Chapitre 3
La route reprit comme s'il ne s'était rien passé. Personne ne parla de l'incident de la nuit et Vestar marcha en silence à côté du cheval du prince. Cheval qui n'était plus aussi blanc qu'à son départ. Le prince Alrek avait beau s'entêter à le panser chaque soir, la glorieuse blancheur de sa monture était partie aux oubliettes.
L'angoisse de Vestar ne fit que grandir à mesure qu'ils approchaient de la frontière. Il était encore en train de se demander comment ils allaient traverser lorsque le cortège bifurqua droit vers les falaises. Ils s'arrêtèrent au bord et regardèrent vers l'horizon. Vestar ne chercha pas à s'approcher, devinant déjà ce qui allait se passer.
- Le bateau est parti en flammes, Seigneur. Nous allons devoir trouver un autre moyen de contourner la frontière.
- Vous ne pouvez pas, chantonna Vestar dans un souffle.
Il sourit lorsque les isstadiens se tournèrent vers lui. Il avait étudié plus qu'eux, visiblement. L'épais garde qui s'était fait mettre à terre par le prince s'approcha et leva le poing.
- Hardan.
La voix du prince claqua comme un fouet. Le garde se figea, son mouvement à moitié achevé. Il lui envoya un regard noir, son visage déformé par la haine. Hardan n'avait rien de spécial pour lui si ce n'était cette manière qu'avait son faciès d'exprimer la moindre émotion comme si elle était décuplée au centuple. Il avait un visage de soldat, blafard, couturé, usé.
Hardan recula et rejoignit sa place originale dans la troupe. Vestar ne put retenir un rictus satisfait. Le prince s'arrêta en face de lui. Sous cette lumière, ses yeux paraissaient entièrement dépourvus de couleur. Vestar cilla, étonna de l'intensité de ce regard calme et posé. Il avait l'impression qu'il pouvait voir jusqu'aux tréfonds de son âme.
- Pourquoi ne pourrions-nous pas ?
- Je ne vois pas pourquoi je vous le dirais.
- Parce que c'est dans ton intérêt. Après tout, la princesse Anda est partie dans un convoi précédent. Si tu ne nous dis pas comment traverser la frontière sans passer par le front, tu ne sauras jamais si elle est toujours en vie. Or, n'est-elle pas le seul espoir de ton peuple ?
Sa mâchoire se crispa alors que son esprit retournait la situation sous tous les angles pour en trouver la faille. Il n'était même pas certain qu'ils aient la princesse. Il l'avait fait sortir de la salle du trône avant qu'il n'annonce qu'il savait que l'esclave n'était pas Anda. Toutefois, pouvait-il vraiment faire un tel pari sans savoir ce qui pouvait en résulter ? Pas vraiment. Sans compter que, s'il ne leur disait pas le chemin que peu de gens connaissaient, ils resteraient bloqués en pleine campagne, acculés sur la falaise et personne ne viendrait à leur aide. Ça ne pourrait que mal finir.
Cependant, céder aussi aisément créerait un mauvais précédent. S'il cédait sans leur donner de travail, ils penseraient avoir gagné. Ils sauraient qu'ils avaient un point de pression facile et sans effort.
- Dans mon intérêt ? répondit-il en désignant ses liens. Je doute que quoi que ce soit puisse être dans mon intérêt. Ensuite, je n'ai aucune preuve que vous détenez la princesse. Je n'ai aucune raison de parler.
Le prince Alrek s'avança d'un pas, se retrouvant si près de lui que Vestar pouvait sentir le sel sur sa peau. Ses gardes s'agitèrent, une main sur le pommeau de leur épée.
- Sais-tu ce qu'est un knähund ?
- Oui.
- Alors tu devrais savoir que ce ne sont pas des esclaves. Le traitement que tu reçois ne tient qu'à toi. Chaque choix que tu fais a une conséquence équivalente.
- Concrètement ?
- Tu fais quelque chose pour moi, je fais quelque chose pour toi. C'est aussi simple que cela. Ceci est l'occasion pour toi de poser les bases de notre relation future. Veux-tu être traité comme un esclave ou comme un ami ?
Vestar l'observa, dubitatif. Était-il réellement en train de lui servir ce qu'il voulait sur un plateau ? Il n'aurait pas dû être aussi étonné, au fond. C'était la culture d'Isstad. Le prince devait forcément avoir un motif pour avoir fait de lui un knähund et pas un prisonnier mais, pour l'instant, Vestar sentait qu'il tenait une occasion en or de commencer le travail. Il avait été choisi et entraîné pour ça, pour s'introduire à la cour d'Isstad et permettre une invasion.
De la tête, il désigna l'ouest et sa pente raide, ses rochers déchiquetés et son roulis puissant.
- Par là.
Deux gardes partirent voir. Le prince, lui, ne broncha pas. Il demeura à un souffle de Vestar, peu perturbé.
- Je ne vois rien, Seigneur.
- Vos gardes devraient s'acheter des lunettes, ne put-il s'empêcher de dire.
- Montre-nous, ordonna simplement le prince.
Il détacha la corde de la selle et, sans le moindre mouvement, sans la moindre expression, lui fit savoir qu'il pouvait avancer. Vestar devait s'avouer impressionné par cette communication silencieuse. Il n'avait jamais rien vu de tel.
Vestar rejoignit les deux gardes qui s'écartèrent devant lui. Il retrouva rapidement l'étroit sentier qui longeait la falaise, descendant à pic vers une petite crique sableuse. Personne n'utilisait ce chemin depuis des dizaines d'années. Y faire passer des chevaux était risqué et, la plupart du temps, impossible si l'animal n'était pas d'un calme parfait. C'était ce qui en faisait un chemin de dernier recours où des centaines de personnes avaient trouvé la mort. Lui-même ne parvenait pas à se souvenir de comment il l'avait connu. Il se souvenait uniquement des longues heures qu'il avait passé sur le sable brûlant de la crique, fuyant le château. Fuyant son père.
Le prince tira sur la corde pour le forcer à s'arrêter. Vestar tourna la tête vers lui. Alrek d'Isstad s'était déjà détourné pour regarder ses soldats.
- Vous trois. Vous passez en premier.
- Et les chevaux ? osa l'un des trois.
Les regards se tournèrent vers lui et Vestar se contenta de hausser les épaules.
- Passez devant eux, décida Alrek. Ils devraient pouvoir avancer si vous y allez lentement.
- Bien, Seigneur.
Les trois gardes descendirent de leur monture et s'avancèrent sur le chemin. Ils se mirent à avancer lentement, un pied devant l'autre, collés à la paroi rocheuse. Vestar frémit lorsque le prince apparut devant lui. Il sortit un poignard de sa botte et tranchant les liens autour des poignets de Vestar. La corde tomba entre eux, à leurs pieds. Sans lâcher l'héritier d'Isstad du regard, il se frotta les poignets. Sa peau était brûlée, abîmée. La douleur fut ravivée par la soudaine absence de la corde.
- Tu passeras devant moi.
Vestar ne dit rien mais patienta jusqu'à ce qu'une moitié de la garde fut sur le chemin avant de s'y engager. Trois gardes avaient déjà chuté et un cheval avait failli entraîner un quatrième. Ils ne s'en sortaient pas si mal. Il aurait pensé que plus d'entre eux auraient chuté. Cependant, ils n'étaient pas encore arrivés en bas.
Le prince lui fit signe de s'engager une fois qu'il y eut un espace suffisant entre les gardes précédents et eux. Vestar s'engagea sur l'étroit chemin. Ses pieds trouvèrent leur appui avec facilité, comme s'il avait parcouru cette traverse mille fois. Il trouva son équilibre avec aisance, rattrapant aisément le cheval qui avançait lentement devant lui.
Derrière lui, le prince ne s'en sortait pas trop mal. Son cheval non plus. Un cri résonna alors qu'un corps tombait et allait s'écraser sur les rochers, faisant jaillir des flots de sang. Une vague vint ravir le corps, l'emmenant sous l'eau, le faisant disparaître. La nature était impitoyable, sur la frontière. Pas qu'elle le soit moins ailleurs dans Ceramos.
Le premier garde arriva sur le sable de la crique. Son soupir se fit entendre jusqu'à eux. L'escorte commença à se déverser sur la petite plage de sable. Très vite, Vestar se retrouva au milieu d'eux. Ils regardèrent le reste de la compagnie les rejoindre. Deux chevaux tombèrent avec leurs cavaliers. La tension était palpable lorsqu'ils se rendirent compte qu'il n'y avait pas de chemin pour remonter vers leur royaume.
- Comment remontons-nous, maintenant ? l'apostropha Hardan sans cacher son animosité.
Vestar savait que le garde n'espérait qu'une chose : qu'ils doivent faire demi-tour. Il voulait prouver à son prince que Vestar était plus un encombrement qu'autre chose. Qu'il ne pouvait pas se fier aux céraméens.
Sans offrir la moindre once d'attention à Hardan, Vestar tourna le regard vers Alrek qui scannait la falaise.
- Par là.
Le prince héritier ramena son attention sur lui et lui emboîta le pas sans hésiter. Les gardes commencèrent à s'empiler derrière eux, vigilants.
Le long de l'arc formé par la crique, la falaise s'enfonçait, apportant un ombrage bienvenu du soleil qui leur tapait sur la nuque. Entre deux roches usées par l'eau, une fente se dessinait. Elle était étroite et la plupart des gardes allaient devoir marcher en crabe tout en baissant la tête. Il aurait aimé pouvoir garder ce passage secret. Il atterrissait droit en terre isstadienne et, maintenant que l'information était entre leurs mains, ils risquaient de le boucher ou de le surveiller. Il était obligé de compromettre son plan de retraite alors qu'il n'était pas encore entré sur le territoire de ses ennemis.
Pour la traversée au cœur de la falaise, dans le noir total, le prince rattacha la corde autour d'un poignet de Vestar qui ne protesta pas. Le nœud était exécuté à la perfection. Vestar ne pourrait pas l'enlever sans se faire remarquer. Par chance, Alrek d'Isstad faisait preuve d'une clémence surprenante puisque le lien était serré juste ce qu'il fallait pour qu'il tienne sans le blesser plus avant.
Le vent soufflait, glacial, lorsqu'il sortit enfin de la falaise. Le passage débouchait sur un plateau à mi-hauteur de la montagne. De là, ils pouvaient voir le champ de bataille, le no man's land couvert de corps, les deux camps à la fois si similaires et si différents. La guerre était finie. Isstad avait vaincu. Pour l'instant. D'ici quelques jours, tout aurait disparu. Les tentes, les feux, les cadavres. Il ne resterait plus qu'une terre gorgée de sang.
Pour la première fois, il put s'asseoir près du feu, libre de ses mouvements. Il dut s'asseoir dans l'herbe, aux pieds du prince. Ça n'avait pas d'importance. Il pourrait passer la nuit au chaud. Même sa ration fut un peu plus conséquente.
Il dormit près du feu, roulé en position fœtale. D'aussi loin qu'il se souvenait, il avait toujours dormi dans cette position. Même lorsqu'il avait une chambre juste pour lui, il se roulait dans la boule la plus serrée possible, disparaissant sous les couvertures. Il ne pouvait pas dormir autrement.
Les jours suivants passèrent dans un brouillard routinier. À mesure qu'ils montaient vers les hauts-plateaux d'Isstad, le paysage changeait pour devenir une longue étendue blanche et uniforme. Rares furent les nuits où ils dormirent dehors. Le prince rentrait avec sa garde et il était accueilli partout avec des repas chauds et une chambre confortable. Si les soldats dormaient dehors, sous leurs tentes, Vestar dormait au pied du lit d'Alrek, comme un chien. Il savait qu'il y avait deux gardes dans le couloir pour veiller à la sécurité de leur prince.
Pas que Vestar ait la force d'essayer quoi que ce soit contre Alrek d'Isstad. Lorsqu'il pouvait enfin s'asseoir, ses jambes cédaient sous lui et, s'il avait pas été au milieu de ses ennemis, scruté à chaque instant, il aurait rampé jusqu'à la nourriture puis jusqu'au tapis devant la cheminée.
Depuis la traversée de la frontière, sa position avait changé dans le groupe. Il était véritablement devenu le knähund du prince héritier. Il n'avait le droit de rien faire à part marcher et dormir mais il ne pouvait jamais quitter son côté. Un jeune garde à peine adolescent venait chaque matin s'occuper des cheveux du prince, l'aider à s'habiller, lui apporter son repas.
Lors de la journée, Vestar devait garder le rythme, l'épaule presque contre la botte du prince. S'il ralentissait ou trébuchait, il obtenait un coup de pied du garde le plus proche. Le soir, il dormait dans la même chambre que le prince. Lorsqu'ils mangeaient, il était assis à côté du prince. Ils commençaient déjà à tenter de le transformer enknähund.
Vestar ne pouvait que se désoler face aux paysages qui lui étaient donnés de voir. Partout, du blanc. De la neige et de la glace à perte de vues. Les demeures étaient colorées, jamais deux maisons de la même couleur. À Ceramos, les maisons se ressemblaient. Elles étaient bâties dans les mêmes matériaux, selon la même idée. Elles étaient robustes, fonctionnelles. Elles n'avaient aucune propension à être autre chose qu'un abri destiné à survivre à plusieurs générations. Seul le château royal faisait preuve d'ajouts et de fioritures inutiles. Avec modération. Les céraméens étaient des travailleurs, même dans les hautes sphères.
Ses ennemis avaient une autre approche de l'architecture. Leur paysage était si uniforme et immaculé qu'ils utilisaient leurs maisons pour amener un peu de gaieté et de couleur dans cet hiver éternel.
Leurs tenues aussi étaient différentes. Ils étaient toujours lourdement couverts d'épais vêtements, de cape de velours, de peaux drapées sur leurs épaules. Les corps étaient indiscernables sous toutes ces épaisseurs. Pour une fois, Vestar aurait aimé quelque chose de plus épais que ses vêtements légers et souples, tissés dans le lin le plus fin du royaume.
Il s'était résolu à obéir aux ordres d'Alrek par pure nécessité. Marcher près du cheval blanc lui permettait de ressentir la chaleur de l'animal. De même, coller le prince lui permettait de dormir à l'abri et d'avoir suffisamment à manger. Jusqu'à ce qu'ils arrivent à Istapp, ça serait assez. Il ne pouvait pas se permettre de faire le difficile.
Chaque jour, les villes parurent grossir sous ses yeux. Les petites agglomérats de cabanes prirent en volume, devinrent de réelles villes avec des marchés, des boutiques, de la vie. Ils s'arrêtèrent en avance dans une ville qui s'était installée autour d'un lac gelé. Les demeures y étaient plus imposantes et décorées que dans les villages précédents. Les couleurs étaient criardes, agressives. Les toits étaient hauts, les fenêtres immenses.
En écoutant les discussions autour de lui, Vestar comprit que c'était leur dernière journée de voyage. Ils établirent le camp dans la résidence secondaire d'un conseiller royal. L'homme en question était absent, se trouvant à la cour pour préparer le retour du prince vainqueur. Le roi ne s'était même pas déplacé en personne pour clamer sa victoire sur Ceramos et était resté enfermé dans son château, exilé.
Le prince Alrek et lui se retrouvèrent isolés dans la chambre qui leur était attribuée. Elle était large, haute de plafond. De lourdes tapisseries étaient tendues sur les murs, représentant des scènes de guerres. Le plancher était majoritairement couvert de peaux. La cheminée était énorme et prenait presque un mur entier, chauffant les trois pièces qui constituaient la chambre. Le lit était en bois brut, orné de moulures taillées à la main, de lourds baldaquins et de draps en soie et de couvertures de brocard. Tout puait la richesse et l'excès.
Le prince s'assit dans le sofa sous l'une des fenêtres. Il fixa ses yeux pâles sur Vestar.
- À partir d'aujourd'hui, les choses vont changer, énonça-t-il calmement.
- Comment ?
- Demain, nous serons arrivés au château. Tu es mon knähund. Tu devras paraître et agir comme tel.
- Et si je refuse ?
- As-tu seulement le choix ? Tu es au cœur du territoire ennemi. Ta vie ne représente rien pour mon peuple. De même que celle de ta princesse. Or, chaque affront que tu me feras se répercutera sur elle. Ce serait très dommage si tu menais le seul espoir des tiens à la mort, n'est-ce pas ?
Vestar serra les dents. La voix d'Alrek avait toujours ce ton posé et calme. Qu'il aurait été moqueur ou haineux que ça aurait été plus facile à entendre que ce froid étalage de faits.
- De plus, comme je te l'ai dit, une bonne conduite te mènera plus loin qu'une mauvaise. Il me semble que j'ai été plus que correct envers toi depuis ta coopération. Il serait plus facile pour toi de continuer ainsi.
Vestar garda le silence. Il était incapable de lire ce visage. Aucune émotion ne transparaissait. Absolument rien. Il portait constamment un masque dont Vestar était incapable de tirer quoi que ce fut.
Son esprit tourna à toute vitesse, cherchant à savoir quelle était la meilleure posture à adopter. Ça lui semblait trop aisé. Pourquoi le prince se montrait-il aussi conciliant et magnanime envers lui ? Il était l'ennemi. Se pouvait-il qu'il le croie inoffensif ?
Autant jouer cette carte. Il allait endosser son nouveau statut de knähund. Il allait obéir, se rebellant aux bons moments pour ne pas paraître céder trop vite. Il allait tenter de tester les limites, de voir jusqu'où la laisse pourrait aller. C'était la meilleure façon de gagner la confiance de ce prince. Il doutait que cette partie serait aisée. Il était trop gardé pour que se jouer de lui soit aussi facile qu'il le laissait paraître. Nonobstant, l'ouverture était parfaite et Vestar ne comptait pas la rater.
- Si je le fais...
- Oui ?
- Je veux avoir la preuve que vous détenez réellement la princesse et qu'elle est encore en vie.
Alrek se leva lentement, son corps se dépliant avec grâce. Il s'arrêta juste devant lui. Vestar cligna des yeux, ne s'habituant pas à sa manière de constamment venir si près de lui.
- Tu devras apprendre à ne plus dire « je veux ».
Sans plus expliciter sa réponse, il sortit de la chambre. Vestar se frotta le front, ne sachant pas si c'était un accord ou non. Il étouffa un glapissement incontrôlable lorsqu'il fut traîné hors de la chambre et dans les pas du prince.
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