Chapitre 2
Vestar se retrouva les mains liées devant lui, attaché à une longue corde. Le garde qui tenait l'autre bout la tendit à son prince lorsque celui-ci sortit du château. La main gantée du futur souverain se saisit de la corde après être monté en selle et l'attacha au pommeau. Vestar calcula ses chances de se dégager s'il tirait un coup sec dessus.
Il relâcha un souffle en renonçant à cette idée. Tout ce qui restait du plan qui avait été échafaudé tournait autour de lui finissant à la cour d'Isstad. Il avait eu la nuit pour accepter l'idée que ça serait en tant que knähund et pas en tant que trophée de guerre.
Si Alrek d'Isstad était arrivé à Ceramos avec une armée, il repartait avec un faible contingent de soldats pour faire le voyage retour. Tout au plus, ils devaient être une trentaine. Ils suivaient leur prince plutôt que de l'entourer. C'était une erreur pour plusieurs raisons.
La première était purement stratégique. Un bon archer serait capable de ficher une flèche dans la royale tête blonde avant que quiconque ait pu réagir. C'était d'ailleurs un miracle que ça ne soit pas arrivé.
La seconde, ils ne pouvaient pas la deviner. Vestar tourna la tête vers le peuple, croisant le regard de nombreuses personnes dont les yeux s'écarquillèrent. Il grava dans sa mémoire les maisons incendiées, le sang qui imbibait les routes, les visages fatigués et couverts de suie. Cette sortie allait raviver la lutte. Ils pensaient sûrement avoir soumis les céraméens mais ils venaient de leur donner une nouvelle raison de se battre.
Toutefois, cette erreur pouvait être à double tranchant. Il suffirait désormais d'un mot de trop pour que tout échoue. Cependant, il connaissait ce peuple. Il savait comment il fonctionnait. Dès l'enfance, il avait chapardé sur les marchés, couru à toutes allures entre les jambes des dames et des seigneurs, visité chaque maison. Il les connaissait et savait qu'ils se tairaient. Ils étaient intelligents. Ils comprendraient ce qu'il se passait sans que personne ait à leur dire quoi que ce soit.
Il trébucha lorsque le prince Alrek tira sur sa corde. Il ne prononça pas un seul mot, sachant qu'il n'en avait pas besoin. Il traversa Northedge, son étalon fendant la foule. Les rares badauds qui osaient lui cracher dessus se voyaient la gorge tranchée. Purement et simplement. Leur procession sema une traînée de cadavres que les familles endeuillées devraient ramasser et enterrer.
Vestar regarda le prince. Sa monture était d'un blanc laiteux et ressortait fortement sur le paysage coloré qui l'entourait. Il se tenait droit, une ligne parfaite commençait du haut de sa tête et atteignait le bas de son dos. Même son cheval avait la courbe parfaite dans l'encolure. Tous deux possédaient la même fierté et la même arrogance.
Ils sortirent de Northedge et l'atmosphère parut changer. Cette fois, les gardes vinrent former un cercle autour de leur prince, à la fois vigilants et relâchés. Ils avaient cette attitude qu'ont les soldats entraînés à escorter des figures importantes. Ils ne restaient pas raides et dans un état d'alerte constant. Leurs épaules étaient lâches, ils discutaient à voix basse entre eux, quelques rires éclatant de temps en temps. Malgré tout, Vestar savait qu'ils verraient le moindre danger se profiler.
Il ne pouvait que voir qu'ils étaient aussi bien entraînés que sa propre compagnie. Il avait été obligé d'apprendre rapidement comment fonctionnait l'armée et son esprit avait tout enregistré. Cependant, ce n'était pas dans ce domaine que son cerveau était le plus affûté. Il s'était obligé à aiguiser sa capacité à comprendre le langage corporel. Il avait cherché à définir un moyen de prédire les dires ou les actes de quelqu'un rien qu'en le regardant. À trouver des traits de caractères dans sa posture, son langage, son attitude seul et en compagnie.
Autour de lui, la camaraderie était visible. Même le prince n'était pas totalement isolé. Alrek d'Isstad était détendu, la main lâche sur les rênes, les épaules relaxées, la posture moins rigide. Parfois, un soldat lui parlait et il répondait. Ses paroles n'étaient plus aussi narquoises et mesquines que dans la salle du trône. Il avait la voix posée, sans inflexion particulière. Froide.
Monter le camp avec des isstadiens fut une expérience différente de le faire avec des céraméens et pas seulement parce qu'il était un prisonnier. Les soldats de Ceramos discutaient en montant les tentes, chahutaient dans une grande camaraderie jusqu'au moment d'aller se coucher.
Les isstadiens montaient leur camp avec une efficacité rapide et silencieuse. Le prince ne participait pas à part pour desseller son cheval. Ce ne fut qu'une fois que tout fut prêt qu'ils s'installèrent autour du feu pour faire rôtir une quelconque prise, qu'ils se mirent à discuter et que le prince se joignit à eux. La façon qu'eurent les soldats de discuter avec Alrek d'Isstad était... inédite. Ils lui parlaient avec un mélange d'amitié et de révérence qui n'était pas censé exister. Un prince n'était pas censé avoir la moindre amitié avec ceux qui le servaient.
Vestar bougea, tentant de trouver une position plus agréable. Sa corde avait été fermement attachée à une branche haute par un jeune soldat qui avait dû escalader le tronc pour réussir. Ils étaient prudents. Vestar avait tenté de tirer sur la corde mais elle n'avait fait que se resserrer aux deux extrémités. Il se retrouvait assis dans l'herbe brûlée par le soleil, les poignets écrasés l'un contre l'autre, incapable de savoir comment se mettre pour ne pas être gêné par la corde et pour pouvoir regarder le camp en même temps.
Ils avaient passé la journée à avancer, ne s'arrêtant qu'une courte heure de temps en temps pour laisser les chevaux se rafraîchir et pour qu'ils puissent manger un peu. Seul Vestar n'avait pas eu la moindre bouchée. Son estomac était saisi de crampes violentes dues à la faim. Il enfonça ses coudes dans son ventre et appuya son front sur ses bras. Il doutait d'obtenir quoi que ce soit à manger. Ils semblaient avoir oublié son existence.
Il redressa la tête et fixa le feu de camp, se laissant hypnotiser par les flammes qui dansaient entre les silhouettes noires des soldats. Il perdit toute notion du temps. Il aurait pu se passer une heure comme cinq minutes qu'il n'aurait pas vu la différence. Il tressaillit lorsque quelque chose lui atterrit sur les mains. Il se redressa brusquement, surpris.
- Mange. On repart à l'aube.
Le prince Alrek tourna les talons sans attendre de réponse. Vestar le regarda s'éloigner, ne sachant pas comment réagir. À ses pieds, il trouva un large morceau de pain à peine entamé et un morceau de viande grasse.
Vestar dut se contorsionner pour réussir à s'en saisir. Il frotta un maximum de terre avant de mordre dedans. Les crampes de son estomac ne firent qu'empirer sur le moment. Ça ne se calma que lorsqu'il eut terminé d'avaler sa maigre ration. Ça n'était pas suffisant. Il lui semblait avoir encore plus faim. Il était épuisé et il savait que les jours à venir n'aideraient pas. Il allait devoir faire le chemin jusqu'à Istapp à pied. Il en était certain. Ils ne le laisseraient pas monter à cheval même lorsqu'il serait totalement épuisé. Il avait besoin de plus de nourriture pour supporter ça.
Leur logique était sans faille, en y réfléchissant. Le priver de nourriture, le faire marcher toute la journée... Ça allait l'affaiblir à toute vitesse. D'ici une journée ou deux, il serait aussi faible et malléable qu'un enfant. S'il tenait jusque là avec un morceau de pain et un morceau de viande par jour.
Lorsque le camp s'endormit, il osa se rouler en boule contre le tronc, se protégeant de la brise nocturne. Si, la journée, Ceramos était étouffant de chaleur, la nuit, le royaume rafraîchissait. Dès que le soleil commencerait à réapparaître à l'horizon, la chaleur remonterait en flèche. Il serra ses membres contre lui, tentant de conserver sa chaleur corporelle au maximum pour dormir.
Les journées s'enchaînèrent, toutes similaires. Le paysage changea. Northedge disparut derrière eux, laissant place à des champs et des falaises qui tombaient à pics dans les eaux tumultueuses de la mer de Voph. Ses eaux turquoises s'étendaient à l'est, partant vers le royaume voisin, Erirewa. Les embruns étaient agréables, l'air frais et parfumé.
La marche était intense. Il était habitué à la chaleur et elle ne le dérangeait pas. Il avait vécu toute sa vie à Ceramos, dans son été brûlant et ses hivers tièdes. Il connaissait ce climat. Il était gravé dans son sang. Par contre, ce n'était pas le cas pour ses compagnons de voyage. La sueur coulait sur leurs visages, collaient à leurs vêtements. Ils ne cessaient de se plaindre. Tous leurs vêtements étaient trop épais pour la chaleur ambiante. Ils s'étaient débarrassés de leurs épaisses peaux de bête mais leurs tenues d'équitation demeuraient bien plus chaudes que des tenues normales. Pour eux, cette partie du trajet était un enfer.
Les choses changeraient lorsqu'ils atteindraient le nord. La frontière entre Ceramos et Isstad était étroite. Les deux royaumes étaient reliés par une bande de terre d'environ deux cents kilomètres. Depuis près de cinq ans, cette frontière était en guerre. Les villes et villages qui l'entouraient changeaient sans cesse d'alliance. Les marchands ne s'arrêtaient plus dans les ports de la région, les fermiers l'avaient fuie. De chaque côté du no man's land, les deux camps s'étaient établis et étaient ravitaillés depuis les rares villes voisines qui survivaient aux combats.
Vestar savait que, dès qu'ils passeraient une certaine altitude dans le nord que la chaleur céderait le pas au froid glacial des montagnes. Depuis les pentes rocheuses, la mer de Voph s'étendrait à perte de vue entre les terres. Et de l'autre côté, Isstad, la ville de glace. Et puis, au cœur du royaume, Istapp, la capitale.
Vestar avait entendu parler d'Istapp. La ville blanche. Là-bas, tout n'était que neige et glace, même les maisons et le château royal. Il avait toujours refusé de croire à ces récits. À ses yeux, il était peu probable qu'un château fait de glace soit possible. Pour lui, ça n'avait aucune crédibilité. Pourtant, depuis qu'il avait su qu'il devait aller à Isstad, ses rêves avaient été peuplés de châteaux de glace, d'étendues blanches, de cascades gelées.
Maintenant qu'il était sur la route, ces rêves étaient de plus en plus fréquents. Il se résonna en se doutant que ça devait venir du frais nocturne. Son esprit lui jouait des tours. Il créait une image mentale pour se préparer à ce qui l'attendait après la frontière.
Il s'assit contre l'arbre auquel il était attaché et soupira. Cette nuit, ils étaient tous énervés, agités. La chaleur avait été lourde et humide du lever du jour au coucher du soleil. Ils avaient été silencieux, maussades, peu alertes. Ils avaient été totalement assommés. Cependant, ça n'avait pas ralenti la cadence. Les cheveux étaient reposés aussi marchaient-ils d'un bon pas. Un pas que Vestar devait s'efforcer de suivre sous peine de s'échouer dans la terre.
Le prince se leva et partit dans sa tente, disparaissant sans un mot. L'atmosphère déjà exaltée et agitée augmenta en intensité. Les soldats se mirent à chahuter, buvant plus que raison. Épuisé, Vestar aurait bien aimé qu'ils se taisent et le laisse se reposer. Ce n'étaient pas eux qui devaient marcher durant des heures.
Il appuya l'arrière de sa tête contre le tronc et ferma les yeux lorsque les bruits commencèrent à se calmer. Il ne tarda pas à les rouvrir. Il avait senti la présence des trois soldats qui s'étaient approchés. Leur odeur d'alcool et de cendres était si forte qu'il ne pouvait pas la rater. Il leva les yeux vers eux, ignorant ce qu'ils lui voulaient.
- Regardez-moi ça... Le petit toutou du prince, railla l'un des trois gardes, ne prenant même pas la peine de parler céraméen.
- Il a plutôt l'air d'une petite chienne, rit un autre.
Vestar se mordit la langue pour ne pas répondre. Il se contenta de les regarder froidement, sans un mot.
- On devrait jouer avec elle. Les sales petites chiennes adorent qu'on joue avec elles, non ?
- Oh, ça me plaît, ça, ronronna le troisième.
Il s'approcha, massif, les yeux comme deux trous noirs. Il se pencha et caressa le visage de Vestar qui se rejeta un arrière. Son corps réagit à l'afflux d'adrénaline et son pied partit, heurtant le genou. Il entendit le craquement. Le soldat grogna et lui envoya un coup de poing en plein visage. Il sentit sa tête partir sans qu'il puisse résister. Il était trop faible pour se battre. Pas que ça l'empêcherait de répondre coup pour coup.
Le plus petit des trois soldats vint maintenir la tête de Vestar dans l'herbe. Il se débattit, tentant de le repousser. Le soldat se contenta de s'asseoir sur son dos. Il tira sur ses cheveux pour le faire renverser la tête.
- Arrête de bouger, tu les excites, murmura-t-il à son oreille, s'amusant énormément.
Les deux autres se mirent à rire. Vestar serra les dents, se refusant à réagir. Son pouls battait comme jamais parce qu'il savait ce qu'ils voulaient. Ce genre de personnes ne pouvaient vouloir qu'une chose venant de quelqu'un dans la position de Vestar.
- Je peux savoir ce que vous faites ?
Tout se figea. La voix du prince était plus froide que la brise marine qui soufflait sur le camp. Vestar se tordit le cou, tentant d'avoir un aperçu du prince. Le soldat qui était assis sur lui se releva et Vestar put à nouveau respirer correctement. Il se redressa et chercha le visage du prince dans la nuit, désireux de lire ce qu'il ressentait, de deviner comment il allait réagir.
- Mon Seigneur... souffla l'un des gardes.
- On voulait juste... continua un autre, aussi gêné.
- Utiliser ma propriété ? coupa sèchement le prince Alrek. Car, au cas où vos cerveaux vides ne l'auraient pas compris, il m'appartient. Cette « sale petite chienne », comme vous dites, est mon knähund. Il est ma propriété.
- C'est un céraméen ! cracha le plus hargneux des trois soldats. Une raclure ! Même un paysan ne devrait pas l'utiliser comme essuie-pieds !
Vestar sentit la tension monter. Le prince s'approcha lentement du soldat. Sa main jaillit et le saisit à la gorge. Un gargouillis échappa à la tête brûlée alors qu'il tombait à genoux devant son prince.
- Es-tu en train de dire que moi, ton prince, je fais une erreur ?
Un autre gargouillis se fit entendre. Une tentative de réponse.
- Es-tu en train d'insinuer que toi, un simple soldat, sait mieux que ton prince ce qu'il faut faire ?
Cette fois, le soldat ne fut pas assez idiot pour tenter de répondre. Le silence s'étira.
- Je n'ai pas de réponse, cette fois, c'est étrange.
Alrek d'Isstad repoussa son soldat violemment. Il tomba sur le dos, soulevant un nuage de poussière. Il ne chercha pas à se redresser, restant allongé aux pieds de Vestar, en se massant la gorge.
- J'espère pour vous que la leçon est retenue. Je ne serais pas aussi indulgent si cela vient à se reproduire. Peu importe qui essaiera de toucher à ce qui m'appartient, vous tomberez tous les trois sous le fouet.
Sans attendre de réponse, le prince tourna les talons pour retourner dans sa tente. Vestar observa le soldat se relever, le regard noir. Il s'épousseta et fit face à Vestar qui ne put retenir un petit rictus moqueur.
- Tu me le paieras, raclure.
- Nous verrons ça, répliqua-t-il dans un isstadien parfait.
Le soldait serra le poing et commença son mouvement avant de s'interrompre.
- Non. Je ne me prendrais pas de coups de fouet pour une sale chienne dans ton genre.
Il partit et les deux autres le suivirent sans accorder un regard à Vestar.
Cette partie était gagnée mais pour combien de temps ?
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