne faisait pas de mal.

– Pas de meurtre dans mon hôpital !; les réprimanda fortement Glannon.

    Cela eut raison d'eux et tout bruit, tout mouvement cessa. Le temps resta en suspens. L'arme de fortune avait commencé à s'enfoncer dans le thorax du jeune homme tandis que celui-ci s'était arrêté de rire. En vérité, Lucien pouvait voir la peur dans son regard. Elle disparut aussi vite qu'elle était apparue, cependant Lucien l'avait reconnu.

    Il se remit à sourire, de soulagement si l'on regardait bien.

– Tu as entendu le patron; d'un murmure provocateur; pas de grabuge.

    Rith l'avait sans aucun doute assassiné du regard avant de le relâcher. Le noiraud s'écroula lourdement par terre tandis que le blondinet faisait demi-tour, tout l'agacement et la frustration dans chaque pas. La tension était toujours présente et pesait sur les épaules de Lucien, fixé à son lit par des verrous invisibles.

    Monsieur Zliot avait retenu le bras du garçon avant qu'il ne passe la porte.

– Je sais que cela est frustrant; commençait-il d'une voix compatissante et douce; mais si tu l'avais vraiment tué, est-ce que cela t'aurait libéré ?

    Il le défia du regard.

– À vous de me dire.

    Sur ces mots il se dégagea, dévisageant l'adulte avant de partir avec la rapidité de la lumière. Lucien l'avait regardé s'en aller sans qu'il n'ait la moindre envie de lui parler, de le raisonner ou de lui demander ce qui n'allait vraiment pas entre eux. Au fond, il lui avait fait peur. Il ne le connaissait pas ainsi, et il ne soupçonnait pas une telle force surnaturelle. Dépassé par la situation, le docteur frotta son visage longuement avant de se tourner vers Lucien.

– J'imaginais plus... détendue comme annonce; admit-il d'une petite voix.

    Si annonce il y avait eu, il n'avait rien compris. Il soupira.

– Tu devrais rentrer.

    Le tournevis avait été cette phrase, il n'allait pas lui dire deux fois. Il avait eu sa dose de choses inexplicables pour la journée, voire la semaine ou encore le reste de son existence. Il s'était levé lentement tandis que le docteur zieutait l'autre bout de la salle. Aheen époussetait sa veste en pestant contre la poussière. C'était bien la première fois que Lucien le voyait décoiffé.

– J'ai encore à faire avant de terminer la journée.

    Ils hochèrent la tête d'un commun accord et Lucien ne se fit pas prier. Tout de même sous le choc, il avait ralenti le pas en sortant de la pièce, fixant les gens présents dans le hall avec méfiance et détachement. Monsieur Zliot et Aheen avaient eu des propos étranges et certaines formulations titillaient encore le jeune homme qui laissaient ses pieds le guider pour fuir la foule. À vrai dire, il s'enfonçait dans les couloirs, se cachait dans la cage d'escalier. Il redoutait toute personne qu'il pouvait croiser, qui elle était et ce qu'elle était. Est-ce que cette aide-soignante au chignon bien trop plaqué était normale ? Cet infirmier tout jeunot était-il réellement un employé ? Et si cette secrétaire trop souriante cachait quelque chose ?

    Après avoir vu son ami sortir de ses gonds pour si peu, et déployer une telle force inhumaine, il n'était plus certain de rien.

    Lucien avait fini par monter à l'étage pour ne pas croiser un duo de soignantes qui montaient. En se protégeant derrière un mur, il remarqua rapidement qu'il le connaissait, ce couloir. C'était celui de Neeve. Ce fut plus fort que lui, il se laissa aller à sa chambre, non sans regarder constamment derrière lui qu'on ne le suive pas.

    La porte était toujours fermée et la lumière avait été activée. Il s'en approcha à pas de loup jusqu'à trouver la fenêtre.

    Neeve était réveillé. Il pleurait contre son oreiller. Sa tante pliait un mouchoir tandis qu'elle tentait de le réconforter doucement, cela se voyait à son attitude. Elle caressa ses cheveux doucement, épongeant ses joues encore pâles et son menton à peine sec. Il devait extérioriser la peur qu'il avait ressenti dans la salle et Lucien comprenait.

    Il comprenait aussi que cela s'était vraiment produit. Que tout cela n'était pas le fruit de son imagination et que si Rith disait vrai, alors il serait encore dans les filets dangereux de Aheen.

    Peut-être continuerait-il de chercher son passé. Néanmoins, sans Neeve, si cela pouvait le garder de perdre son sourire.

    Lucien recula d'un pas puis s'en alla, lui aussi à la vitesse de la lumière. 

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