13. Shana
S'il y avait bien un avantage suprême à être l'Alpha, c'était que personne ne pouvait contester ce que vous disiez. Alors quand je disais « foutez-moi la paix », tout le monde s'exécutait. Et ce n'était pas seulement pour qu'on arrête de me poser des questions idiotes, mais aussi pour qu'on me lâche un peu les baskets. Je ne voulais pas tant d'attention.
Je ne voulais de la pitié ou de la tristesse de personne. Ça n'avait jamais été le cas et ça ne le serait jamais. Pourquoi avoir pitié des gens ? Pourquoi essayer de comprendre ? Tellement inutile.
Je voulais qu'on me laisse tranquille.
Qu'on arrête de me jeter des coups d'œil en coin pour être sûre que je ne l'allais pas m'effondrer.
Qu'on arrête de me suivre dès que j'avais tendance à m'éloigner.
Et surtout, qu'on arrête de m'envelopper de chaleur et de soutien.
Je n'en voulais pas. Et même si ça avait été le cas, ça n'aurait strictement rien changé à ce qui se passait.
À ce qui était en train d'arriver.
Et à ce qui allait découler de tout ça. Mais je ne voulais pas y penser. Je ne voulais pas qu'on me le rappelle.
Les paroles de ma mère étaient suffisamment présentes dans mon esprit pour me faire disjoncter toute seule.
Vous savez, c'est comme un film qu'on passerait en boucle ; toujours la même scène, toujours le même scénario, toujours les mêmes dialogues.
Encore.
Encore.
Et encore.
Vous aviez beau vouloir changer de disque, changé de chaine carrément, le bouton de la télécommande restait bloqué. Vous êtes obligé de regarder, parce qu'il n'y a rien d'autre à faire et que même avec de la volonté, beaucoup de volonté, vous êtes incapable de bouger, de simplement passer à autre chose.
— Un Alpha prend toujours ses décisions par rapport à la meute. Il n'a pas le droit de penser qu'à lui seul, tu le sais n'est-ce pas ? Mais ce qui semble être une bonne décision pour la meute, peut-être une terrible décision pour l'Alpha.
Une terrible décision pour l'Alpha. Ce dernier était le pilier central de la meute. Sans lui, les loups ne pouvaient survivre, sans lui, il n'y avait pas de toile.
Il était tout.
Et pour le bien de tous, il devait s'oublier.
Tu es un Alpha. Tu es celui qui alimente et qui protège. Celui qui veille.
Tu es un Alpha. Tu vis pour tes loups. Tu protège tes loups. Tu es tes loups.
Tu es un Alpha. Tu es la meute. Tu es la toile.
Zoran avait parlé de sacrifices. Il avait dit que tout Alpha devait en faire, parce qu'un Alpha devait lui-même s'oublier pour offrir des bases solides à sa meute. C'était comme ça que ça marchait depuis la nuit des temps. Et comme ça que ça fonctionnerait toujours. Un Alpha qui commençait à ne penser qu'à lui n'amenait à rien de bon.
Mais un Alpha... malheureux et brisé, pouvait-il faire quelque chose de bien ?
— Es-tu prête à vivre de cette façon pour le reste de ta vie, ma fille ?
Avais-je le choix ?
Avais-je la possibilité de penser à moi ?
Un Alpha faisait des sacrifices pour sa meute.
Et mon sacrifice à moi, c'était Jahyan. Nous ne pourrions jamais être ensemble. Peut-être étions-nous des âmes-sœurs, peut-être pas. Ça ne risquait pas de changer grand-chose. Au final, ce sacrifice se retournerait contre moi.
— S'il est ton âme sœur, ça te détruiras.
Et ça détruirait la meute.
Parce que si ma louve et moi n'étions pas capables de survivre sans lui, nous entraînerions la meute dans notre chute.
Kerann.
Alessandro.
Joaquim.
Zadig.
Jalil.
Jamie.
Sayan.
Hadrien.
Les hauts-gradés ne tiendraient pas si je ne tenais pas. Alors je devais m'en sortir. Je devais pouvoir réussir à me relever comme je l'avais toujours fait, non ?
Je pouvais le faire.
Et il fallait que je le fasse.
Parce que c'était mon unique devoir.
J'étais Alpha. Je n'étais pas une louve, j'étais Alpha. Et cela changeait tout.
Mes loups avant tout.
Mes loups avant moi.
Mes loups avant mes sentiments. Quitte à ce que ça me détruise lentement, je devais tenir. Juste tenir. Et peut-être qu'avec le temps... ça irait mieux...
J'observai la cours en contre bas. D'habitude, Jalil aurait été là, donnant une leçon à Rayane, son accent mexicain résonnant partout. Des chevaux auraient été sorti et le rire de Rayane aurait emplit l'air tout autour de nous.
Mais il n'y avait personne.
Je n'entendais rien. Pas même les rires alors que Kerann essayait encore de monter un Bronco. Y avait-il seulement quelqu'un au ranch aujourd'hui ?
Je savais que des balades avaient été programmées. Je savais que des cours allaient être donnés, et pourtant, il n'y avait que le silence.
Le ciel était recouvert de gros nuages qui n'annonçaient rien de bon et même le soleil semblait avoir déserté.
Il était parti avec Jahyan. Emporté par son hummer monstrueux.
Cette pensée me fit sourire malgré moi. Au moins, je n'aurais plus cette chose sous les yeux tous les jours.
Mon cœur eut un battement douloureux. Un rire me parvint et je suivis des yeux la course de la petite Luisa, poursuivie par Ksenia, la petite dernière d'Hadrien et Gaia. Les deux fillettes étaient presque du même âge.
Encore si jeunes.
Encore si fragiles. Elles ne connaitraient leur première transformation que dans quelques années. Et leur première peine de cœur bien plus tard.
J'appuyai ma tête contre l'encadrement de la fenêtre alors que la voix de Jade s'élevait, appelant les filles.
Ça ne faisait qu'une journée et pourtant, j'avais déjà l'impression que ça faisait des semaines, des mois. Pas encore tout à fait des années. Je ne tiendrais jamais autant, hein ?
C'était presque comme se savoir condamner.
C'était ça que ressentait les malades ? Cette douleur omniprésente, cette... peur ? Est-ce que j'avais peur de mourir ? Ou peur de me rendre compte que ce que je venais de perdre était plus qu'un homme ?
Je fermai les yeux. Aucune larme ne coula.
Il y avait juste un immense vide en moi. Je sentais à peine ma louve. Elle s'était tapie au fond de moi dès l'instant où Jahyan était parti.
Allait-elle se laisser mourir ?
Allait-elle doucement s'étioler ?
Peut-être. Mais elle me préservait de sa propre souffrance, sachant très bien que la mienne me faisait suffisamment de mal.
Je ne voulais pas savoir. Je ne voulais pas voir à quel point notre amour l'avait rendue faible et brisée.
Elle l'était.
Je l'étais. Pourquoi avait-il fallut que ça arrive ? Pourquoi avait-il fallu que je tombe amoureuse de Jahyan Pearson ? Et pourquoi avait-il fallut qu'il en soit ainsi pour lui ?
Si ça n'avait pas été le cas, je me serais faite une raison.
Si ça n'avait pas été le cas, aucun lien ne serait venu me gangrener de l'intérieur. Et aujourd'hui, je ne me serais pas senti morte, à deux doigts de lâcher prise.
À deux doigts de me laisser submerger par ce vide, ce froid.
Est-ce que je pouvais lutter contre ça ? Est-ce qu'il y avait une seule chance pour moi de... m'en sortir ?
Nous étions des compagnons.
Peut-être malgré nous. Mais nous l'étions. Et nous nous étions détournés l'un de l'autre.
Alors qu'est-ce qui allait se passer ?
Qu'est-ce qui allait nous... arriver ?
— Je croyais que ça n'existait plus, dis-je, en regardant les deux jeunes femmes.
Nohlan n'eut pas besoin de suivre mon regard ; Shay le fit, lui.
— C'est presque une tradition qui s'est perdu, dit Nohlan, pensif alors que Shay se frottait le menton.
— Et pourtant, ça n'a rien d'une tradition, répliqua ce dernier.
Être aux côtés de deux loups aussi vieux avait toujours quelque chose d'extraordinaire presque. Au début, j'avais été nerveuse, mal à l'aise, mais avec le temps, on apprenait à les connaitre et à bien des égards, ils étaient loin de faire leurs âges.
Eryn éclata de rire et attrapa Nayah par la taille.
Des âmes-sœurs. N'était-ce pas incroyable ? N'était-ce pas... magique de ce dire que Sharan avait déposé l'une sur terre pour l'autre et juste pour cela ?
C'était comme les histoires de princesses qu'on racontait aux fillettes. Le prince charmant qui venait pour la princesse et qui l'aimait jusqu'à la fin des temps.
Ils vécurent heureux et eurent beaucoup d'enfants. C'était ça non ?
— Nous avons tous une âme sœur, quelque part. Il arrive qu'on ne la rencontre jamais. Il arrive même qu'on soit devant elle, mais qu'on ne s'en aperçoive pas. Et puis il y a ceux qui se détournent.
Quelque part sur cette Terre, il y avait... un loup rien que pour... moi ? Mon âme-sœur ? Ça existait vraiment ?
— Si on ne la rencontre jamais, est-ce qu'on ressent un vide en... soi ? M'enquis-je doucement.
Nohlan me fixa pendant quelques secondes alors que l'expression de Shay se faisait plus douloureuse. Avait-il rencontré son âme-sœur ? L'avait-il perdue ? Je ne connaissais pas son histoire, mais je ne l'avais jamais vu touchée une seule louve. Je ne l'avais jamais vu vraiment... sourire.
Il était vieux. La douleur et la souffrance faisait partie de la vie des vieux loups.
C'était presque une vérité.
— Peut-être. Tu ne peux t'en rendre compte que lorsque tu rencontres ton âme-sœur et qu'elle comble quelque chose en toi, non ? Mais tout ça c'est perdu. Très peu y croient. À une certaine époque, c'était très répandu, mais maintenant...
On avait oublié. On ne voulait plus y penser. Pourquoi ? Parce que trop de loups n'avaient jamais trouvés ?
— Si on... se détourne de son âme-sœur, qu'est-ce qui se passe ?
Shay eut un rire sans joie avant de se lever.
Pourquoi semblait-il si triste soudain ? Si malheureux ?
J'eu envie de lui offrir un peu de réconfort, mais quelque chose me disait que plus rien de ce genre ne pouvait l'atteindre depuis longtemps.
— On dit que Sharan te punie, répondit Nohlan. Et que tu es condamné à errer sur cette Terre, seul et brisé.
Il regarda Shay un instant. Juste avant de détourner le regard.
— Quand ça ne te tue pas, murmura Shay. Ce qui est une délivrance. Mieux vaut mourir quand ton âme-sœur se détourne de toi ou qu'elle quitte cette Terre sans toi. Crois-moi.
— Shana ?
La voix de Rayane me fit sursauter et je me retournai pour aviser la jeune fille qui n'était pas venue toute seule.
Sara, Paola et Néri étaient avec elles.
Toutes me fixaient avec une légère lueur de... tristesse ? dans le regard. Elles n'étaient plus des fillettes, elles savaient très bien ce qui se passait. Elles sentaient que la toile n'allait pas très... bien. Même si pour l'instant, je m'en sortais plutôt bien. Et Alessandro faisait du très bon travail en préservant les plus jeunes. C'était un bon Eros, puissant et fort. Je savais que je pouvais compter sur lui. Le temps que... que quoi ?
Rayane regarda la pièce et l'engloba avec ses mains avant de parler :
— Tu veux un coup de main pour mettre un peu d'ordre ?
Je laissai mon propre regard glissé sur le rangement que j'avais commencé ici, un peu plus tôt dans la journée.
Il y avait des cartons ouverts, mais rien dedans. J'ignorai pourquoi je m'étais levée ce matin en ayant qu'une idée en tête ; ranger la chambre de Yago.
Tout était dans le même état que la nuit où je l'avais libéré. Des lampes par terre, brisées, du sang sur le mur et au sol.
Oui, tout était tel quel. Et c'était étrange. Rayane se trouvait exactement à l'endroit où Yago était mort. Mais elle, elle était bien en vie.
— Vous n'avez pas autre chose à faire, les filles ?
Qui avait envie de faire du tri alors qu'il y avait un million de chose plus intéressante à faire ?
— On veut t'aider, répondit Néri avec un léger sourire.
— Eh bien si c'est comme ça...
Je relevai mes cheveux en une queue de cheval haute et m'avançai vers elles.
Il y avait tellement de chose que c'était dur de savoir par quoi commencer...
Beaucoup de choses à jeter.
D'autres à trier.
Yago n'avait jamais été particulièrement matérialiste, mais je savais qu'il avait gardé beaucoup de choses en rapport avec notre jeunesse. Et qu'il avait beaucoup d'album de photo, quelque part.
Il fallait mettre la main dessus maintenant, ce qui à mon avis, allait être compliqué. Mais s'avouer vaincue maintenant n'aurait pas été très productif.
— Jetez ce que vous jugez nécessaire. Mettez le reste de côté.
Les filles retroussèrent leurs manches et bientôt, je m'oubliai dans le tri et dans les affaires de mon frère.
— Alors le but de ce rangement était... de tout déranger, en fait ?
Je levai mes yeux du tas d'affaires devant nous et regardait Jalil qui était appuyé au chambranle de la porte et qui semblait particulièrement moqueur. Comme toujours, il ne portait qu'un short. Même si le soleil ne s'était pas montré de la journée, il faisait une telle chaleur que s'en était étouffant. J'avais noué le bas de ma chemise sur mon ventre et les filles avaient fait pareil, sauf Rayane qui portait un débardeur qui semblait être comme une deuxième peau sur elle.
J'ignorai depuis combien de temps nous étions dans cette chambre, mais dire que nous avions rangés aurait été... le pire des mensonges.
Sara et Paola étaient assises dans un coin, tournant les pages d'un vieil album photo quand Néri mettait vraiment toute son énergie à remplir les cartons... qui restaient néanmoins bien vides comparé au sol devant Rayane et moi.
Rayane leva les yeux vers Jalil et fit sa moue la plus blasée :
— C'est bien beau de parler quand on a strictement rien fait, Ja.
Il rit en secouant la tête alors que je me demandais bien comment est-ce qu'on en était arrivé là. Au départ, j'avais prévu de tout jeter, mais là... plus je prenais les choses en main et moins je pouvais me résoudre à le faire. D'où la masse d'objets et de choses inutiles devant moi.
Je n'étais décidemment pas faite pour ça.
— Il fallait venir me chercher, chica. Je serais venu aider avec plaisir.
Rayane détourna la tête, rougissant très légèrement.
Je n'avais pas demandé à sa mère ce qu'elle lui avait dit, mais Rayane semblait essayé d'éviter Jalil. Ce qui était dur, surtout avec l'incendie qui avait eu lieu. Rayane en était ressortie peut-être indemne, mais ça ne changeait rien au fait que le loup de Jalil était devenu surprotecteur avec la jeune fille et qu'il n'aimait pas la quitter des yeux bien longtemps.
Je savais que j'aurais dû parler à Jalil. J'étais l'Alpha donc c'était mon devoir, mais... qui est-ce que ça dérangeait au final qu'il se comporte comme ça ? Jalil n'était pas bête. Il savait très bien que Rayane était jeune, pas beaucoup trop jeune non plus, mais il restait bien plus âgé. Et il était hors de question qu'il s'amuse avec elle quand ça crevait les yeux qu'elle en était amoureuse. Tout le monde s'en rendait compte et j'étais sûre Laila ne voulait pas que sa fille souffre.
Mais ça allait arriver.
Les vieux loups trouvaient toujours de l'attrait pour les plus jeunes, mais ça passait avec le temps. Et quand ça arriverait à Jalil, Rayane aurait plus que probablement le cœur brisé. Laila avait donc du simplement lui dire de ne pas donner de faux espoirs à sa fille, que ce n'était pas bien et pas juste. Et ça, c'était vrai.
— Tu n'aurais pas servi à grand-chose, lâcha Néri. Shana me reprends tous des mains avant que je n'ai le temps de jeter.
Jalil rit et s'avança dans la pièce.
Il se pencha et ramassa le chapeau de cow-boy de Yago.
— Tout n'est pas à jeter non plus, dit-il en mettant le chapeau sur sa tête.
Il prit la pause et me tira la langue. Je levai les yeux au ciel. Les gens arrivaient vraiment à tout jeter quand ils faisaient le tri dans les affaires de défunts ?
Je n'étais peut-être pas la mieux placé pour faire ça après tout, si ?
Je soupirai alors que dehors le tonnerre gronda, faisant presque vibrer les murs. Allait-il pleuvoir enfin ? Même si ce n'était que quelques gouttes ?
— Ce n'est pas à Shana de faire ça, soupira Néri et je l'aurais presque remerciée pour ça.
Néri était la cadette de Sayan et Salhia. Elle était très différente de Paola ou de Sander et ce qu'elle pensait, elle le disait sans même chercher à préserver les gens. Il y avait quelque chose de froid et de blasé en elle qui avait tendance à faire reculer les gens. C'était comme si rien ni personne ne pouvait l'atteindre. Même sa sœur et son frère avaient du mal, et je ne parlais même pas des parents.
— Tu peux te rendre utile, Jalil, au lieu de faire le beau, ajouta-t-elle sans même lever les yeux.
Jalil en resta sans voix et Rayane fut la première à éclater de rire. Le seul homme de la pièce marmonna dans sa barbe en secouant la tête :
— Tu risques de briser beaucoup de cœur, Néri. Ce n'est pas comme ça que tu trouveras un loup qui voudra de toi, tu sais ?
— Ça tombe bien, je ne veux personne. Pour me retrouver abandonner et triste comme Shana, non merci.
Le silence se fit et Néri finit par lever la tête vers moi. Elle se mordit la lèvre, comprenant sûrement que ce qu'elle venait de dire était peut-être un peu... trop vrai ?
— Pardon. Je ne voulais pas... enfin, je...
Elle rougie. C'était si rare de sa part.
— Ne t'inquiète pas.
C'était comme ça qu'elle voyait ce qui s'était passé ? Comme ça que tout le monde le voyait ? Que Jahyan... m'avait abandonné ?
Non. Bien sûr que non. Il n'était pas question d'abandon, simplement de devoir.
Paola et Sara se levèrent et je vis Néri regarder sa grande sœur. Quelque chose passa entre elles ; tout était dans le regard et Néri se redressa à son tour. Le lien entre frère et sœur... il n'y avait pas toujours besoin de mots.
Tout comme le lien entre compagnons. Et je sentais ce lien, au creux de mon ventre, il était comme... anesthésié, comme abandonné, tout simplement.
Et la douleur était là. Parfois si forte, parfois totalement absente. J'essayai de ne pas y prêter attention. J'essayai de ne pas penser à Jahyan. Et surtout, de ne pas l'imaginer en train de bosser dans sa chambre. Parce que si c'était le cas, alors il en sortirait à un moment. Et ça n'allait pas arriver.
Il était retourné chez lui. Dans sa meute. Avec les siens.
Et je n'en faisais pas partie. N'en ferais jamais partie.
Nous nous appartenions l'un l'autre, mais cela ne changerait rien.
Il m'avait interdit d'être touchée par un autre. Et je lui avais interdit d'être touché par une autre. Nous nous étions dit beaucoup de chose, nous nous étions promit mille et une chose en sachant que cela nous ferait plus de mal que de bien.
En sachant que même si l'un pouvait vivre comme ça, l'autre ne le pourrait pas.
Jahyan était plus fort que moi.
Plus vieux et plus puissant aussi. Alors j'étais sûre que lui, lui il s'en remettrait. Ça ne voulait pas dire qu'il m'aimait moins ou quelque chose comme ça ; simplement, moi...
La douleur monta dans ma poitrine et j'inspirai difficilement, levant la tête vers le plafond.
Combien de temps est-ce que ça allait prendre ?
Combien de temps allais-je tenir ainsi ?
Je ne voulais pas entraîner la meute dans mon déclin. Les loups avaient assez soufferts pour une vie entière. Je ne voulais pas qu'ils revivent une deuxième chute.
Non. Je ne pouvais pas leur faire ça.
— Shana.
Je clignai des yeux et regardai Jalil. Nous n'étions plus que tous les deux dans la pièce. Les filles étaient parties et je ne l'avais même pas senti. C'était peut-être moi qui était anesthésiée après tout.
Je voulus me passer une main dans mes cheveux avant de me rappeler que je les avais attachés.
Je perdais un peu les pédales.
Ça ne faisait qu'un jour.
Pourquoi est-ce que je ne pouvais pas seulement croire qu'il était parti dans sa meute pour revenir ensuite ?
Un jour. Ce n'était rien. Ça ne représentait rien.
— Ça va, dis-je avec un sourire. Ne...
— Je m'inquiète, me coupa-t-il. Je m'inquiète comme n'importe qui dans cette meute. Ça ne fait qu'un jour qu'il est partit et tu es déjà tel un zombie ! Combien de temps crois-tu tenir ?
— Je suis l'Alpha. Je dois tenir, répliquai-je, croisant mes bras sur ma poitrine.
Il secoua la tête et jeta le chapeau de Yago par terre. Ses yeux étincelèrent ; son loup était là.
— Ne me fais pas rire, Shana. Tu n'as jamais voulue être Alpha et même après tout ce que Jahyan à fait, tu ne le veux pas plus. Alors ne joue pas à ça. Pas avec moi.
Il était en colère. La toile vibrait légèrement et certaines consciences effleurèrent les nôtres.
Je sentis Kerann. Curieux, inquiet.
— Je ne joue pas, Jalil. C'est un fait. Je dois penser à la meute avant de penser à moi. À... à Jahyan.
Pourquoi étais-je à bout de souffle si vite ? Si facilement ?
Pourquoi me sentais-je si faible ?
Je chancelai, mais réussi à tenir sur mes jambes.
— Tu ne peux pas, Shana. Pas cette fois. Tu ne peux pas penser à la meute. Tu ne peux pas penser à notre bien avant le tiens.
Kerann apparut derrière Jalil et s'arrêta sur le seuil de la porte, nous observant sans bouger.
— Et pourquoi ? Soufflai-je.
Mon cœur battait vite, fort. J'avais chaud et mal. Si mal que j'avais l'impression qu'on essayait de m'arracher le cœur à main nue.
— Parce que c'est en train de tuer ta louve. C'est en train de te tuer, toi. Et je ne resterais pas là à rien faire juste parce que tu crois que c'est « pour le bien de la meute » ! Cracha-t-il, mauvais.
— Et que veux-tu que je fasse, hein ? Que j'abandonne la meute et que je parte le rejoindre dans la sienne peut-être ?
Comme si je n'y avais pas pensé ! Si je n'avais pas été une Alpha, je l'aurais fait et à cet instant, j'aurais été avec lui et rien d'autre n'aurait eu une quelconque importance. Mais ce n'était pas si facile. Rien ne l'était et ça me rendais folle. Tout était en train de voler en éclat.
Tout. Et je ne m'en sortirais pas.
Kerann s'avança et posa une main sur l'épaule de Jalil qui était tendu à l'extrême. Mon Protecteur me regarda :
— J'ai regardé Yago s'éteindre petit à petit sans jamais trouver le courage de faire quoi que ce soit. Je ne ferais pas deux fois la même erreur. Je ne te laisserai pas mourir à petit feu, Shana.
Je secouai la tête et les larmes montèrent.
C'était inutile. Tout ce qu'il disait était inutile et vain. Que pouvaient-ils faire ? Que croyaient-ils pouvoir faire ?
— Vous êtes deux idiots, dis-je en pleurant. Il n'y a rien à faire. Alors arrêtez. Arrêtez...
J'avais si mal.
J'étais si seule. Ma louve était trop profondément enfouit.
Douleur. Douleur. Douleur.
Et Jahyan n'était pas là.
— Quand ça ne te tue pas, murmura Shay. Ce qui est une délivrance. Mieux vaux mourir quand ton âme-sœur se détourne de toi ou qu'elle quitte cette Terre sans toi. Crois-moi.
Jahyan ne s'était pas détourné de moi. Nous n'avions pas eu le choix. Nous n'avions pas le choix.
Là était la seule vérité. Alors qu'ils se taisent. Qu'ils se taisent !
— Ça te détruira.
Non. J'étais plus forte que ça. J'étais...
— Je ne suis pas avec toi depuis le début de ta vie, Shana, mais c'est toi que je suis. Et toi que je suivrais toute ma vie. Je ne te laisserais pas t'éteindre sans rien faire. Je ferais n'importe quoi pour que cela n'arrive pas, quitte à briser cette meute.
Et il était sérieux. Jalil pensait chaque mot qu'il venait de dire. Je le voyais dans ses yeux.
Je sentais sa loyauté comme jamais auparavant.
Puissante et écrasante.
— Je te suivrais toujours. Quel que soit tes choix.
Je secouai la tête. Se rendait-il compte de ce qu'il disait ? Se rendait-il compte de la portée de ses paroles ?
— Je t'aime.
Je sentais les mains de Jahyan sur mon corps. Ses lèvres contre les miennes. Je voulais me noyer dans sa chaleur. Me perdre dans son amour.
Je voulais être le centre de son univers et qu'il n'aime que moi jusqu'à la fin de sa vie.
J'étais égoïste. Et je rêvai éveillée.
Rien de tout cela n'arriverait.
Il était rentré. Chez lui. Et moi, j'étais ici. Et rien ne changerait cela.
Compagnons ou pas.
Â... âmes-sœurs ou pas.
Chacun chez soi.
Avec des promesses qui n'avaient soudain plus aucun sens.
— Tante Shana.
Je reniflai et regardai Rafael entré dans la chambre. Il semblait triste, mais étrangement serein aussi.
Et il n'était pas seul.
Timothy le suivait, le visage grave, le regard compatissant. Qu'est-ce que... qu'est-ce que le Gardien faisait là ? Et Timothy n'était pas venu seul ; son père, l'ancien Gardien était là lui aussi.
Père et fils se ressemblaient tellement que s'en était toujours choquant.
Ils saluèrent Jalil et Kerann alors que Rafael s'arrêtait devant moi. Il leva les bras et essuya les larmes sur mes joues avec un geste tendre. Un geste que j'avais eu de très nombreuses fois pour lui.
— Arrête de pleurer, je n'aime pas ça.
Un pauvre sourire, mais je ne pouvais plus m'arrêter. J'avais trop mal bon sang.
Mon neveu me prit dans ses bras et me serra fort. Il était devenu tellement grand ! Si loin de ce petit garçon qui s'accrochait à mes jambes, recherchant sans cesse mon attention. Qu'il avait à chaque fois.
C'était un homme maintenant.
Grand, beau et tellement fort !
Je reniflai, me laissant aller à cette étreinte. J'en avais besoin. Juste un peu. Pour oublier.
Rafael me relâcha, mais sa main attrapa la mienne. Je regardai le Timothy et son père. Je reniflai et essuyai mes joues d'un revers de la main :
— Qu'est-ce que... pourquoi êtes-vous là ?
Il était si rare de les voir ensembles. Quand c'était le cas, c'est que Timothy avait besoin de conseil, du soutien de son père même.
— Rafael m'a appelé, répondit Timothy.
Je fronçai les sourcils et notai que Jalil et Kerann n'étaient pas surprit. Ils avaient donc été au courant. Mais... pourquoi Rafael avait fait cela ?
— Je ne veux pas que tu sois malheureuse, Shana. Jamais. Tu l'as trop été.
Depuis quand... depuis quand était-il devenu ainsi ? Si fort, si sûr de lui ?
— Mais...
Timothy se passa une main dans les cheveux et Maël se contenta de sourire doucement :
— On est venu pour trouver une solution.
— Une... solution ? Répétai-je, pas sur de comprendre.
C'est Maël qui prit la parole :
— On ne sépare pas deux âmes-sœurs, Shana. Jamais. Alors on est venu ici pour trouver une solution. Et qu'ainsi, tu ne sois pas séparée de ton âme-sœur.
Je restai sans voix, la bouche ouverte.
Qu'est-ce que... qu'est-ce qui était en train de se passer ?
— C'est le rôle du Gardien que de prendre soin des loups, dit Timothy, la mine sombre. Alors je vais prendre soin de toi, Shana Ortega.
Son loup brilla à travers ses yeux. Et la puissance du Gardien coula tout autour de moi.
En moi.
Et je me sentis sourire.
Au fond de moi, ma louve remua. Peut-être que nous pourrions être avec lui... peut-être que je pourrais être avec Jahyan après tout.
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