III.
Fédération mondiale de l'Humanité – 2145
« Annonce à toutes et tous : chères humaines, chers humains, le moment le plus grandiose de toute l'humanité vient de voir le jour. Jamais une telle prouesse n'a pu être accomplie par l'être humain. Aujourd'hui, une équipe des meilleurs chercheurs du monde a réussi l'impossible : transférer une conscience humaine hors du corps physique, pour l'intégrer dans un système informatique. Le brave humain qui a tenté l'expérience, Jonah Ward, se trouve maintenant dans le cloud, mais est pleinement conscient. Les scientifiques sont en train de communiquer avec lui.
Ce jour est magnifique ! Par cette complexe, mais ingénieuse expérimentation, le genre humain a repoussé les dernières limites de son évolution, dont la plus grande, la limite que lui imposait son corps. Plus de souffrance, plus de bornes dans l'espace, plus de mort ! Une nouvelle ère s'ouvre, une ère d'immortalité, de liberté folle ! Nous avons vaincu le corps, cette enveloppe de chair qui nous limitait, nous restreignait, nous condamnait à une courte existence douloureuse et affligeante. Sans corps physique, plus de douleur, sans corps physique, plus de stéréotypes ni de jugement, sans corps physique, plus de dépérissement ni de trépas. L'humanité a aujourd'hui atteint sa plus grande gloire... »
Je désactive mon antenne radio et mon oreille bionique en claquant du doigt, profitant du silence qui s'installe, profitant de cette déconnexion au monde électronique, artificiel. Je n'ai plus l'habitude du silence, de la simple absence de bruit. Pendant quelques secondes, je médite ce que je viens d'entendre. Alors, c'est enfin arrivé... L'Homme pense avoir atteint le summum de son évolution en abolissant le corps.
Avec ma formation d'historien spécialisé dans l'histoire du corps, je n'ai jamais autant travaillé sur le passé que durant ces dernières années. En voyant l'effervescence grandissante autour de la virtualisation de l'humain, je me suis mis au travail pour comprendre l'évolution de la vision du corps, et si possible, en garder des traces. Mon regard se promène sur les écrans de mon bureau, remplis de photos de sources historiques, dont quatre m'ont particulièrement intéressé. Une lettre d'un Grec passionné du corps humain à un compagnon, une archive d'un monastère du XIIIe siècle, des extraits du journal intime d'une fille du début du XXIe siècle, et la retranscription d'une conversation entre mon grand-père et son meilleur ami, vers la fin du siècle dernier.
Oui, la manière de considérer le corps a changé. J'admire l'enthousiasme de ce jeune Grec pour le corps humain ; j'aurais aimé pouvoir ressentir les mêmes sensations que lui. J'ai compris la souffrance et le tourment générés par le corps, grâce à ces quelques mots d'un moine, préservés à travers les siècles. Ces bouts de pensées intimes de la jeune fille m'ont bouleversé : quelle horreur ce devait être, d'être soumis au regard des autres. Et pourtant, j'espère qu'elle a appris à s'aimer, à aimer son corps. Parce que le XXIe siècle nous a bien changés : le transhumanisme a poussé l'humain à modifier son corps, à repousser les limites. Toujours un emballement, une excitation encore plus grande pour cette évolution technique. Membres artificiels, vie artificielle, pensée guidée par ordinateur pour certains... je ne sais pas si nous avons grand-chose d'humain aujourd'hui. Voilà que nous nous débarrassons de notre corps entier, préférant stocker sa conscience dans une machine. L'heure finale de l'humanité de l'Homme a sonné.
Je n'ai jamais pu ressentir les sensations pures du corps, ayant reçu des membres bioniques dès le plus jeune âge. J'ai vu toute ma vie à travers les verres d'yeux artificiels. Alors, je m'assieds, je dévisse d'abord mes « jambes », puis ma « main gauche », j'enlève mes implants auriculaires. Je veux me débarrasser de toutes ces fioritures mécaniques, pour ressentir la vraie sensation que procure le corps. Je ne ressemble pas à grand-chose, mais cela m'est égal. Je ne veux être que corps. Dernière étape, je désactive mes implants oculaires. Le noir se fait devant mes « yeux ». Aveugle, sourd, amputé, mais heureux, je retrouve ce corps que l'on m'avait caché pendant si longtemps.
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