Lettre 5

Cher Aleksander...

Un tel culot de votre part, et pourtant une telle envie de la mienne pour en savoir davantage sur vous.

J'ignore si vous êtes conscient de votre lettre osée. L'ignorez-vous ? Ou alors en étiez-vous parfaitement lucide, et aviez-vous eu le malin plaisir de m'envoyer cette lettre tel quel, satisfait de votre revanche envers moi ? Peut-être avez-vous mal pris mes avertissements de la dernière fois, et que vous aviez décidé de tenter de me remettre à ma juste place ?

Si j'étais vous, je ne tenterai pas trop de rivaliser avec une fille de la haute société. La vie est telle : les Nobles sont au-dessus des gens des campagnes, il en est comme ça et en sera probablement toujours dans cinquante ans. Les Riches sont favorisés, les Pauvres vivent avec ce qu'ils ont et n'ont pas de traitement de faveur à recevoir. Vous n'êtes pas un esclave mais devez réagir tout comme : à faire comme tous les autres, obéir. La vie n'est pas la liberté. Les plus Riches ont le plus de droits, et les autres sont considérés comme moins-que-rien. Peut-être aimeriez-vous que les mentalités changent, mais en attendant vous ne pouvez rien y faire. Juste vivre comme n'importe qui. Vous rebeller dans vos lettres ne vous apportera strictement rien, si ce n'est un mépris de ma part.

Votre savoir sur la lecture et l'écriture ne vous donne aucun droit de « converser avec moi », comme vous dites dans cette très chère lettre. Certes, vous avez eu un privilège, mais principalement de la chance, et des millions de gens rêveraient d'être à votre place ; faites au moins bon usage de ce bénéfice. Tant de gens se sentiraient scandalisé en lisant votre lettre tant insolente. Mais je sais que vous réprimander ne me servira qu'à recevoir de nouveau des répliques rebelles de votre part. Alors oui, je vais me taire, en espérant que vous ferez de même.

     Je suis née à Bordeaux le 8 mars 1857. Mes parents l'étaient tous les deux également. Jusqu'à mes trois ans, je grandis dans un milieu aisé où je ne souffrais de rien. Je vivais avec mes deux parents et ma grand-mère maternelle dans une belle et grande maison. J'eus toujours un domestique pour moi seule. Depuis seize ans, ce fut le même : il s'appelle Alfred. La quarantaine, il est grand aux larges épaules, très protecteur avec des cheveux roux et des tâches de rousseur. Bien qu'il m'y soit très fidèle et fait son travail parfaitement, je ne me suis jamais senti très proche de lui. Étais-ce moi qui n'arrivait pas à m'attacher à lui, ou lui qui se montrait distant ? Je n'en sais rien. En tout cas, nous ne fûmes jamais complices comme ma mère et sa bonne. Ma mère. Elle s'appelait Adélaïde. C'était une très belle femme, intelligente, douce et admirée. Son mariage avec mon père n'était pas voulu mais ils finirent pas avoir une liaison proche et apprirent à s'aimer. Contrairement à la plupart des hommes, mon père la considérait comme son égal, et ils partagèrent énormément de choses ensembles. La servante de ma mère s'appelait Eugénie. C'était une petite bonne chaleureuse au sourire enfantin qui considérait ma mère comme sa fille. Mère tenait tellement à elle, et Eugénie aussi. Père me raconta que parfois, Mère et Eugénie s'enfermaient dans la chambre pour se confier et discuter comme des meilleures amies. D'autres fois, elles avaient l'air d'une mère avec sa fille.

J'ai toujours voulu partager quelque chose de fort avec mon domestique. Mais Alfred n'aime pas les contacts proches. Étant petite, quand je pleurais, il ne savais jamais comment me réconforter. Tout ce que je voulais était un câlin, mais lui se contentait de me murmurer des « Ca va aller » en me tapotant la tête.

Mère décéda en fin d'hiver 1860. Il y avait eu une terrible épidémie de grippe. On pensait tous qu'elle allait s'en sortir, mais notre espoir finit par s'éteindre quand on la découvrit sans vie dans son lit. On était tous dévoré de chagrin, car c'était une belle femme, bienveillante et fidèle, et surtout c'était ma mère.

Père fit ce qu'il put pour m'élever en remplissant son rôle de père et aussi de mère ; il fut aidé par ma grand-mère, cette femme à qui j'avais adressé la lettre que vous aviez reçu par erreur. Comme vous le saviez normalement déjà, elle partit un an plus tard pour se construire une nouvelle vie. Ne pensez pas qu'elle était égoïste. Tout le monde a le droit de réaliser son rêve. Je me serais sentie si coupable si elle serait restée. Son destin n'était pas à Bordeaux, point final. Elle a découvert une partie du monde qu'elle avait toujours espéré découvrir un jour, et j'en suis très fière qu'elle ait pu réaliser son souhait. Tant de gens rêveraient de pouvoir également accomplir le leur.

Père fut toujours très protecteur avec moi. Il fut un bon père. Malheureusement, je sentais que quelque chose s'était rompu depuis le décès de Mère. J'ignorais s'il s'agissait d'une dépression, mais il ne prenait plus vraiment gout à la vie, même s'il s'efforçait de faire paraitre le contraire. Cela dure depuis. Je m'y suis habituée. Il fait ce qu'il peut pour rester souriant, aimant. Il a tant d'empathie ! C'est sans aucun doute une de ses plus grandes qualités.

Nous fûmes toujours très proches, nous nous parlions beaucoup. L'amour et le mariage n'était pas un sujet souvent abordé dans nos conversations, et j'aurai presque pu complètement l'oublier s'il ne m'en avait parlé il y a quelques semaines de là.

J'aurai dû me marier il y a environ une semaine s'il ne s'était pas passé cet imprévu. Voyez-vous, l'homme que m'a « trouvé » Père se nomme Ovide de Montauban. C'est un très bon parti car sa famille est encore plus riche et respectée que la nôtre, ils sont populaires et aimés. Les points négatifs ? Et bien ses parents sont si stricts, je ne les imagine absolument pas être mes beaux-parents, et puis je ne l'aime pas. Bien qu'il soit séduisant, qu'il ait toutes les qualités imaginables qu'ait pu lui trouver Père, je ne le considère pas comme étant mon amant. Et je ne pense pas que mon avis puisse changer.

   Comme je vous le disais donc, j'aurai normalement dû être mariée à l'heure qu'il est, mais il se trouve qu'un membre de sa famille est décédé il y a peu, et les Montauban sont partis aux funérailles mardi dernier. Comme leur lignée est moitié française, moitié russe, ils ne reviendront pas ici avant au moins une bonne semaine, voire deux, puisque le trajet jusqu'en Russie n'est pas des plus courts. Père n'approuvait pas ce retardement, ça se voyait tant dans ses yeux. Quant à moi, je suis soulagée. J'ai encore quelques jours à profiter de ma vie de jeune fille avant de devenir femme de quelqu'un.

   J'appréhende tant, si vous saviez.

   Je m'en veux, quelque part, de penser cela et de vous le demander, mais que pensez-vous de tout ça ? Comment se passe le mariage, chez vous ? Est-ce très important ?  Si vous aviez d'autres sujets que vous voudriez aborder avec moi prochainement, n'hésitez pas. Vos lettres, bien qu'elles ne soient pas des plus raffinées, m'aident à tuer le temps et, j'en ai bien besoin ces temps-ci.

   Je vais m'arrêter d'écrire.  Vous en saviez à présent davantage sur moi. Cette lettre vous aura t-elle diverti ? Je l'espère, ou sinon cela voudrait dire que j'ai écrit pour pas grand chose.

    Bien à vous,

Éléonore de Bourmont

-30 avril 1973-



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