Journal d'Éléonore (suite)
Ce matin, vers huit heures, je m'étais rendue au marché avec Albert. T'ai-je fais part de mon soulagement quand les Levesque ont bien voulu le garder ? Il fait parti de ma vie depuis ma chère enfance, ne plus l'avoir comme domestique personnel aurait été un sincère déchirement, bien qu'il n'ait jamais apprécié les contacts physiques et que je n'ai jamais été très proche de lui, pareillement à la relation qu'avait ma mère et sa bonne. Pourtant, je le connais depuis mon plus jeune âge et est un des seuls qui comprend ma douleur vis-vis d'avoir perdu toute ma famille proche : contrairement aux Levesque, il a connu mes parents et mes grands-parents, il fait depuis longtemps parti de la famille des Bourmont.
Edmond était parti rendre visite à une connaissance et m'a dit qu'il valait mieux que j'aille me promener au marché car ce serait probablement plus distrayant pour moi. C'était la première fois que j'étais seule avec Albert depuis que nous étions arrivés à Morcato et malgré tout, mon appréhension m'avait quelque peu quitté.
Nous étions donc sur la place principale où se déroulait le marché. Ce dernier était plus actif le dimanche, ainsi il y avait plus de monde que les précédents jours. Certes cela n'avait rien à voir à celui de Bordeaux, mais j'avais quand même pris plaisir à me promener dans les allées. De plus, je portais ma nouvelle robe d'un tissu couteux d'une couleur d'un splendide turquoise que m'avait offert Edmond. C'était la première fois que je la portais en extérieur et j'en étais très fière ; la robe me tenait suffisamment chaude et était particulièrement douce. Resserrée à la taille et descendant jusqu'à mes pieds, elle m'allait à ravir et faisait ressortir ma chevelure rousse. J'avais par-dessus un manteau en fourrure blanche, lui aussi un présent d'Edmond. Je l'avais laissé ouvert pour montrer le plus possible ma robe dont j'étais particulièrement satisfaite et je reconnais que je ne m'étais pas cachée devant le regard des passants, en majorité les femmes qui m'avaient jugé avec des yeux débordants de convoitise. Je prends beaucoup plus de recul qu'avant et je suis bien plus emphatique mais il est vrai que j'aime toujours parfois être au centre des regards tant désireux. C'en est tellement satisfaisant... !
Malheureusement, cette matinée qui s'annonçait si agréable malgré le froid présent s'est gâtée. Enfin, ou pas. Non, je retire ce que j'ai dis. Mais j'ignore comment te décrire ce qu'il s'est passé en utilisant des adjectifs, sachant que dix mille sentiments et émotions m'ont traversé l'esprit en même moins de deux minutes, et je n'exagère même pas !
J'étais donc en train d'observer un stand où étaient entreposés des légumes frais, admirant la variété des choix quand soudain, alors que je venais d'esquisser un pas, je m'étais pris quelqu'un en pleine figure et en été tombée par terre. J'étais restée un moment hébétée avant de m'apercevoir que j'étais assise à même le sol. Mes joues s'étaient empourprées sous le coup de l'humiliation mais je n'avais même pas le temps de regarder autour de moi pour voir si des passants me regardaient qu'une main s'était tendue devant moi. En temps normal, je n'accepte jamais de toucher pareils étrangers mais j'étais bien trop pressée de me relever, aussi j'avais accepté l'aide sans hésiter. Une fois debout, j'avais lissé ma robe avec ma main en tentant tant bien que mal d'enlever les poussières et saletés présentes sur le sol. J'avais ensuite redressé la tête pour remercier la personne en face de moi et...
Comment décrire cela ?
Il s'agissait d'un jeune homme n'ayant même pas atteint la vingtaine, probablement un paysan, moi ayant constaté ses habits pauvres et sales. Pourtant, il avait quelque chose. J'avais dévisagé son visage en détails, observant son nez aquilin, sa mâchoire carrée, son début de barbe et ses cheveux bouclés, épais, d'un châtain foncés. Et ses yeux noisettes qui m'observaient avec intensité ; je me m'étais aussitôt perdu dedans.
Etais-ce bien un coup de foudre qui venait de m'arriver ? Chaque parcelle de mon corps m'avaient picoté étrangement, mon coeur avait tambouriné dans ma poitrine et mes joues s'étaient empourprées : j'étais certaine que ce n'était plus dû au fait que j'étais tombée par terre comme une vulgaire écervelée. C'en était effrayant et aussi complètement enivrant. On aurait dit que le temps s'était comme arrêté, que rien d'autre n'existait excepté cet inconnu et moi-même. Sans comprendre pourquoi, cet homme m'avait semblé étrangement familier, bien que j'étais certaine de ne l'avoir jamais aperçu auparavant. Mais des minuscules frissons m'avaient parcouru le corps, une sensation que j'avais déjà ressenti, sans arriver à me rappeler où et quand. La frustration m'avait envahi subitement.
Alors que j'avais ouvert la bouche instinctivement pour dire quelque chose d'improvisé, une voix familière m'avait sorti de l'espèce de transe dans laquelle je me trouvais. C'était Albert, qui s'était approché de moi en s'inquiétant inutilement qu'il me soit arrivé quelque chose. Il venait de prononcer mon prénom et j'avais vu quelques personnes se tourner vers moi. Apparement, la nouvelle que j'avais épousé Edmond Levesque avait dû se répandre. Sur le moment, j'avais songé ironiquement que je ne connaissais que de nom cette famille avant même d'en faire la connaissance sur les recommandations de Père. Cela m'avait toujours peu intéressé et de ce fait j'étais passé à côté de nombreuses choses, notamment le fait que les Levesque était très influent sur toute la région.
Pour en revenir là où nous étions, j'allai rassurer Albert tout en remerciant le jeune homme - qui m'avait fait tomber mais qui m'avait quand même aidé à me relever-, mais c'est alors que ce dernier avait parlé.
« Vous vous appelez Eléonore ? » m'avait t-il interrogé
J'avais reporté mon regard sur lui. Sa voix m'avait paru celle d'un homme et en même temps si douce, si rassurante... Je crois bien que j'aurai pu l'écouter parler pendant des heures sans m'en lasser une seule seconde. J'avais répondu comme un automate un « Oui » un peu éraillée, reconnaissant à peine ma voix dans ce filet de voix. Je m'étais aussitôt raclée la gorge en rougissant à nouveau, légèrement gênée. J'avais alors vu l'inconnu écarquiller les yeux, comme s'il peinait à réaliser quelque chose que j'ignorais sur le moment. Il m'avait détaillé sous toutes les coutures, puis avait murmuré pour lui-même, paraissant sincèrement bouleversé... :
« Comment est-ce possible... ? »
Je l'avais regardé avec un regard interrogateur. J'avais senti la présence d'Albert près de moi, qui s'impatientait visiblement et toussotait discrètement pour me faire comprendre qu'il fallait que nous prenions congé de cet étranger. J'allais demander à Albert d'attendre encore quelques instants quand l'inconnu avait sorti une phrase plus qu'improbable.
« Je suis Aleksander. »
Aussitôt, la sensation de familiarité que j'avais ressenti s'était éclairée pour moi. Je m'étais liquéfiée sur place. Des millions de sentiments et de questions avaient envahi mon cerveau. J'avais ressenti de la surprise à l'allégresse en passant par l'embarras, l'incompréhension, la peur... Il y a tant de mots que je ne pourrai tous les écrire mais je sais que je suis passée alors par tous les états qui pouvaient exister.
Je l'avais à présent reconnu dans la description qu'il m'avait faite dans une de ses lettres. Je me souvenais de chacun des mots qu'il avait employé alors. Sa manière d'écrire, si unique...
Comment avais-je pu avoir ressenti un tel coup de foudre pour une personne que je voyais pour la première fois, alors qu'il s'agissait en réalité de la personne que j'aimais depuis des mois ? Comment étais-ce possible ?
Pendant une seconde où le temps m'avait semblé bien plus long, Aleksander et moi nous nous étions dévisagés sans qu'aucun de nous deux articule le moindre mot. Ses prunelles noisettes étaient intenses et magnifiques. Je mourrais d'envie de le toucher, de caresser ses lèvres, sa nuque, ses boucles brunes... Sans que j'aie pu me retenir, j'avais ignoré le regard d'incompréhension d'Albert et m'étais jeté au cou d'Aleksander. Je l'avais embrassé avec fougue et une énergie que je ne contrôlais pas. J'avais senti son odeur, si enivrante que j'avais tant rêvé de sentir, ses cheveux emmêlés et épais à travers mes doigts fins, et son corps à lui à travers ses vêtements sales. Nous nous étions embrassés, encore et encore, puis j'avais enfoui ma tête dans son cou sans faire attention aux gens qui nous entouraient. Il n'existait plus que nous, seuls au monde, protégés d'une bulle invisible. Alors j'avais entendu Aleksander murmurer aux creux de mon oreille, juste avant que je me détache de lui et que je m'enfuie en courant.
« Je savais que tu reviendrais. »
20h27
Oh, journal...
Avant de te faire part de ce dîner qui était rempli d'une ambiance plus que pesante, reprenons là où nous étions.
J'avais couru à en perdre haleine, moi-même sidérée que je ne me sois pas étalée par terre à cause de mes chaussures peu adaptées. J'avais senti Albert me suivre, haletant, me criant de m'arrêter. J'avais imaginé l'état d'incompréhension dans lequel il devait être, j'avais eu une compassion soudaine pour lui et avait ralenti une fois que nous étions sorti du marché. Nous étions assez à l'écart et dans un endroit désert. Sans faire attention à la propreté douteuse de l'endroit, je m'étais assise lourdement par terre et avais enfoui mon visage dans mes mains, pleurant maintenant à chaudes larmes. Cela faisait longtemps que je n'avais pas pleuré, mais l'émotion venait de me submerger d'un coup et j'avais craqué.
« Eh bien, eh bien, Madame... Cessez donc ces pleurs et expliquez-moi... » m'avait t-il prié en s'accroupissant près de moi
J'étais plutôt surprise qu'il ne se mette pas en colère. J'avais après tout embrassé un homme de campagne, non ? j'ignore alors ce qu'il me prit et lui dévoilai tout d'un trait avant de me remettre à sangloter, plus silencieusement cette fois-ci. Je crois que d'une façon ou d'une autre, je n'aurai jamais pu garder toute cette histoire indéfiniment pour moi-même, cela aurait été bien trop dur et Albert me semblait être à l'écoute sur le moment. Je ne pense pas le regretter, surtout qu'il m'a plus tard prouvé son entière confiance à mon égard, mais revenons-en à ce dont il est question.
Je lui ai donc parlé de ma lettre à Grand-Mère, de la réponse d'Aleksander, puis de notre correspondance qui avait démarré et s'était poursuivie. Je lui ai parlé de chaque lettre, sans omettre un seul sujet que nous avions abordé Aleksander et moi.. Reparler de lui était loin d'être facile et les larmes coulaient doucement sur mes joues ; pourtant, je ne m'arrêtai que pour reprendre mon souffle.
Ayant enfin fini toute ma révélation, Albert garda une expression neutre et indifférente. Son regard était impénétrable, et je m'inquiétai de sa réaction. Je l'ai supplié de garder cela pour lui et il me promit. Il hocha simplement la tête, mais pour moi cela voulait tout dire. Il m'avait donné sa parole.
Je fis mon possible le reste de la journée pour ne rien laisser paraître sur mon visage ravagé par les larmes quelques heures plus tôt. Edmond ne s'aperçut de rien et me proposa d'aller me promener l'après-midi dans les environs. D'aucune humeur, je lui dis que j'avais une fatigue inimaginable et qu'il valait mieux que je reste à l'intérieur pour dormir. Je le rassurai, lui qui devint alors inquiet, et passai l'après-midi à dormir, lire et regarder par la fenêtre en buvant distraitement un thé.
Et puis... arriva le diner.
J'étais distraite et touchai à mon plat du bout de mes couverts ; je faisais mon possible pour écouter Edmond déblatérer des nouvelles mais j'étais ailleurs, repensant au baiser si invraisemblable que j'avais échangé ce matin.
« Eléonore ? » m'avait-il alors calmement appelé
J'avais reporté mon regard sur lui, légèrement coupable de lui infliger une telle inattention de ma part.
« Pardonnez ma distraction, je ne me sens pas très bien, avais-je répondu, ce qui était plutôt sincère
- Ecoutez, je suis sincèrement navré mais je me sens obligé de vous parler de ce qu'il s'est passé ce matin... »
J'avais directement compris et un noeud terrible s'était formé dans mon estomac.
« Est-ce Albert, n'est-ce pas ? Je lui faisais confiance ! avais-je crié, bien trop fort pour en être bienséant
- Eléonore, calmez-vous je vous prie, Albert n'y est pour rien et ne vous a pas trahi, je vous en conjure. Laissez-moi parler s'il vous plait.
- Qui alors ? avais-je murmuré d'une voix étranglée
- Ne vous êtes pas rendu compte que vous n'étiez guère seule ce matin ? Des gens vous ont vu Eléonore, et vous ont reconnu. La nouvelle m'est parvenue cet après-midi, toutes les personnes de Morcato doivent être au courant à présent.
- Je vous demande pardon ? je ne suis pourtant pas la Reine, que je sache, pour que ce fait se soit ébruité comme tel !
- Malheureusement vous faites maintenant partie de ma famille, très influente et connue dans le région. Ne saviez-vous donc pas que mon arrière-arrière-arrière-grand-père connaissait personnellement Louis XV ? Depuis des générations notre famille a toujours été respectée et honorée autour de Bordeaux. L'ignorez-vous donc ma chère ? »
J'avais gardé le silence, la tête baissée. Edmond avait reprit.
- De ce silence j'en conclu que non. Je ne vous juge pas, loin de là, aussi revenons-en à ce matin s'il vous plait. Je pense que vous seriez plus apte à me raconter les faits récents plutôt que ces gens témoins qui ont assisté à cet acte sans en connaitre le pourquoi du comment. Surtout que les versions différentes sont nombreuses ; dans certaines, vous auriez embrassé cet homme de votre plein gré. D'autres disent que c'est lui. Je pensais compter sur vous pour m'aider à démêler le vrai du faux, et surtout j'aimerai entendre votre version de l'histoire ma chère.
- Je... c'est moi. C'est moi qui l'ai embrassé.
Je ne vais pas écrire toute la conversation, cela me prendrait bien du temps et les souvenirs en détails s'effacent. Tout ce que je peux écrire, c'est le compte-rendu de la réaction d'Edmond...
Je crois qu'il en paraissait bouleversé, sans oser franchement le montrer, bien qu'il ne s'en est pas non plus totalement caché. Je comprends qu'apprendre que sa femme l'a en quelques sortes « trompé », bien qu'Aleksander n'ait jamais été à proprement parlé mon fiancé, est quelque chose de troublant et dur à accepter, surtout qu'il ne l'a point apprit de ma bouche. Ce qui m'a le plus déconcerté, c'est qu'il ne s'est pas mis dans une fureur noire. Il m'a exprimé sa déception, ce qui était quelque part encore plus terrible à écouter. J'aurai presque préféré qu'il se mette en colère plutôt qu'il me fasse culpabiliser sur ses sentiments, qui me parurent plus sincères qu'ils en avaient l'air auparavant. « J'allais dire que je ne vous pensais pas comme ça Eléonore, mais je viens de me rappeler que le coeur a ses raisons que la raison ignore, comme disait si bien Blaise Pascal. Vous n'avez pas choisi de tomber amoureuse de ce jeune homme et je ne peux vous en vouloir pour cela. Ce qui me déçoit, c'est que vous n'ayez pas eu la confiance nécessaire pour me parler de ce qui vous tracassez. Peut-être n'ai-je pas été assez chaleureux, assez digne de confiance, aviez-vous peur que je vous juge pour quelque chose dont on n'est pas le maitre - l'amour - , peut-être ? Je me sens déçue de ne pas être l'élu, voilà tout, de n'avoir même pas pu être votre confident sur cette histoire qui de toute évidence vous a beaucoup touché émotionnellement. Je vous remercie d'avoir été sincère avec moi ce soir, mais pour l'être avec vous maintenant, j'aurai préféré que vous me faites part de tout cela de votre plein gré et non parce que je vous l'ai demandé après avoir appris un baiser entre vous et un inconnu. »
Voilà les derniers mois dont je me souviens qu'il m'ait dit avant de prendre congé.
-8 janvier 1874-
8h32
Je suis dans la diligence qui nous ramène à Bordeaux. Une bonne partie du trajet s'est faite dans le silence, nous étions tous les deux plongés dans nos pensées. J'avais le coeur lourd depuis hier soir, ne cessais de repenser à tout ce qu'Edmond m'avait dit et n'osait pas croiser son regard. Lui-même gardait un visage impénétrable, j'ignorais ses émotions et refusais de me résigner à lui demander ce qui le travaillait, cela aurait été bien trop indiscret de ma part. Et puis Edmond finit par briser le silence inconfortable qui nous poursuivait depuis ce matin. Il ne mentionna à aucun moment la journée de hier et me parla de tout autre chose, comme s'il ne s'était rien passé. Je savais pourtant qu'il faudrait remédier à ce sujet à un moment ou à un autre car « l'évènement » avait probablement dû être divulgué jusqu'aux oreilles de M. et Mme Levesque, mais j'ai grandement apprécié ce moment où Edmond et moi parlâmes simplement comme deux personnes normales sans à nous préoccuper des problèmes futurs. Pendant quelques instants, j'oubliai que ma correspondance avec Aleksander était sue par deux personnes -Albert et Edmond, et qu'elle serait probablement bientôt sue par d'autres. J'oubliai les conséquences que j'allai subir pour ça et aussi le fait que j'avais embrassé Aleksander, pour la première et probablement dernière fois.
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