11 : #7E4602
Lucien avait invité Neeve sous son toit, dans l'espoir d'apaiser son chagrin avant de le laisser seul. Ils étaient rentrés à pied, c'étaient donc trempés qu'ils avaient franchi le seuil de la porte. Les vêtements agrippés à des cintres coincés en dehors du placard, ils ne s'étaient rien dit. Neeve était éteint d'un silence tandis que le noiraud n'avait osé ouvrir son clapet. Il n'avait su quoi dire, que faire pour lui apporter son aide et soutien. Sur le porche, le plus petit avait tout de même retenu sa manche, la tête basse il avait soupiré lourdement avant de se blottir contre le buste du garçon. À part le minuscule 'ça va ?' de Lucien, leurs deux voix ne se rencontraient pas.
– Glannon ?; retentit à l'étage; je pars dans cinq minutes, promis.
Elle râlait. Aheen, la moto dans la cour avant, était lui aussi rentré. Malheureusement pour Lucien, il était descendu trop vite au silence qui avait répondu à sa place. La tête brune du garçon avait de suite trouvé le visage déconfit de son meilleur ami. Déstabilisé, il s'était approché de lui en fronçant les sourcils. Neeve avait repris un sanglot en perdant l'équilibre, à quelques centimètres de la main de Aheen – il avait sans doute dû penser qu'il l'évitait. Le regard noir qu'il lança par la suite à Lucien avait glacé son sang. Il se rappelait nettement de la douleur et se serait bien passé de sentir sa peau sur sa gorge, la sensation de brûlure intense sur chaque millimètre de son épiderme, ses yeux aussi vifs que du sang et l'ambiance pesante qu'il traînait avec lui.
– Qu'est-ce que tu as foutu, sale pouilleux ?; cracha-t-il.
– Heen !; sanglota Neeve en tirant son bras.
– Tu l'as fait pleurer ? Tu n'as rien de mieux à faire ?
Il frappa la tête de Lucien contre la porte, le bruit sourd résonna dans toute l'entrée, ça l'avait sonné. Un instant sa vision s'était brouillée, il ne savait même plus s'il clignait des yeux.
– Tu ne peux pas te rentrer dans le crâne qu'on ne veut pas de toi ?
Le coup de poing décroché dans sa mâchoire avait fait vaciller Lucien, qui tombait dans un bruit sourd.
– Heen ! Mais arrête; tenta toujours le pauvre garçon.
Malgré lui, Lucien toussait à en couvrir sa voix, s'appuyant sur la porte derrière lui. À peine une dizaine de secondes après, il entendit Neeve protester de vive voix et camoufler le noiraud de son dos. Il se remettait tout juste de son coup derrière le crâne qu'il ne suivait pas la discussion.
– Décale-toi; grogna Aheen, mauvais.
Il y avait tout de même une touche de bienveillance dans sa voix, chose qui hérissa le poil de Lucien.
– S'il te plaît; sanglota Neeve; ne lui fait pas de mal.
– Je lui remets juste les idées en place.
– Aheen, il n'a rien fait.
Légèrement incommodé des différentes douleurs insignifiantes, Lucien avait laissé ses mains s'agripper au dos du pull de son ami. Ils étaient déjà bouleversés de cette journée, et Aheen n'aidait en rien le sentiment pesant qu'ils trimballaient.
– Mais qu'est-ce qui te prend ?; demanda le blondinet d'une voix chevrotante. Ça a été une journée horrible, une amie est morte et tu ne trouves rien de mieux que de te déchaîner sur Lucien ?
La douleur peignait chaque souffle.
– C'est qui ?; interrogea-t-il seulement d'une voix blanche.
– Pauline, mais quelle importance ça à pour toi ?
Finalement, le nom lui disait quelque chose. Rith en avait déjà parlé. Il ne se rappelait plus exactement de qui elle était, néanmoins sa relation avec Neeve avait été citée à ce moment-là. Proche, de ce dont il se souvenait.
Un instant, long et en suspens, Aheen ne répondit rien, il laissait le silence faire son chemin. Lucien avait même relevé la tête pour tomber sur le regard désolé du neveu, ses épaules s'étaient affaissées sous le poid du ressenti de Neeve et son expression s'était fermée. Il finit par reculer d'un pas en détournant les yeux.
– Je suis navré pour toi.
Et il disparut dans l'escalier sans plus d'excuse.
Le blond n'avait pas tenté de l'appeler. Il laissa plutôt tomber son postérieur sur le sol de l'entrée en expirant un long désarroi. Désemparé, Lucien avait attrapé délicatement ses épaules pour ne pas qu'il chute contre la porte, il s'était décalé pour éviter d'être compressé contre le battant fermé. Son visage ne reflétait aucune surprise, juste de la déception. Sans ses lunettes, qu'il avait laissé dans la poche de sa veste, il y voyait chaque douloureux détail. Lucien était à deux doigts de s'excuser de son comportement à sa place mais fut à court de mots quand le regard blessé de son ami croisa le sien.
Il y sentit comme une peine aussi vieille que le soleil, tout autant vivace que le froid mordant qui parcourait le palpitant du noiraud. Il ferma ses lèvres en desserrant ses doigts, laissant tomber ses mains sur ses avant-bras plus bas. Neeve se mit soudain à rire nerveusement, comme si la situation était on ne peut plus désagréable. Il fût long, résonnant, parfois cristallin, il essuyait ses larmes un temps soit peu. Et Lucien ne sût plus quoi penser. Son visage était trempé jusqu'au menton, si ce n'était plus loin, la pluie s'était mêlée aux perles salées et la morve coulante. L'après-midi l'avait secoué. Puis Neeve se remit à pleurer en reniflant comme un enfant.
Alors Lucien s'était levé pour aller chercher un sopalin dans la cuisine, trouvé trônant fièrement sur la table, pour lui rapporter le rouleau entier. Le garçon se jetta presque dessus pour enrouler deux feuilles et se moucher avec la force d'un éléphant à moitié réveillé. Lucien avait tout de même remarqué ses mains qui tremblaient, écrasant faiblement le papier usagé en frottant ses pauvres joues, déjà rouges, de sa manche. Elle séchait à peine sa tristesse. Il trouva un instant le regard inquiet de Lucien avant d'inspirer et expirer au moins sept fois.
– Pardon; se précipita-t-il quand le silence recommençait à baigner l'entrée; c'est les nerfs qui lâchent.
Lucien, compatissant, esquissa un léger sourire en coin. Neeve avait laissé son regard se balader plus bas, sur ses doigts rougeâtres de froid et les mouchoirs de fortune. Il l'attrapa délicatement avant de rire doucement, plus amusé que nerveux.
– Du sopalin ?
– C'est la première chose que j'ai vu; répondit honnêtement le noiraud.
– J'ai de quoi faire au moins.
Une nouvelle larme avait franchi la barrière brisée de ses cils et c'en fut trop pour Lucien. Il lui attrapa gentiment les coudes en l'incitant à se lever, la pièce émanait une ambiance mêlée de deuil et de tension, il voulait lui faire changer d'air. La cuisine étant la plus proche, il l'y emmena à son rythme, l'assit sur une chaise tirée au préalable et alla fermer le battant pour ne pas être dérangé. Lucien prit quand même un temps pour grimacer de la douleur constante de son dos et sa gorge encore chaude.
– Je suis désolé; bredouilla Neeve.
Lucien retrouva la présence de son ami du regard et contourna la table sans se détourner. Les épaules voûtées et son cou rentré donnaient mal à Lucien rien qu'en l'observant. La position n'avait rien de confortable.
Il renifla en dénouant ses omoplates, non sans fixer le mouchoir sur la table.
– C'est juste qu'elle... elle était mon amie; marmonna-t-il.
Son menton tremblait dans une moue bien déprimante. Puis, d'une seule traite, il dévala :
– Pauline était mon amie, elle était l'amie de tout le monde. Depuis le collège, on a toujours été délégués ensemble, on a tout fait pour que chaque élève se sente à sa place, qu'aucun ne soit seul. Elle était gentille, drôle, avenante, une camarade modèle et... et là; relevant les yeux vers Lucien, l'immense peine dans le regard; on l'a tué ?
Le noiraud avait tiré la chaise à l'opposée de Neeve, en face pour capter un maximum son regard s'il en avait besoin. Il posa lentement ses fesses comme si des épines imbibées de culpabilité allaient faire un simple chemin dans ses tripes. Alors qu'il n'était aucunement responsable de ce qu'il s'était passé.
– C'est injuste; cracha-t-il en balayant le sopalin usagé.
L'adolescent ne sut quoi lui dire, il était dépassé par les événements.
– Pourquoi ? Qui a fait ça ? Le truc bizarre que tu penses avoir vu l'autre fois ? Et si c'était juste un élève qui se déguise pour faire du mal gratuitement sans se faire prendre ?
– Je ne pense pas...
– Rith a raison; sanglota-t-il; il y a des fous de partout et on ne sait même pas les reconnaître.
– Neeve; retenta-t-il doucement.
Ledit garçon secouait la tête comme s'il ne voulait pas entendre –– tout du moins dans l'instant présent. Il laissa ses pleurs éclater bruyamment sous la présence impuissante du jeune homme. Il cachait son beau visage dans ses mains, se bataillant avec ses manches pour éponger les deux robinets sur ses pommettes.
Lucien se leva, remplit un verre d'eau trouvé dans le bac à côté de l'évier, le posa devant les coudes de Neeve puis approcha une chaise de lui. Elle grinça désagréablement jusqu'à s'arrêter net. Lucien détacha une feuille qu'il plia sur elle-même puis tendit une main vers son poignet gauche. Il n'émit pas grande résistance avant de baisser son bras sur la nappe froide, il détourna tout de même la tête en direction de la fenêtre –– il le fuyait.
– Neeve, regarde-moi.
Il secoua la tête entre deux spams par manque d'air. Le forcer n'y changerait rien, Lucien le savait. Alors il laissa le temps faire, sa main droite caresser ses cheveux humides lentement, son bonnet n'avait pas réussi à les protéger suffisamment. Il se laissa à frôler son oreille du bout du pouce, par instant. Il espérait le consoler sans savoir réellement s'y prendre. Il espérait surtout s'y prendre bien.
Un long moment passa où seul le chagrin du ciel, résonnant à celui du garçon, faisait écho dans la cuisine. Le frigo avait pris une teinte dramatique et la table s'était assombrie. Neeve posa sa main sur celle de Lucien tenant toujours son poignet, tourna son visage fatigué vers le sien en battant sans repos des cils. Il avait maltraité ses lèvres d'une force brute et ses yeux avaient rougi en gonflant inévitablement.
Qu'il n'aimait pas le voir ainsi ! C'était une peinture déchirante.
Il attrapa patiemment son mouchoir de fortune pour venir éponger chaque parcelle de sa peau inondée. Il prenait son temps, évitait de frotter pour ne pas blesser la sensibilité de son visage. Mais il s'arrêta lorsqu'une larme chaude rencontra son pouce. Il s'était remis à pleurer. En croisant son regard, le temps ne s'était stoppé que pour ce qui ne les concernait pas.
– Tu crois qu'elle va mieux, là-haut ?; une question qui démangeait ses lèvres depuis le départ du lycée.
– Pourquoi ?
– Elle était déjà tombée des escaliers l'autre jour. Hier encore, elle avait mal.
Lucien ne mit pas longtemps à comprendre que l'ambulance de la dernière fois était venue pour Pauline. Et la deuxième venue n'était pas pour un espoir de bonne nouvelle.
Une nouvelle larme s'échappa pour trouver le mouchoir déjà bien froissé.
– Oui; après un court instant; elle va mieux.
Cette fois-ci, ce fut une sorte de sanglot de soulagement qui étreint ses épaules. Il hocha la tête comme pour se persuader que cela irait, que Lucien avait raison. Il serra la main du noiraud avant d'enchaîner sur de nouvelles questions, suite à quelques longues inspirations :
– Pourquoi tout va mal en ce moment ? Pourquoi tout le monde meurt ? C'est tellement injuste... trop tôt... Pourquoi elle ? Pourquoi maintenant ?
Choses auxquelles Lucien n'avait pas de réponse à donner.
– J'ai l'impression de revivre la mort de mes parents, c'est affreux !
– Neeve, je...
Interrompu par la porte de la cuisine qui s'était ouverte en grinçant. Les deux s'étaient tournés, tombant sur l'expression préoccupée d'Aheen. Un sac jeté sur son épaule, une casquette vissée sur sa tête, il était sur le départ. Lucien avait immédiatement vu le regard mauvais et vert qu'il lançait sur le réconfort apporté près des mains du blondinet. Ça n'avait manifestement pas échappé à Neeve non plus.
– Neeve; commença-t-il.
– Va-t'en, Aheen.
Et non Heen. Son mécontentement ne s'était pas évanoui parce qu'il s'était évaporé à l'étage.
– Je ne veux pas te voir; détournant la tête aussi sèchement que sa voix le renvoyait.
– Ne sois pas comme ça; le réprimanda gentiment Aheen en approchant sa main de son épaule. Prends tes affaires, je t'emmène te changer les esprits.
À peine ses doigts eurent frôlé son vêtement que le garçon avait sauté de la chaise comme s'il était monté sur ressort. Il avait aussi bousculé Lucien, qui s'était légèrement reculé en sursautant, ayant quitté ses mains dans un abandon soudain. Le froid avait griffé le poignet du noiraud. Cette fois-ci, Neeve fuyait vraiment le contact de son ami. Il s'était figé en dévisageant le blondinet tendu comme un arc.
– Je t'ai dit de dégager; détachant chaque syllabe entre ses dents serrées par les visses de l'agacement.
– Arrête ça; ricana-t-il amèrement; on sait très bien que tu ne le penses pas.
Son sourire se tut lorsqu'il croisa le regard de Lucien, toujours cloué à la chaise. Il ne souhaitait qu'une chose, qu'il ne l'approche pas pour s'en prendre une énième fois à lui sans raison. Aheen tendit la main vers l'adolescent pour l'inviter à prendre la tête de la sortie.
– Allez, cesse ta tête de mule et allons nous promener.
– Ne m'entends-tu pas ? Ni lui, ni moi ne voulons te voir ! Disparaît ! Dégage de ma vue !
– Neeve, modère tes mots; cassa Aheen dont le regard noir naquit sur son ami.
Lucien grimaçait malgré lui. A l'écouter parler, Neeve ne devait pas avoir des envies contraires aux siennes et refuser de le suivre. Lucien fut bien inconfortable face au neveu et sa voix menaçante.
– Tu ne vas pas rester ici, et ce n'était pas une demande. Alors maintenant, tu...
– Mais va te faire voir, Aheen !
Il avait bousculé les épaules du neveu d'une force qui semblait s'apparenter à celle d'une mouche, qui fit tout de même son effet. La colère avait fait place à l'offusquement et la désillusion. Il y eut un temps en suspens, un poid immense s'installant lourdement sur chaque élément présent dans la pièce, dont les épaules faibles de Lucien. Puis Aheen approcha sa main de lui, une nouvelle tentative de l'emmener. Cependant, Neeve n'en démordit pas, recula d'un pas jusqu'à se retrouver un peu plus collé à la table puis pointa du doigt l'entrée avec la conviction d'un titan. Aucun mot n'avait traversé l'ambiance désagréable et pourtant, un million de paroles avait été dites silencieusement. Pas une seule n'ayant été interceptée par le spectateur de la scène, toujours muet.
Aheen secoua la tête, désapprouvant le choix clair de son meilleur ami, redressa son sac sur son trapèze et s'en alla en soutenant son regard jusqu'à la dernière seconde. Neeve avait une respiration difficile et irrégulière, qui finit par éclater en sanglots quand la porte d'entrée claqua. La tension mêlée à son chagrin ne faisait pas bon ménage. Il se rattrapa maladroitement à sa chaise près de sa hanche pour s'asseoir et laisser sa voix brisée tenter de sortir parmi les pleurs.
Et Lucien était désemparé de la situation. Il ne savait plus comment agir.
Le consoler avait été impossible. Neeve était rentré, deux heures plus tard, les yeux aussi rouges que les plaies de son dos. Le laisser partir, accompagné de monsieur Zliot pour le conduire chez lui, avait été tout autant douloureux que le son de chacune de ses larmes. Lucien avait été bien incapable de fermer l'oeil de la nuit, même le ciel ne l'aidait à trouver une certaine paix dans le silence de la maisonnée. Il avait détesté et détestait le visage peiné ainsi que la douleur qui avait tiraillé sa voix.
Le lendemain, l'école n'était pas aussi bruyante que d'habitude. Eux aussi avaient perdu une camarade, eux aussi étaient en deuil. Eux aussi. Mais surtout Neeve. Surtout lui, l'esprit absent devant le casier couvert de mots d'amour pour Pauline, des fleurs accrochées à la peinture bleue. Il entourait sa taille de ses propres bras pour sangloter en son unique présence, il était tourmenté et endeuillé. Lucien n'avait pas eu le courage de s'approcher, de lui prêter son épaule comme dans la cuisine, d'essuyer ses larmes pour faire place à des nouvelles. Il était resté figé près de l'escalier central, là où le corps avait été découvert, il pouvait presque y sentir encore le sang. Il l'observait de loin, s'assurait qu'il tienne le choc, que les personnes qui l'entouraient parfois n'étaient pas mauvaises pour son chagrin. Il était attentif au moindre geste que Nevee faisait. Et à chaque perle salée peignant son visage, il enfonçait un peu plus ses ongles dans la paume de sa main pour se retenir de partir le voir, de l'envahir dans un moment qui lui était sien.
Lucien savait qu'il avait besoin de temps, qu'il aurait besoin de temps.
Malgré tout, un pas s'était fait dans sa direction lorsqu'il aperçu Aheen gagner Neeve, tendre la main vers son épaule, la frôler, son regard croiser le sien et prendre le garçon dans ses bras. Il savait que Neeve avait besoin de lui, pourtant, si Rith n'avait pas été là pour le retenir, il serait parti les séparer. Son ami avait attrapé son bras pour secouer la tête. Pas le moment, pas l'endroit.
– J'ai appris pour Pauline; dit-il seulement en rangeant ses mains dans ses poches; la pauvre, elle ne méritait pas ça.
Son regard était dirigé vers Neeve, saluant l'esprit de Pauline d'une attention respectueuse à travers ses cils.
– Il y tenait beaucoup, ils ont grandi ensemble.
Lucien ne put que hocher la tête. Oui, il savait, il l'avait écouté.
– Monsieur Zliot parle d'une dispute qui a mal tourné; engagea Rith sur le ton de la discussion.
Non sans un regard dans la direction du garçon, Lucien le suivit sans broncher.
– Une dispute ?
Ça sonnait faux, et d'après ce qu'il avait remarqué l'autre jour : lorsque cela ne semblait pas réel, Rith mentait. Il ne savait pas mentir.
– Va savoir, sûrement pour un garçon. Elles n'ont que ce mot à la bouche à cet âge là.
Ce qui fit tiquer Lucien automatiquement.
– Tu parles comme si ce n'était pas ton cas.
– Moi ? Bien-sûr que non, c'est résolu depuis belle lurette !
Froncement de sourcils, Lucien ralentit même le pas. Là, le mensonge n'y était pas. Il parlait librement. Rith avait aussi freiné pour attendre son ami, haussant les sourcils.
– Quoi ?
– Tu as seulement dix-huit ans.
– Ouais, tout comme toi; ironique.
Son cerveau avait beau réfléchir à toute vitesse, il ne comprit pas le rebondissement de sa blague. Certes ne connaissait-il pas sa date de naissance, mais de là à douter de sa majorité avec autant d'aisance relevait d'une information qu'il n'avait pas.
– Son amie, Chloé, a dit avoir vu quelque chose; reprit Lucien.
– Mais encore ?; parut-il peu impressionné.
– La même chose qui m'a sauté dessus dans la cour, elle était aussi là à l'arcade et quand Aheen s'en est pris à moi.
– Quelque chose t'a sauté dessus ?; s'étonna Rith.
Effectivement, Lucien avait oublié de lui mentionner ce détail.
– Tu ne serais pas un peu défoncé, Lulu ?
– Grande, noire, brumeuse, à l'aspect animal, et les yeux rouges sang; continua-t-il.
Rith siffla d'admiration.
– Eh bien, t'en prends de la bonne !
– Je ne rigole pas, Rith; se défendit-il en s'approchant rapidement; je sais ce que j'ai vu.
Deux jeunes filles passèrent près d'eux, les dévisageant comme s'ils étaient fous, accélérant le pas de manière nerveuse avant de disparaître presque en courant dans le couloir adjacent.
– Bravo, tu fais fuir la gente féminine; se moqua son ami.
– Chloé avait la même description; n'en démordit pas Lucien; c'est que je ne suis pas fou.
Rith roula des yeux avec un soupir.
– Que veux-tu que je te dise ? Vous êtes tous les deux sous le choc, les hallucinations peuvent être courantes dans ce genre de cas. Tu le savais ?
Le sourire espiègle n'amadouait pas le noiraud qui avait rattrapé son ami en deux pas, puisqu'il s'était décidé à reprendre son chemin sans attendre Lucien.
– J'y ai déjà pensé; admit-il, fixant son regard sur son profil; mais trois fois d'affilée, combiné à l'odeur de soufre et de mort, c'est impossible que...
– Lucien, tu ne crois tout de même pas que j'ai réponse à toutes tes questions farfelues ?; rigola Rith.
Nerveux, le retour. Il continuait de détourner la vérité, mais pourquoi ?
– Ce ne sont pas des questions farfelues; objecta Lucien, le dépassant pour lui barrer la route; tu sais des choses qui concerne l'accident, qui concerne Aheen et qui me concerne.
Rith était agacé qu'il ne lâche pas l'hameçon. Il passa le bout de sa langue sur sa canine en défiant son camarade du regard.
– Alors quoi, Lucien ?
– Je veux des réponses.
– Et monsieur Zliot t'as dit de ne pas en chercher.
– À l'hôpital, tu étais prêt à me dire quelque chose.
– Ne parlons plus de ça; esquiva-t-il; j'étais fatigué et disait n'importe quoi.
– Tu mens; l'arrêta Lucien.
Rith soutenait ses mots un court instant avant d'à nouveau soupirer en relâchant ses épaules, grinçant légèrement des dents.
– Puisque tu sais quand je mens; s'approchant d'un demi-pas; tu devrais te douter que j'ai mes raisons.
Puis il le contourna pour disparaître dans les couloirs. Lucien ne l'avait pas suivi pour la simple raison qu'il était persuadé qu'il n'obtiendrait rien de lui aujourd'hui. Et cela le frustra, il l'observa s'éloigner avec l'impuissance qui rythmait ces trois jours de secrets constants. Ce fut au même moment que la sonnerie retentit et que les élèves semblaient affluer autour de lui pour rejoindre leurs classes, comme si personne n'avait erré dans les corridors pendant leur petite discussion.
Nahara passa même près de lui en le dévisageant, une question comme "qu'est-ce que tu fais planté au milieu ?" résonnant dans son regard. Il n'y répondit pas. Il hésitait. Il voulait des réponses, ça lui était important.
Au final, il avait entamé le chemin opposé à sa salle, espérant trouver des explications plausibles à la bibliothèque, sur internet ou en demandant directement à Aheen, puisqu'il n'avait pas sa langue dans sa poche. Cependant, il s'était figé après deux pas. Neeve se tenait là, le visage déconfit et les yeux gonflés, il l'observait sans vraiment le voir. Et Lucien oublia toutes ses préoccupations lorsqu'il réduisit la distance entre eux. À un détail près, Neeve ne soutenait plus ses yeux.
– Neeve.
Il releva à peine la tête à son prénom.
– Comment tu vas ?
La question était bête, l'intention était maladroite. Pourtant ce fut les seuls mots qu'il eut la force de sortir. Le blondinet secoua la tête, attrapa le pan de sa manche pour embarquer Lucien dans la direction de base, et il se laissa faire. Peut-être avait-il besoin d'une personne proche dans la salle, que ça lui ferait un temps soit peu de bien pendant quelques heures.
Sauf que le cours durant, Lucien n'avait pas réussi à se concentrer. Impossible de tenir plus de dix minutes d'attention sans que ses pensées ne vagabondent vers les récents événements. La salle avait été bien silencieuse pendant plus de cent vingt minutes et les murmures avaient repris lors de leurs sorties pour rejoindre le hall principal. Le professeur de langue les avait informés qu'un hommage serait rendu peu avant la pause repas. Onze heures cinquante cinq, ils étaient tous réunis devant les grandes fenêtres. Lucien avait accompagné le garçon dans les premières lignes, parce qu'il ne se détachait pas de son vêtement. Tout d'abord, ce fut le directeur qui prit la parole. Il se désolait qu'un tel drame soit survenu dans l'établissement, il abordait la gentillesse de la défunte comme Neeve l'avait fait hier, qu'elle était exemplaire et droite. Cependant, il n'avait pas énoncé les causes de sa mort, et personne n'avait osé demander. Neeve avait fini par se réfugier dans les bras du noiraud, qui peinait à garder la tête haute, en pleurant son saoul sur sa chemise froissée. Mina caressait le dos du garçon tout en consolant Chloé, qui était aussi abattue que lui.
Et après une dizaine de minutes de discours qui honoraient la mémoire de la jeune fille, la minute de silence vint. Elle fût fort douloureuse. Reniflement, pleurs, lamentation à peine silencieuse, tous pensaient à elle à leur manière. Même Lucien avait maltraité sa lèvre d'anxiété. Caresser doucement les cheveux du garçon dans ses bras avait été son seul support fiable.
À quelques secondes de la fin, il releva les yeux vers les grandes baies vitrées, il se sentait observé. Et en effet, la bête était là, à le fixer dans le froid, les yeux rouges aussi maudits que son dos le brûlait vivement. Il luttait pour ne pas se tordre de douleur. Puis, par instinct, il tourna sa tête vers le fond de la pièce. Aheen le fusillait du regard tandis que Nahara coiffait sa longue chevelure comme si la situation ne l'atteignait pas, se refaisant une beauté dans son miroir de poche. Mais Lyssa n'était pas à leur côté. Ce qui signifiait qu'elle était la chose à l'extérieur, qu'il n'avait pas imaginé cela et que l'attaque de samedi était véridique. Il ne trouva pas Rith dans la foule, même lorsqu'ils eurent relevé les yeux et qu'ils se dirigèrent vers la cantine juste à côté. Aheen et la blondinette avaient disparu, tout comme le monstre.
– Qu'est-ce que tu cherches ?
C'était Neeve, qui s'était détaché de lui pour frotter ses joues. Même les adultes ne se trouvaient plus en face d'eux.
– Je n'en sais rien; admit Lucien.
Parce qu'il n'était pas sûr des réponses qu'il voulait obtenir et encore moins certain de ce qu'il allait potentiellement trouver. Alors il avait répondu sincèrement en appuyant un regard compatissant sur le beau visage de l'adolescent.
– Je ne suis pas sûr.
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