3. Némésis
— C'est lui... c'était... mon père.
Ça m'échappa. Je me retournai dans mon siège, mais ne vit que des ombres, lointaines.
Zoran et cet homme.
Mon... père ?
J'avais vu quelque chose dans son regard. J'avais vu quelque chose sur son visage. Qui me rappelait quelqu'un. Qui me rappelait une personne.
Moi.
Il y avait des signes qui ne trompaient pas.
Il y avait des choses qui ne permettaient pas d'avoir tort.
Alors... je ne me trompais pas. Je savais que je ne me trompais pas. C'était lui. Il avait été juste là, juste à côté de moi. Tout près, tellement proche que j'aurais pu le toucher. Voir s'il était vraiment réel, s'il avait vraiment été là.
Mon père. C'était... vraiment mon père ?
— Fais demi-tour, Timothy. C'était mon père ! Timothy, s'il te plaît, criai-je au Gardien.
Je ne pouvais y croire.
Je n'arrivais pas à y croire.
Mais la vérité avait été là, juste sous mes yeux. Dès que je l'avais vu descendre de la voiture avec ce jeune homme qui me ressemblait bien plus encore, j'avais compris. J'avais compris que c'était lui ; mon géniteur, mon père. Je ne pouvais pas me tromper. Je ne pouvais pas avoir tort. Je n'étais pas généticienne, mais ça... ça, bon sang...
— C'était mon père ! Criai-je au bord de l'hystérie.
Pourquoi étions-nous en train de nous éloigner de lui ? Pourquoi Timothy m'emmenait-il loin de mon père ? Qu'avais-je fais au final ? Qu'avais-je fais pour qu'on ne veuille pas que j'approche mon propre père ? Je ne comprenais pas.
Je n'arrivais pas à comprendre ce que j'avais fait de travers.
Je voulais juste le voir.
Juste le rencontrer.
Une fois. Juste une fois. Pour connaître les raisons de mon abandon. Et la seule personne qui semblait avoir compris cela était Shana Pearson. J'avais vu la souffrance et la pitié dans ses yeux, mais aussi sa compréhension. Elle, elle comprenait pourquoi j'avais besoin de faire ça. Pourquoi c'était vital pour moi. Je ne pouvais pas avancer sans ça. Je n'étais pas assez forte pour juste tourner la page. Je n'étais pas assez forte pour faire comme si tout allait bien.
— Timothy...
Il ne me prêta pas attention, mais je sentais sa fureur et ça me faisait peur. Le Gardien ne criait jamais. Il n'en avait pas besoin.
Un seul regard suffisait.
Sa puissance s'enroula autour de moi et je suffoquai un instant. Il était dans une telle colère.
C'était étouffant.
Et je l'avais cherché. Tout cela était de ma faute. Et même Luka allait se faire tuer par son père par ma faute.
Juste parce que j'agissais encore comme une enfant. Une enfant en quête de réponses. N'étais-je pas une adulte maintenant ? J'avais plus de trois cent ans. J'étais une femme, plus une petite fille. Je pouvais avoir ma propre famille si je le souhaitais. Je pouvais avoir tout ce que je voulais.
Et je voulais mes parents. Ou du moins des réponses.
Je ne voulais pas être reconnue, à quoi bon après tant de siècles ? Je voulais juste savoir. Savoir pourquoi cet homme m'avait abandonné, pourquoi ma mère m'avait tourné le dos sans un seul regret. Parce qu'il n'y avait pas de regrets. Sinon, sinon elle m'aurait cherchée, non ? Elle aurait essayée de me retrouver.
— Il n'a pas voulu de toi à ta naissance et il ne veut pas de toi aujourd'hui.
Les larmes roulèrent sur mes joues alors que je me recroquevillai dans le siège.
J'avais vu le garçon avec lui.
Et j'avais compris. C'était son fils. Un fils qui était avec lui. Un fils qu'il n'avait pas abandonné. Un fils qu'il aimait sûrement.
Son enfant.
Et moi, une bâtarde. Tout... tout se résumait à cela, n'est-ce pas ?
Quelle était la place d'une bâtarde ? Il n'y en avait pas. Cet homme ne se souvenait peut-être même pas de moi.
Peut-être qu'il n'avait jamais eu vent de mon existence. Non... les propos de Pearson avait été clairs.
Mon père n'avait pas voulu de moi. À aucun moment. Alors qui étais-je pour débarquer ainsi dans sa vie, plus de trois cent ans plus tard ?
Personne, bon sang.
Je n'étais personne.
Même pas un souvenir pour lui. Je ne comptais pas. Il avait une famille, ce garçon le prouvait. Et il ne voulait certainement pas que je vienne entacher ce bonheur.
Je pouvais le comprendre.
J'étais assez grande pour cela. J'étais une adulte. Je n'étais pas idiote.
Alors pourquoi est-ce que ça faisait aussi mal ? Pourquoi n'avais-je pas pu me satisfaire de ce que j'avais eu pendant si longtemps ?
Pourquoi ? Pourquoi avait-il fallu que je me lance dans une telle quête ? Après tout, c'était clair ; on ne voulait pas de moi.
On n'avait pas voulu de moi à la naissance.
Et on ne voulait pas de moi aujourd'hui.
J'étais de trop. J'étais l'ombre sur le tableau, le nuage gris devant le soleil. La tâche d'encre sur une feuille.
J'étais l'erreur. C'était dur à dire, mais n'était-ce pas là l'unique vérité ? Je n'étais personne. Je n'avais même pas de foyer. Et je n'étais attachée à personne.
Une louve solitaire.
N'était-ce pas là ce qu'avait dit Heaven la première fois qu'elle m'avait vu ? Elle avait compris, comprit que cet abandon avait eu un impact sur ma vie, sur ma louve. Comprit que j'étais différente et destinée à être seule.
Je m'agrippai à la couverture autour de mon corps et appuyai ma tête contre la vitre, observant le paysage défilé, ma vue rendu flou par les larmes.
J'avais l'impression d'être sous sédatif. Que mon corps était engourdi. Et que je ne ressentirai plus jamais rien, que ce soit à l'intérieur ou à l'extérieur. C'était une sensation étrange, mais presque bienvenue en cet instant.
Ne plus rien sentir.
Ne plus rien éprouver.
J'aurais aimé être sans cœur. J'aurais aimé ne pas être aussi faible, aussi sensible.
Être beaucoup plus forte. Après tout, j'étais une Dominante. J'étais puissante, mais... je ne savais pas me servir de cette puissante. Je ne voulais pas de cette force héritée de mes parents. De parents qui ne voulaient pas de moi. Qui ne voudraient jamais de moi.
Je fermai les yeux, les larmes se tarissant, me laissant un goût amer dans la bouche.
Ils étaient dans la cuisine, tous les deux. L'ambiance était légère ; papa lisait son journal et maman était en train de se servir un café.
Il y avait longtemps que je ne les appelais plus ainsi.
Ils étaient Marc et Élise Lane, ceux m'ayant adoptés et élevés. Rien de plus.
Je n'étais pas leur petite fille. Ne l'avais jamais été, même quand je n'avais eu aucune raison de douter.
Mais ce n'était pas cette femme qui m'avait mise au monde, celle qui l'avait fait m'avait simplement abandonnée. C'était presque comme retourner un colis parce que ça n'allait pas.
J'avais eu beau retourner la question des milliers de fois dans ma tête, je ne comprenais pas. Et ne comprendrais certainement jamais.
Ils ne savaient pas d'où je venais.
Seul le Gardien savait et il ne me le dirait jamais. J'avais beau eu lui demander, il ne lâcherait jamais l'information. Mais après tout, il s'en fichait, lui.
Ceux qui avaient leurs familles se fichaient de ceux qui n'en avaient pas.
Si tu es heureux chez toi, n'ouvre pas la porte pour voir le malheur des autres.
C'était horrible, mais c'était vrai.
J'inspirai, le cœur battant vite et fort dans ma poitrine. J'avais toujours eu peur de ce moment, peur de ce que je dirais et de ce qu'ils répondraient. Mais il n'était plus temps pour tout ça ; c'était maintenant.
Élise fut la première à me voir.
Souffrance dans son regard.
Mais elle sourit avec chaleur, avec amour. Et ça me brisa le cœur. Parce que malgré tout, je les aimais. Et il n'y aurait pas dû avoir autre chose.
Il n'y aurait pas dû avoir plus important que cela. Et pourtant... c'était le cas. J'étais ingrate. Mais rester ainsi me briserait. Ils devaient le comprendre. Ils devaient le voir.
— Je vais m'en aller, dis-je.
Marc releva les yeux de son journal et fronça les sourcils.
— Tu sors ? S'enquit-il.
J'aurais aimé lui dire oui, lui dire à ce soir et aller l'embrasser. C'était tellement facile à faire. Peut-être était-ce le plus facile.
Lui dire à ce soir, mais ne jamais rentrer. Non. Je ne pouvais pas faire cela. Je ne pouvais pas leur infliger cela.
Ce n'était pas bien. Je ne voulais pas leur laisser le sentiment que je les abandonnais. Mais c'est ce que j'allais faire pourtant.
Et je ne me retournerais pas. Je ne reviendrais pas vers eux. Et je ne comprenais pas pourquoi je faisais ça. C'était eux qui avaient fait de moi la femme que j'étais. C'était eux qui m'avait aimé et bercé.
Eux qui avaient été des parents.
Un père et une mère.
Pourquoi est-ce que ça ne comptait pas suffisamment à mes yeux ?
Pourquoi est-ce que j'avais besoin de plus ?
— Non. Je pars.
J'avais si froid à l'intérieur.
J'aurais aimé me jeté dans les bras de cet homme qui avait été mon père. J'aurais aimé lui dire à quel point j'étais malheureuse et que j'avais le cœur brisé.
La main d'Élise trembla et du café coula par terre. Marc ne montra rien. Il replia calmement son journal et le posa sur la table.
— Je me doutais que ce moment arriverait.
J'avais du mal à respirer.
Du mal à retenir mes larmes.
Je n'étais plus une enfant.
Je n'étais plus une enfant.
— On ne t'a pas assez aimé ? Nous ne t'avons pas donné assez d'attention ? Souffla la voix tremblante d'Élise.
Je ne voulais pas la regarder.
Je ne voulais pas voir la souffrance dans ses yeux. Parce que ça ferait encore plus mal. Alors je regardai Marc. Je plongeai mon regard dans le sien et je n'en décrochai pas.
— Pourquoi, Némésis ?
Sa voix se brisa et un sanglot déchira sa gorge. Elle ne pouvait pas comprendre. Mais je ne voulais pas lui faire du mal. Je ne voulais pas qu'elle souffre à cause de moi.
— Je... ne suis pas faite pour cette meute, vous le savez très bien. Si je ne pars pas aujourd'hui, ma puissance... ce n'est pas bien. C'est votre meute. Pas la mienne.
C'est votre vie. Pas la mienne.
Marc ferma les yeux un instant et inspira. J'avais envie de lui dire que j'étais désolée. J'avais envie de lui dire que je ne méritais pas la vie qu'ils m'avaient donnée. Mais rien ne sortirait.
Je ne le faisais pas que pour moi. Mais pour ma louve aussi. Et pour eux. Ils ne pouvaient vivre avec cette culpabilité, avec cette tristesse toute leur vie.
Et même si Élise n'avait rien dit, j'avais senti. Senti la vie qui grandissait dans son ventre. Après avoir cru pendant si longtemps qu'elle ne pourrait jamais donner la vie, c'était comme un cadeau du ciel.
Un cadeau que je ne gâcherais pas.
Leur vie.
Pas la mienne.
J'avais ma propre voie à trouver, mon propre chemin à emprunter maintenant.
Je senti la voiture s'arrêter et Timothy couper le contact. Le sommeil avait engourdi tout mon corps et j'eu du mal à ouvrir les yeux.
Il faisait nuit, mais l'enseigne du motel éclairait l'habitacle. Nous passerions donc la nuit ici. La porte du Gardien claqua et il fit le tour de la voiture pour venir ouvrir la mienne. Il me souleva dans ses bras, pensant sûrement que je dormais et nous amena dans une chambre dont il avait la clé. Il me déposa sur le lit et disparut dehors.
Je me redressai, tenant la couverture pour ne pas qu'elle tombe. Mes cheveux me tombèrent sur le visage et je les repoussai en soupirant. Il fallait que je les coupe. Le plus tôt serait le mieux.
J'allumais une des lumières et attendit que Timothy revienne.
Il ne tarda pas. Il entra et jeta un sac sur le lit :
— Il y a des affaires pour toi dedans, dit-il en me regardant distraitement avant d'attraper son portable et de ressortir dehors.
Il était vraiment en colère et mieux valait faire profil bas quand c'était le cas. La colère du Gardien était terrible, tout le monde savait cela.
J'ouvris le sac et attrapai des affaires avant de m'enfermer à la salle de bain.
Je pris une douche rapide, ne voulant pas abusé. Et je n'étais pas vraiment sale. Je séchai mes cheveux avec une petite serviette avant d'y passer mes doigts puisque je n'avais pas de brosse.
Tout était à ma taille, même si je nageais un peu dans le pull. À force, Timothy connaissait ma taille et même mes goûts, ce qui me fit légèrement sourire. Le Gardien était assez attentionné quand il le voulait. Même s'il réservait ça à sa femme et à son fils. Et aux louves un peu perdues.
Je relevai mes cheveux en une queue de cheval et retournai dans la chambre.
Timothy était là, m'attendant.
Son regard se verrouilla au mien, mais il ne dit rien. Son loup resta en retrait. Mais je ne sut si c'était mieux ou pas. Si c'était une bonne chose ou plutôt l'inverse.
Je préférai prendre la parole la première, même si ça ne changerait rien au final.
— Je suis désolée d'avoir agi de la sorte. Mais même ainsi, si je devais le refaire, je le referais sans hésiter.
Pas la peine de lui mentir. On ne pouvait pas mentir au Gardien.
Il ne broncha pas, ni même ne soupira. Il écoutait, attentif. Il voulait entendre ce que j'avais à dire parce qu'il était comme ça, notre Gardien.
— J'avais besoin de réponses. Et j'en ai eues.
Pas forcément celles que je voulais.
Pas forcément ce à quoi je m'attendais, mais je n'avais pas le droit d'être déçue.
— Je ne veux pas que tu sois en colère contre Luka. Il pensait bien faire. Tu... tu sais comment il est. Il voulait simplement m'aider.
Ses yeux brillèrent un instant.
J'espérai tellement qu'il n'avait pas été trop dur avec son fils.
Luka était trop gentil. Peut-être même un peu trop naïf, mais ça faisait partie de lui. Et je n'aurais pas voulu qu'il soit différent.
Timothy finit par soupirer et passa une main dans ses cheveux. Il semblait épuiser, éreinté par tout ça.
— Mon fils t'aime trop, Némésis. Il ferait n'importe quoi pour toi.
Oui. Je le savais.
Luka m'était précieux. Il l'avait été dès que j'avais croisé son regard, alors qu'il n'était qu'un tout petit bébé. Et aujourd'hui, c'était un ami. Mon meilleur ami.
Il avait fait tout cela pour moi, quitte à recevoir les foudres de son père, mais s'il avait dû le refaire, lui aussi l'aurait fait.
L'amitié.
La loyauté. Voilà à quoi ça ressemblait.
Et Timothy le savait. Il le comprenait lui aussi.
Il nous aimait tous les deux, d'une façon différente, et nous l'avions mis dans une mauvaise situation. Et Jahyan Pearson n'avait pas dû être tendre avec lui. Mais ce n'était pas la première fois qu'un Alpha lui aboyait dessus et sûrement pas la dernière non plus. Et c'était de notoriété publique que les relations entre le Gardien et Pearson étaient tendues. Mais je m'en voulais quand même. Je m'en voulais d'avoir agis avec impulsivité, sans réfléchir plus.
Zoran avait eu raison. J'étais entrée sur un territoire sans invitation alors que je savais comment ça marchait pour avoir recopié le traité concernant les règles et les territoires.
J'aurais dû être plus intelligente. Jouer avec plus de finesse et peut-être n'en serions-nous pas arrivé là.
Mais revenir en arrière n'était pas franchement possible, alors à quoi bon ?
— Il n'aura pas de problème, n'est-ce pas ? Soufflai-je, une boule dans le ventre.
Timothy leva les yeux au ciel, excédé.
— Inquiète-toi pour toi avec de penser à Luka, Némésis.
— Arrête de m'appeler comme ça, grognai-je en me laissant tomber sur le lit.
Je me laissai aller sur le dos, observant un instant le plafond jaunie au-dessus de moi. Timothy venait toujours dans des endroits miteux comme ça. Son père avait été le même.
Tel père, tel fils n'est-ce pas ?
— Tu te rends compte qu'un Alpha a le droit de refuser un loup sur son territoire ? Il a le droit de lui donner la chasse si ce loup n'en fait qu'à sa tête ?
Je me redressai.
— Les lois ont changées. Même si Jahyan Pearson m'envoi sa Main, aucune mise à mort n'est autorisée.
— Mais elle peut être tolérée, dit Timothy, comme s'il m'enseignait quelque chose.
Je relevai les yeux sur son visage, cette fois, je vis que son loup brillait à travers ses yeux.
Il dispensait son savoir.
Et j'aimais quand il faisait ça. Timothy était jeune, mais il était le Gardien et de par son statut, il connaissait chaque règle qui régissait notre monde sur le bout des doigts. Il était aussi celui qui pouvait en imposer de nouvelles ou en supprimer.
Il était le Gardien de notre peuple.
Ce qu'il disait ne pouvait être réfuté.
— Si ce cas se présente, le Gardien est le seul à pouvoir juger. Il ne peut y avoir de mise à mort sans l'accord de ce dernier.
Le loup de Timothy hocha la tête avant de la pencher légèrement :
— Crois-tu que parce que je te connais et que je t'enseigne, je choisirais de t'épargner, même alors que Jahyan Pearson serait dans son droit en réclamant ta vie ?
Je regardai Timothy.
J'observai son loup quand celui-ci faisait de même. Il n'y avait que le silence ; un parfait silence.
Je n'eut pas besoin de réfléchir à la réponse.
Je connaissais les règles.
Je connaissais les lois.
— Tu es le Gardien. Tu ne dois pas prendre parti. Tu sais ce qui doit être fait et les sentiments ne doivent jamais, jamais entrer en ligne de compte. Alors si je fautais sur le territoire de Jahyan Pearson, tu pourrais lui accorder le droit de me tuer.
Il hocha lentement la tête et un sourire étira ses lèvres :
— Tu es une bonne élève, Némésis. La meilleure.
— Je suis la seule, répliquai-je avec une moue.
Le loup de Timothy disparut de ses yeux et c'est l'homme qui éclata de rire. Il passa une main dans ses cheveux :
— Ne crois pas que tu t'en sortiras si facilement, petite louve.
Et il disparut dans la salle de bain. J'entendis l'eau couler alors que je me laissai de nouveau aller sur le dos.
Je restai un moment à observer le plafond, n'ayant pas envie de dormir, n'ayant pas envie de rêver de Marc et Élise.
Et étrangement, je me demandais un instant ce que j'aurais fait à cet instant dans cette vieille maison où la Main de Jahyan Pearson m'avait retenue.
Est-ce que nous aurions regardé un film ? Il était étrange de me dire que j'avais vu mon premier film avec cet homme, même si pour d'autre, il aurait été plus étrange que je n'ai jamais vu un seul film en plus de trois cent ans.
Pour tout dire, même si j'avais passé beaucoup de temps à aller de meute en meute, j'étais toujours restée dans ce qui se rapprochait le plus d'une bibliothèque.
Les siècles étaient passés, amenant avec eux technologies et nouveautés. Mais je n'en avais eu que faire.
Zoran avait dû trouvé cela risible, voir même pathétique. Ou peut-être pas après tout. Pour ce que j'en savais.
C'était une Main bien étrange. Je souris à cette pensée, avant de rougir en me rappelant son corps nu.
Bon sang, mais qu'est-ce qui m'arrivait là ?!
J'attrapai un oreiller et cachai mon visage dedans. Mon dieu... Au moins, ça faisait sortir mon père de ma tête. Ce n'était peut-être pas plus mal après tout.
Mais tout de même, penser à un homme nu... je n'étais pas sûre que c'était quelque chose qui se faisait. Mais après tout, qu'est-ce que j'en savais ? Ce n'était pas ce qu'on disait dans le genre de livres que je lisais généralement. Mais depuis bien des siècles, les mœurs n'étaient plus vraiment ce qu'elles étaient.
J'étais déjà sorti avec des loups... bon, deux, mais nous n'étions jamais allé jusque... là. Je n'avais jamais voulu. Et je n'éprouvais aucune honte de ne l'avoir jamais fait, même si avec mon âge, je pouvais presque passer pour une vieille fille. La pleine lune n'avait pas d'emprise sur moi quand j'étais enfermée entre des bouquins. Alors comme ça, le problème était réglé. Je savais que c'était une expérience importante à avoir dans une vie, mais c'était bien la dernière chose que j'avais en tête.
Juste avant de m'endormir dans un coin du lit, je me demandais comment j'en étais venue à penser à Zoran puis à ça...
En milieu d'après-midi, nous arrivâmes chez Heaven. Je sentis que Maxence était là. En avait-il eu assez d'embêter Nayah ? Il ne faisait que ça depuis des années, allant et venant à l'Éthérée, agaçant tout le monde, Nohlan et Timothy les premiers.
Maxence n'était pas un homme facile, et son loup semblait dans une perpétuelle frénésie. Timothy disait qu'il était dangereux de le perdre de vue trop longtemps et le surveillait donc très souvent.
Mais Maxence était très vieux et quand il avait de disparaitre, il disparaissait. C'était aussi simple que cela.
Je sentis aussi que Luka était ici. Était-ce donc sa punition ? Rester avec Heaven et Maxence ? J'espérai bien que non, parce que Luka n'aimait pas vraiment les deux-là. Ce qui n'était en rien surprenant.
Une dernière énergie m'effleura alors que j'attrapai le sac sur la banquette arrière. Je relevai les yeux pour voir Maël, bras croisés, nous regardant arriver.
Maël était l'ancien Gardien ; le père de Timothy et celui qui m'avait placé chez les Lane alors que je n'étais qu'un nourrisson.
Jamais je n'avais éprouvé une quelconque colère contre lui. Il avait fait ce qu'on lui avait demandé. Et il m'avait mis dans une famille aimante.
Je lui offris ma nuque, mais il préféra me serrer contre lui :
— Je croyais que tu étais trop vieille pour faire des bêtises, Isis.
— Ce n'est jamais une question d'âge, répliquai-je avec un sourire penaud.
Je me rendais compte que j'avais mis beaucoup de monde dans l'embarras. Plus que je n'aurais voulu.
Et tout ça pour quoi ? Je me le demandais.
Mais je l'avais vu. L'espace de quelques minutes, j'avais vu mon père.
Maël avait-il dû intervenir avec son fils pour calmer Pearson ? Je ne voulais pas savoir, même si tout était de ma faute.
— Aucun loup n'avait été interdit de territoire depuis des décennies, tu le sais ?
Timothy grogna sur son père à ce moment-là et Maël haussa les épaules :
— Ben quoi ? C'est pas vrai peut-être ? Et il aura fallu que ce soit notre petite Isis. Le comble du comble.
L'ancien Gardien éclata de rire tout en suivant son fils à l'intérieur. Je tournai alors la tête pour voir Luka s'avancer vers moi, les mains dans les poches. Je lui souris doucement et il me le rendit :
— Tu vas bien ? Souffla-t-il.
Et il était le premier à me poser cette question, le premier à s'inquiéter vraiment pour moi.
Si ça allait ?
Il s'arrêta devant moi et leva une main pour repousser une mèche de cheveux tombé sur mon front.
— Tu veux les grandes lignes ou un résumé ?
Et étrangement, devant ce jeune loup parfois un peu gauche, mais d'une gentillesse sans limite, je fondis en larmes, les paroles de Pearson tournoyant dans ma tête et le visage de mon père hantant mes pensées.
Luka me serra contre lui et ne dit rien, attendant que la crise passe.
Le soleil était en train de chuter à l'horizon. Mes pieds étaient plongés dans l'eau et je remuai de temps en temps les orteils, pour voir si je les sentais encore.
Vieille habitude d'une petite fille. Je pouvais presque entendre le rire de Marc quand je lui avais raconté ça.
J'observai les reflets des rayons du soleil sur la surface de l'eau, l'esprit un peu ailleurs.
Je n'avais pas pu m'empêcher d'aller fouiller dans le dernier registre des meutes, celui que Timothy et moi avions refait il y avait trois ans.
Il ne m'avait fallu que quelques secondes pour trouver ce que je voulais. Et maintenant, tout était dans ma tête.
Eneko Hubbard, Second de Jahyan Pearson depuis le tout début. Il ne l'avait presque jamais quitté, ce qui était généralement le cas de beaucoup de Second. Il était le dirigeant du siège social HP qui se trouvait à Boise et qui appartenait à soixante pourcent à Jahyan Pearson. Ce dernier n'était qu'un actionnaire bien entendu.
Il était lié depuis pas mal de siècle à Louna Hubbard née Bailey. Et ensemble, ils avaient trois enfants.
Oren Hubbard.
Arthur Hubbard.
Et Sahlia Hubbard.
Une belle et grande famille. Qui respirait la sérénité et l'amour. N'était-ce pas là ce qui aurait du être le cas pour toutes les familles ?
Je ne pouvais pas être jalouse de ce bonheur.
Je ne pouvais pas en vouloir à cet homme qui était mon père d'avoir refait sa vie.
C'était la sienne après tout.
Sa femme et ses enfants.
Sa meute et sa vie.
Ses choix aussi.
Eneko Hubbard avait tout fait pour que je ne fasse pas partie de sa vie. Alors pourquoi irais-je gâcher cela ?
Pourquoi irais-je briser ce qu'il avait construit ? Je n'avais aucun droit.
Parce que je n'étais personne.
Je n'étais qu'une bâtarde qui n'avait pas été reconnue.
Là était donc la réponse que j'avais tant cherchée ? C'était pour ça que j'avais tout abandonné ?
Je ramenai une jambe contre moi, posant mon menton dessus.
Et doucement, le soleil disparut complètement.
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