Chapitre 6

Grâce aux nombreuses indications dispersées un peu partout dans les couloirs, je trouvai sans vraiment de difficultés la salle dans laquelle serait servi le repas. J'entrai dans la pièce à l'instant même où un gong résonna, annonçant la fin de l'heure. J'étais arrivée juste à temps, sans même savoir ce que je risquais en déboulant en retard. Quelque chose me disait que je n'avais pas vraiment envie de le savoir.

Je restai sur le seuil de la pièce, l'observant. La voix robotique l'avait appelé le Salon d'abondance. La pièce était immense, mais étrangement vide. Il y avait plusieurs tableaux sur les murs tapissés d'or, mais rien de plus hormis un lustre et deux tables. Autour de la première, une trentaine de personnes, les Vagabonds. L'autre était occupée par six Privilégiés et l'une des chaises était vide. La mienne, sans doute.

Donc, nous étions séparés. J'appréciais l'initiative. Je n'avais aucune envie de côtoyer des Vagabonds pour le moment. À vrai dire, même les Privilégiés m'ennuyaient déjà alors que je les connaissais tous et que l'un d'entre eux me faisait un signe de la main pour que je les rejoigne. Je dévisageai cet individu en prétendant ne pas le connaître. Ils devaient vraiment l'emmener aussi, lui ? Un soupir au bord des lèvres, je quittai l'entrée de la pièce pour me diriger vers les autres Privilégiés présents dans la pièce, en profitant pour les examiner.

Il y avait deux jumeaux, Adam et Molière, envoyés ici car leurs parents avaient tenté de braquer une banque. Avec leurs traits identiques, leurs cheveux blonds coiffés exactement de la même façon et leurs yeux bleus perçants, ils me faisaient flipper. Dans un film d'horreur, ils seraient sans aucun doute les possédés chelous qui voulaient tuer tout le monde. Je les surnommais d'ailleurs Chucky 1 et Chucky 2. Le seul moyen de les différencier était leur voix. Adam n'avait jamais mué et avait la voix aiguë, tandis que celle de Molière était bien plus grave. S'ils n'ouvraient pas la bouche, impossible de savoir qui était qui. Même leurs parents, avant d'être envoyés à l'eau, avaient du mal à les distinguer.

À côté de l'un des deux Chucky se tenait l'imbécile qui me saluait de la main. Titouan. C'était un grand brun qui m'insupportait neuf fois sur dix. Et uniquement parce que je le giflais en arrivant à la dixième fois. Il se prenait pour un gangster simplement car sa mère avait été surprise en tentant d'incendier le palais présidentiel et mise à mort. Comme s'il y était pour quoi que ce soit. Sans que je ne comprenne vraiment pourquoi, cet idiot était obsédé par moi. C'en était vraiment gênant.

En bout de table, Karissa dînait comme si toute cette situation était normale. Métisse d'environ un mètre soixante, le crime de ses parents était l'un des plus grands mystères de la Cité. Personne ne savait ce qui les avait emportés vers leur dernier souffle. C'était d'autant plus étonnant que sa mère était très amie avec la femme du président. Peut-être ce séjour à Versailles me permettra de mettre le doigt sur le fin mot de cette histoire. C'était également la seule autre fille de notre groupe.

Le cinquième Privilégié présent était sans doute celui qui avait le moins de raisons possibles d'être ici. Pour cause, son père s'était contenté de voler du pain pour le nourrir. C'était un crime, certes, et il en était mort, mais de là à envoyer Mael ici avec nous tous, je trouvais ça exagéré.

Et enfin, il y avait Zayan... qui se trouvait juste à côté de la seule chaise libre de la table. Mon visage se ferma un peu plus en constatant que j'allais devoir le supporter tout le repas, ou bien m'inviter à la table des Vagabonds. Je ne le détestais pas assez pour m'infliger la présence de ses moins que rien, alors je m'installai à ses côtés en raclant bruyamment la chaise sur le sol.

— Le concept de discrétion te dit-il quelque chose ? pesta Zayan.

— Non, tout comme tu méconnais celui te permettant de fermer ta gueule quand tu n'as rien de constructif à dire.

Le silence se fit autour de la tablée. Zayan coula un regard noir dans ma direction, auquel je répondis par un sourire insolent. Il voulait ouvrir sa bouche pour ne rien dire ? Très bien, j'allais la lui faire fermer sans aucun effort apparent. À mon grand étonnement, il n'ajouta rien. Je coulai un regard étonné et soupçonneux sur lui, ne comprenant pas l'étrange sourire qui orna imperceptiblement ses lèvres.

— Je sens que ça va être drôle de vivre entre vous deux, s'exaspéra l'un des Chucky.

Sa voix me permit d'identifier Molière.

— Tuons-le tout de suite, ça réglera le problème.

Ma proposition, que je trouvais tout à fait pertinente, n'eut pas l'effet escompté sur les autres Privilégiés, qui se contentèrent de me fixer en silence.

— Et pourquoi ça ne serait pas toi qu'on éliminerait, Ashes ? contra le principal intéressé. Tu proposes de tuer quelqu'un à peine arrivée. C'est suspect, comme comportement.

Je rêvais ou il était en train d'insinuer que j'étais un Loup ? Me croyait-il assez stupide pour donner des indices aussi facilement, sans compter que je n'en étais même pas un. Devant les cinq regards incriminants des Privilégiés et celui de Zayan, certain d'avoir gagné cette manche, je me laissai aller contre le dossier de ma chaise en bâillant d'ennui.

— Rappelle-moi combien de fois j'ai menacé de te tuer dans la Cité ? l'interrogeai-je.

Lèvres pincées, il garda le silence. Même si je trouvais étrange de lui clouer le bec deux fois dans la même journée, je laissai un air vainqueur étirer mes lèvres. Finalement, cela s'avérait assez drôle de descendre dîner dans la même pièce que les autres.

Mes pupilles tombèrent alors sur le Privilégié qui me faisait face et mon sourire fana. Titouan me fixait avec une admiration obscène qui me mettait mal à l'aise.

— Continue comme ça et je te crève les yeux avec ma fourchette, le menaçai-je.

Cela ne fit qu'augmenter son air ravi. Dégoûtée par son comportement, je reportai mon attention sur mon assiette pour ne plus l'avoir dans mon champ de vision. S'il continuait comme ça, j'allais lui carrer ma fourchette tellement profond qu'il pourra se torcher le cul avec. Je le notai dans ma liste de choses à faire s'il ne se faisait pas tuer avant, et examinai le contenu du plat que j'avais sous les yeux. Une simple assiette de pâtes accompagnées de viande. C'était sans doute mieux que rien. Je commençai à manger silencieusement, en pleine réflexion.

Qui à cette table pouvait faire partie des quatre Loups ? Zayan était déjà sur ma liste et statistiquement parlant, il devrait être le seul. Nous étions sept Privilégiés, qu'il y ait plus d'un Loup parmi nous sera exagéré, mais pas impossible. Et si je me penchais sur les pires d'entre nous, Karissa était irrémédiablement suspecte. Personne ne savait pourquoi ses parents étaient morts et hormis certains membres du gouvernement, elle était la seule au courant de leurs péchés. Si le gouvernement voulait se débarrasser d'elle, la mettre dans l'équipe qui avait le moins de chances de gagner était le plus logique.

Mais est-ce que les Loups avaient vraiment le moins de chances ? Ils n'étaient peut-être que quatre, mais s'il en restait ne serait-ce qu'un seul à la fin, c'étaient eux qui gagnaient. Même si tous les Agneaux étaient toujours vivants.

Pourtant, il suffisait de démasquer quatre participants pour l'emporter. J'avais vaguement l'impression de choisir le pire entre la peste et le collera. Même là, je n'étais pas certaine de ma réponse.

Entre deux bouchées, je jetai un coup d'œil à la table des Vagabonds. Ils mangeaient gaiement, bien loin de l'ambiance qui régnait du côté des Privilégiés. Des éclats de rire me parvenaient à intervalles réguliers. Je reposai ma fourchette pour les observer plus attentivement. Je ne voyais qu'une seule raison à leur comportement. Ils ne savaient pas ce qui les attendait. Cela devrait m'étonner, mais ce n'était pas le cas. Qui accepterait cette mascarade en sachant que personne n'y survivait jamais. Même les Loups ne devaient pas encore savoir qu'ils allaient devoir tuer. Ils tomberont de haut lorsque la mort viendra toquer aux portes de Versailles. Il ne fallait en général pas plus de vingt-quatre heures pour que le premier cadavre survienne. J'espérais bien être là quand la désillusion s'emparera de leur cœur et qu'ils découvriront le pot-aux-roses. La Cité avait peut-être besoin de nouveaux habitants, mais le gouvernement n'acceptait pas n'importe qui.

— Pourquoi tu les fixes comme ça, Zenji ? me demanda Mael.

— Elle se cherche un petit ami, ricana Adam.

— Ou plusieurs, renchérit son frère.

Je les regardai tour à tour, blasée. Plutôt mourir que de coucher avec un Vagabond. Avant que je n'aie eu l'occasion de prononcer le moindre mot, des bruits de pas nous parvinrent du couloir. Je me détournai vers la porte d'entrée de la pièce, comprenant rapidement qu'il y avait un retardataire. Et vu la cadence du son de ses chaussures sur le sol, il n'était pas pressé. Un Vagabond apparut une trentaine de secondes plus tard, les mains dans les poches. Il s'arrêta sur le seuil, au même endroit que moi un peu plus tôt.

Aucun retard ne sera toléré.

Un rapide regard à la pendule au fond de la salle m'apprit qu'il avait une quinzaine de minutes de retard. Je m'étais demandé ce qu'il se passait si les consignes de la voix robotique n'étaient pas suivies. Je n'allais pas tarder à avoir ma réponse. Et savoir à quoi j'avais échappé en arrivant pile à l'heure.

Une lueur rouge se dégagea du plafond, attirant l'attention de tout le monde, même de ceux qui n'avaient pas remarqué le retardataire.

— Participant numéro 37, annonça la voix. Seize minutes et vingt-trois secondes de retard.

Je haussai un sourcil devant cette précision millimétrée. Le concerné leva les yeux au ciel, trouvant sans doute ce dispositif exagéré.

— Désobéissance aux ordres, continua le robot. Participant éliminé sur le champ.

Le Vagabond ouvrit la bouche, sans doute pour se plaindre de cette sanction sévère. Ses lèvres se fermèrent sans qu'il ne prononce le moindre mot. À partir de son bracelet, les veines de son bras prirent une teinte violette qui remonta jusqu'à son épaule et continua à se frayer un chemin dans son organisme. La seconde suivante, du sang s'écoula abondamment de son nez et de ses oreilles. L'homme eut tout juste le temps de comprendre ce qui était en train de lui arriver qu'il s'écroula raide mort sur le carrelage de la pièce.

— Participant 37, éliminé. Rôle : Agneau. Il reste actuellement trente-cinq Agneaux et quatre Loups en vie dans le château. Bonne soirée à tous.

Des cris de panique s'élevèrent de la table des Vagabonds. Je gardai les prunelles fixées sur le cadavre. Le premier, et certainement pas le dernier. Voilà à quoi j'avais échappé. Je ne montrai aucune réaction, mais les battements de mon cœur se mirent à battre à une vitesse effrénée. Deux heures que j'étais là et j'avais déjà failli y passer.

— Tu ne veux toujours pas faire alliance avec moi ? susurra la voix de Zayan à mon oreille.

— Plutôt crever, Ulner.

— Ce qui ne devrait pas tarder à arriver.

Je le fusillai du regard. Il ricana et retourna à son assiette de pâtes.

S'il suffisait que j'arrive à l'heure, je devrais pouvoir survivre jusqu'à la fin. Même avec mon affreuse tendance à arriver en retard à tout bout de champ.

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