1. Shana
Corrigé.
Chaque peuple à ses traditions. Et ce, depuis la nuit des temps.
Elles se transmettent de génération en génération et restent ancrées chez tout le monde. L'homme a besoin de cela comme il a besoin de croire en quelque chose.
Chaque créature pensante qui foule cette terre trouve du réconfort là-dedans. Sans ces traditions, l'homme ne pourrait pas être ce qu'il est.
Elles sont l'histoire.
Elles sont le passé.
Elles sont ce qui conditionne chaque être.
Et c'est d'autant plus vrai pour les loups ; pour les vieux loups, s'entend. Ceux qui sont nés à une époque où les maisons n'existaient pas encore et où pour survivre, il fallait savoir trouver son propre gibier. Ceux qui ont vu des milliers de lunes se lever, qui ont vu les guerres ravager le monde avant que la paix ne soit déclarée.
Ceux qui ont vu des frères et des sœurs mourir et des neveux et des nièces perpétuer une quelconque lignée.
Parce que pour les vieux loups, c'est ce qui compte. Que leur nom perdure dans le temps.
Qu'il perdure en même temps que leurs principes, que leurs croyances et traditions.
Il n'y a rien de plus important, rien de plus fort que le temps passé et les enseignements qui leurs ont été prodigués.
Et il y a quelque chose d'assez fascinant dans tout ça.
Un vieux loup ne changera pas forcément avec le monde qui évolue autour de lui. Il gardera ses vieilles coutumes jusqu'à ce qu'il en ait décidé autrement et parfois, cela n'arrive jamais.
Parfois, les vieux loups préfèrent vivre dans un autre temps, complètement en décalage avec le siècle en cours.
Pour ma part, je n'étais pas particulièrement vieille.
J'avais quelques siècles à mon compteur, mais rien d'aussi spectaculaire que certains Alphas des environs. Il y en avait certains qui étaient si vieux qu'il était impossible de leur donner un âge exact et je ne m'y serais pas vraiment risquée pour tout dire.
La plupart étaient des Alphas et leur meute était parfois aussi vieille qu'eux. Ce qui n'avait rien de surprenant. Ou en tout cas, moi, ça ne me choquait pas.
Notre monde n'était pas que jeunesse.
Notre monde n'était pas que médecin et jeune promoteur.
Il y avait aussi ceux qui étaient là depuis des siècles, traversant les âges. Comme pour les hommes, nous avions nos propres grandes figures, nos propres loups qui avaient marqué l'histoire et qui avaient laissé plus qu'un nom ; ils nous avaient légué un héritage. Et certains de leurs héritiers étaient encore là, portant fièrement leurs noms.
Brock.
Campbell.
Pearson.
Hansen.
Chavez.
Et tellement d'autres.
Mais s'il y avait bien une chose qu'on pouvait vraiment reprocher aux anciens, c'était la conviction qu'ils mettaient à ne rien vouloir changer.
Ils se fichaient de l'évolution du temps. Ils se fichaient de la cohabitation des hommes qui avaient fini par découvrir notre existence.
Ils étaient conservateurs.
Et oubliaient que parfois, mieux valait se mettre à l'air du temps plutôt que vivre continuellement dans une autre époque.
Être un surnaturel signifiait s'adapter et pendant longtemps, cela avait rimé avec rester discret et rester caché.
Mais les choses avaient bien changé. Nous étions à l'aube d'une nouvelle ère où chaque surnaturel avait fait son coming-out.
Loup.
Vampire.
Sorcier.
Et maintenant, c'était aux humains de s'adapter, d'accepter notre présence. Mais c'était aussi à nous de leur montrer.
Leur montrer que même si nous n'étions pas que des hommes, que même si nous portions une bête en nous, ça ne faisait pas de nous des gens mauvais ou dangereux.
Le changement.
L'adaptation.
Ce n'était pas forcément ce que la meute de Riverton avait connu.
Ce que ma meute avait dû supporter, bien au contraire.
Riverton était une ville du comté de Fremont dans le Wyoming. Elle était bordée par les montagnes et par les Grandes Plaines et comptait dix mille neuf cent soixante et onze habitants.
Pour nous autres habitant, c'était plutôt une petite bourgade qu'une ville et depuis la nuit des temps, les hommes vivants ici cohabitaient avec nous, loups.
Cela n'avait jamais été un secret pour eux et nous n'avions jamais réellement cherché à nous en cacher.
Alors, il n'avait jamais été question d'adaptation.
Pas au niveau des humains en tout cas et nous n'avions pas eu besoin de faire notre coming-out non plus.
À quoi bon, quand tout le monde était déjà au courant ? Cela allait des plus vieux aux plus jeunes. Nos louveteaux allaient à l'école avec les enfants humains.
Riverton était éloigné de tout.
La plus grande ville se trouvait à des heures de routes, mais aussi de la frontière avec l'Idaho, État de l'Alpha Jahyan Pearson, un très, très vieux loup. Sa réputation le précédait et ce n'était pas toujours dans le bon sens.
En fait, à bien des égards, notre meute ressemblait à celle de Dean Campbell, perdu dans la nature, éloignée des grandes civilisations et en symbiose avec les humains. Mais la nôtre était très loin d'être aussi saine que la sienne.
C'était même tout le contraire.
— Tes pieds, Rayane. Mets-les correctement le long de l'encolure bon sang ! cria Jalil avec son vieil accent Mexicain.
Même après tant de siècles passés sur le territoire américain il n'avait rien perdu de son petit côté Mexicanos. Mais chez lui, ça restait plutôt soft comparé à d'autres. Très peu des hauts gradés de la meute étaient Américains de base. La plupart venaient de pays hispanique et n'avaient rien perdu de leur accent ou de leur façon de parler.
— Mais c'est ennuyant, Ja, répliqua Rayane. Moi je veux monter avec Kerann.
— Quand tu sauras monter mes chevaux, tu pourras penser aux sauvages, fillette.
Je m'avançai vers la fenêtre ouverte et regardait en contre bas. Une bonne partie de notre ranch s'étendait sous mes yeux, même s'il en manquait un peu moins de la moitié. La maison se trouvait tout au centre, surplombant le ranch et les Grandes plaines alentour. Nous n'étions pas très loin du centre-ville, mais nous restions légèrement en retrait.
J'observai Jalil qui était assis sur une des barrières en bois entourant le manège en plein air.
Le sol était recouvert de sable et il y avait pas mal de petits obstacles pour apprendre à faire du cheval.
Notre ranch avait une certaine renommée aux États-Unis et le fait que nous soyons reculés de presque tout plaisait à beaucoup de monde et surtout aux riches qui venaient déposer leurs chevaux chez nous quelques mois dans l'année.
Nous n'étions pas aussi connus que le King Ranch au Texas, mais nous étions implantés là depuis quelques siècles et la famille Ortega était connue pour son savoir-faire.
Au fil des décennies, nous nous étions agrandis et notre élevage de chevaux et de bovins s'étendait sur pas moins de deux mille trois cent cinquante kilomètres carrés. Ce n'était pas énorme, mais suffisamment grand pour nous permettre d'offrir beaucoup d'espace à nos animaux. Et c'est cela qui comptait ; leur offrir un bon environnement pour qu'ils se sentent bien. C'était une règle de vie pour la famille Ortega.
Le ranch était un mode de vie pour la meute tout entière et tout le monde mettait la main à la patte, même si tous ne travaillaient pas ici.
— Concentre-toi, Rayane, grogna Jalil en tirant sur son cigare.
Jalil Herrera était le sous-lieutenant de la meute de Riverton. Il était à ce poste depuis le tout début et s'occupait principalement des Patrouilleurs. Il était sous les ordres directs du Lieutenant de la meute et répondait très souvent de ses actes à ce dernier plutôt qu'à l'Alpha.
Généralement, seules les grandes meutes se trouvant sur un grand territoire avaient besoin de sous-lieutenants, mais ici, nous dérogions un peu à la règle. Sur beaucoup de choses d'ailleurs. Mais c'était ça que de vivre comme nous le faisions.
Le monde qui nous entourait était à la fois à notre porte tout en étant très loin.
Jalil était un des trois hauts gradés à ne pas être lié. Il allait souvent fricoter avec quelques louves, mais ce n'était jamais bien sérieux pour tout dire. Pourtant, il était plutôt bel homme, mais comme je l'avais remarqué une fois, quel loup ne l'était pas ?
— Gnagnagna, rétorqua la jeune Rayane en foudroyant le sous-lieutenant du regard.
Ce dernier ne put retenir son sourire et je le vis depuis là où je me tenais.
Rayane était l'aînée du premier Dominant de la meute ; Jamie Craig. Sa mère, Laila était considérée comme soumise, même si je savais qu'elle était loin de l'être.
Aucune louve soumise n'aurait pu se lier à un haut gradé de cette meute.
Dans certaines autres meutes peut-être, mais pas ici. Il n'y avait que des vieux loups puissants et vieux loups puissants signifiaient qu'ils pouvaient facilement bouffer un autre loup plus faible qu'eux. Cela c'était déjà vu.
Cela était même arrivé au sein même de notre meute. Mais comme beaucoup de choses, nous n'en parlions pas.
— Ne fais pas trop la maligne, petite. Tu n'es pas prête d'aller avec Kerann si tu continues à ne rien écouter.
Jalil, au ranch, s'occupait d'apprendre aux jeunes à monter. Il était aussi un très bon dresseur de chevaux et beaucoup de monde demandait après lui.
— Tu en demandes trop aussi, Ja. Et tu le sais.
La jeune femme fit la moue et sembla se concentrer sur ce que lui avait demandé Jalil.
Ce dernier était très dur à satisfaire et je l'avais vu empêcher un cavalier de descendre de son cheval jusqu'à ce qu'il parvienne à faire ce que Jalil voulait correctement. Le sous-lieutenant de la meute aimait les choses bien faites. Et il n'y avait rien de mal là-dedans.
Beaucoup de vieux loups étaient comme ça.
Beaucoup de vieux loups aimaient la perfection et aimaient tout contrôler surtout. Il y'en avait quelques-uns dans la meute.
Et pas les plus faciles.
Mon regard se porta sur les pâturages entourant le ranch, là où nos bovins se trouvaient, mais aussi certains chevaux. La moitié était là et l'autre se trouvait dans des box. Il n'y avait pas vraiment besoin d'une surveillance constante, puisqu'il n'y avait pas vraiment de prédateurs comme dans d'autres régions, mais mieux valait prévenir que guérir comme disait souvent Alessandro. Une année, nous avions presque failli tout perdre, et cela, à cause d'un loup solitaire pas très loin de la frénésie. Le danger pouvait venir de n'importe où, surtout ici.
Je tournai le dos à la fenêtre et attrapai des affaires pour aller prendre une douche rapide. Je n'y restai pas longtemps et me lavai rapidement. J'enfilai un jean et un débardeur et coiffai mes cheveux qui me descendaient en bas du dos. En été, c'était affreux et je finissais toujours par les laisser attacher. C'était ça ou les couper et la deuxième option ne me plaisait pas du tout. Je laissai ma chambre dans l'état dans lequel elle était depuis quelques jours et descendis. La maison était incroyablement vide et calme, ce qui faisait toujours bizarre. Mais je voyais plus ça comme un moyen de souffler. Les autres reviendraient bien trop tôt à mon goût.
Je passai dans la cuisine et attrapai une pomme dans laquelle je croquai à pleine dent. Je repoussai la moustiquaire et m'avançai sur le porche.
Nous n'étions qu'au mois d'avril, mais bon sang, il faisait déjà bien trop chaud.
Le Wyoming était connu pour une chose ; la météo. Nos terres étaient arides et ne permettaient en aucun cas de se lancer dans l'agriculture.
En été, les températures pouvaient facilement atteindre les quarante degrés Celsius et les hivers étaient pour la plupart très rudes ; le moins vingt degrés n'étaient pas qu'un on-dit, ça arrivait très souvent même. Mais nous avions appris à vivre ainsi et nous n'en souffrions plus depuis plusieurs siècles, même si les grosses chaleurs nous touchaient toujours ; les loups supportent mal et c'était plutôt une vérité générale. Nos animaux aussi avaient appris à s'adapter et il y avait longtemps que les hivers ne décimaient plus leurs rangs. Nous avions connu suffisamment de pertes au cours de certaines années pour vouloir que ça se reproduise.
J'enfilai mes rangers qui se trouvaient à côté de la balancelle et sautai par-dessus les quelques marches. L'immense grange se trouvait sur ma droite et les grandes portes étaient ouvertes. Un 4x4 était garé devant, mais aucune trace de Jay, à qui il appartenait. Jay ne faisait pas partie de la meute, il était tout ce qu'il y avait de plus humain, mais il travaillait avec nous depuis de nombreuses années, comme beaucoup d'autres. Nous avions besoin de monde et cela était d'autant plus vrai depuis que des loups avaient décidé de n'en faire qu'à leur tête et d'abandonner leur rôle ici.
J'aurais pu dire que la meute allait mal.
J'aurais pu dire que tout cela était de ma faute, mais j'avais passé l'âge de m'apitoyer sur mon sort. Et c'était mon rôle maintenant que de tout reprendre en main. Même si je n'avais aucune idée de comment faire une telle chose.
La meute de Riverton était ma meute. Je n'étais pas une simple louve faisant parti du bas de la pyramide, faisant partie du bas de l'échelle, oh non.
J'étais celle tout au-dessus.
J'étais le pilier central.
J'étais l'Alpha.
Et je ne pouvais pas vraiment dire que c'était bien malgré moi, parce que saurait été mentir. Saurait été me voiler la face. Et je n'étais pas de ce genre-là. Je savais que les choses allaient très mal pour nous et que bientôt, ça exploserait de l'intérieur.
C'était presque déjà le cas d'ailleurs.
La meute n'était plus très saine. Mais elle ne l'avait pas été depuis tellement longtemps. Et les hauts gradés devaient tout prendre sur leurs épaules. Dire qu'eux aussi étaient à deux doigts d'imploser n'était pas très loin de la vérité.
Je m'avançai vers Jalil qui sentit ma présence et tourna légèrement la tête. Rayane me vit aussi et me fit un grand geste de la main, un grand sourire collé aux lèvres. Elle était le portrait craché de Laila et n'avait pas grand-chose de son père. Même le caractère était celui de sa mère. Ce qui au passage n'était peut-être pas plus mal en y pensant.
Jalil recracha sa fumée et pencha la tête, m'offrant sa nuque en un geste de soumission apparente, mais aussi de respect.
Son loup n'avait eu aucun mal à me reconnaitre comme Alpha.
Jalil n'avait eu aucun mal à me respecter. Il l'avait toujours fait, même du temps de mon frère. Mes doigts effleurèrent sa peau et je sentis sa puissance, je sentis son loup, là, juste à la surface.
Il releva la tête et me sourit tout naturellement.
— Cómo estás, Alpha ? demanda-t-il avec son accent.
Il sentait le tabac et une légère effluve de transpiration. Sa peau était presque noircie par le soleil et il portait une vilaine cicatrice au niveau du cou, là où une lame s'était plantée et avait failli avoir raison de lui.
Beaucoup dans la meute portait de vieilles cicatrices pas très belles et surtout, presque mortelles. Et la plupart avaient été infligées par la même personne.
J'appuyai mes avants bas juste à côté de là où il était assis et regardai Rayane prendre du plaisir à s'amuser pendant que Jalil ne regardait pas. Cette louve n'en loupait pas une et avait le don de rendre fou à peu près tout le monde, Jalil y compris. Il fallait dire qu'elle n'y allait jamais dans la demi-mesure. Là-dessus, elle tenait peut-être un peu plus de Jamie.
— Muy bien y usted, hombre ?
— Je préfère de loin ton accent quand tu as bu, tu sais ?
Je le tapai dans l'épaule et il rit avant de reporter son regard sur Rayane.
— Cette gamine est soit un idiota, soit elle ne comprend vraiment rien, grogna-t-il en secouant la tête.
— Hé ! Je t'ai entendu, Ja ! cria Rayane.
J'éclatai de rire alors que la jeune louve lui tirait la langue. C'était rare qu'il laisse quelqu'un extérieur aux hauts gradés l'appeler ainsi, mais il laissait passer beaucoup chose à Rayane. Et beaucoup commençait à s'en rendre compte.
Rayane, elle, en jouait et ça l'amusait beaucoup de faire tourner Jalil en bourrique autant que possible.
— Fais attention, tu deviens méchant, dis-je.
— Je suis trop gentil, chica. Surtout avec elle.
Ah ça... personne n'aurait pu dire le contraire. Mais s'il ne faisait rien contre, c'est que ça ne devait pas le déranger plus que ça après tout. Et c'était assez mignon à voir en fait.
Le cheval de Rayane hennit alors et commença à renâcler.
— Dios míos, lâcha Jalil avant de sauter en bas de son perchoir pour s'avancer vers elle, fulminant.
Rayane grimaça et commença à protester avant même qu'il ne soit là.
Je souris. Le sous-lieutenant de la meute pouvait être très drôle parfois.
Je le regardai engueuler Rayane qui n'arrêtait pas de lever les yeux au ciel, ne prenant rien de ce qu'il disait au sérieux.
C'était dans des moments comme celui-là qu'on pouvait penser que tout allait bien et que les journées se déroulaient toutes sans aucun souci.
Mais c'était loin d'être le cas.
Tous les hauts gradés n'étaient pas comme Jalil.
Tous les hauts gradés ne m'acceptaient pas.
Et beaucoup d'autres loups dans la meute ne me considéraient pas comme leur Alpha, même si j'étais liée à eux et eux à moi.
Personne ne pouvait réellement comprendre. Comprendre que se retrouver Alpha quand vous n'aviez jamais prévu ça n'était pas facile et relevait même de l'impossible.
Et pourtant, j'étais là.
J'étais l'Alpha de la meute de Riverton et j'allais le rester pour un moment, même si j'étais loin d'être sûre que la meute survivrait à cela.
Fuir maintenant n'était plus vraiment envisageable. Je n'avais jamais été lâche de toute façon. Et ne le serait jamais. Il y avait des moments où les choses devaient être faites, quelle que soit la façon, quel que soit le moyen.
J'avais toujours été dans l'ombre de mon frère.
J'avais toujours vécu pour lui, essayant de le préserver, essayant de le sauver de sa propre folie.
Mais j'avais échoué.
J'avais lamentablement échoué et maintenant, il ne restait plus que moi.
Yago était mort.
Et j'essayai de me dire que pour lui, que pour son loup, c'était une délivrance. Qu'ainsi, il ne souffrait plus. Qu'ainsi, il pouvait enfin être en paix. Plus personne ne pouvait lui demander d'être la personne qu'il n'était pas. Plus personne ne pouvait le manipuler à sa guise.
J'inspirai doucement, sentant le tremblement de mes mains venir. J'avais enterré tout cela. J'avais scellé le souvenir de mon frère au plus profond de moi-même. Et il n'était pas question de raviver tout cela. Pas comme ça. Pas de cette façon.
Même si pendant très longtemps j'en avais voulu à Yago, j'avais finir par m'en vouloir à moi-même. Parce que j'avais laissé tout cela arrivé. Parce que j'avais laissé père faire ce qui lui chantait, je l'avais laissé détruire Yago à petit feu.
J'avais laissé la meute dévorer Yago. Et la culpabilité ne partirait jamais.
Pour les vieux loups, la famille ne signifiait rien, mais pour moi, elle avait toujours représenté quelque chose. J'avais toujours suivi Yago.
Et si j'avais pu, je l'aurais suivi jusque dans la mort.
Mon frère.
Même fou, il m'avait aimée. À sa façon, certes, mais ça nous avait suffi, à ma louve et à moi.
— Aller Shana, attrape-moi. Aller !
Il courait devant moi, pensant qu'il était rapide, pensant qu'il pouvait me distancer. Il était si petit, si chétif, mon frère. Mais il y avait une telle joie de vivre en lui, une telle étincelle de vie que parfois, je le jalousais sans même comprendre pourquoi.
— Shana ! Shana !
Et il riait.
Encore. Encore. Et encore. Et c'était un son incroyable. C'était un son que j'aimais et que je gardais au fond de moi. Et quand j'étais toute seule, je le faisais remonter.
Il y avait une telle vie en Yago !
Il semblait tellement vivant. Il semblait fait pour être heureux.
Mon frère. Ce petit garçon.
Ce petit être qui semblait si sensible à tout ce qui l'entourait.
Un jour, quelque chose le briserait.
Un jour, il aurait mal.
Mais je serais là. Pour l'aider, pour le relever.
Parce qu'il était tout pour moi et qu'il était le seul que j'aimais suffisamment pour le sauver, pour le préserver.
— Shana !
Je le laissai prendre de l'avance. Je le laissai disparaitre doucement à l'horizon et j'observai son ombre, j'observai son profil. Quelque part, j'aurais dû le haïr. Le haïr pour ce qu'il m'avait pris, pour ce qu'il m'avait volé.
Ma liberté.
Mes droits.
Ma vie.
Mais je l'aimais. De tout mon cœur, de toute mon âme.
— Attention, j'arrive ! criai-je.
Et son rire résonna encore ; un doux carillon dans mes oreilles.
Je clignai des yeux, le soleil m'éblouissant. Je pouvais encore entendre son rire. Je pouvais encore entendre sa voix de petit garçon heureux.
Souvenir si éloigné de ce qu'il avait été à la fin.
Une ombre.
L'ombre de lui-même.
L'ombre étouffant son humanité. L'ombre étouffant toute bonté en lui et finissant par le rendre méchant.
L'ombre qui allait avec sa folie.
Et à la fin, il n'était rien resté de Yago.
Rien du tout.
— Arrête ! Arrête Ja ! Je ne suis pas une fillette Bon Dieu, cria Rayane qui essayait d'échapper à la prise de Jalil qui essayait de la soulever du cheval.
Le cheval ne bronchait même pas, preuve qu'il faisait confiance à Jalil. Les animaux étaient plus intelligents qu'on ne voulait bien le penser.
— Arrête bon sang, espèce de loup stupide !
Mais elle éclata de rire quand il la souleva, ses mains sous ses aisselles. Elle riait à gorgée déployée, les yeux fermés, faisant totalement confiance au sous-lieutenant de la meute. Rayane était encore jeune. Et tellement insouciante. Elle avait l'avenir devant elle et ne s'inquiétait pas vraiment pour la meute, pour ce qui se passait. Les loups tout en bas ne sentaient pas forcément que tout n'allait pas bien. Les hauts gradés essayaient d'endiguer le plus possible, ils essayaient de nous garder à flot. Mais cela ne pouvait pas durer. Et cela inquiétait Timothy, le Gardien de notre peuple. Depuis quelques mois, il venait souvent ici, constatant un peu plus chaque jour que tout se dégradait. Pensait-il que la meute ne survivrait pas à la mort de Yago et à la passation de pouvoir qu'il y avait eu ?
Moi, je commençai à le penser quand j'aurais dû essayer d'arranger les choses. Mais j'étais novice là-dedans.
Étais-je seulement faite pour être Alpha ? Je ne pensais pas. Et cela se sentait. Timothy avait dit que pour arranger les choses, il fallait déjà que j'aie conscience de moi-même et de mon potentiel.
Le voulais-je ?
C'était me souvenir de tout ce que j'avais perdu.
C'était me souvenir de ce que j'aurais pu être avant qu'on ne m'arrache cela.
Très peu dans la meute était au courant. Même au niveau des hauts gradés.
Le Gardien savait lui. Mais il ne dirait rien. Il me soutenait. Il savait ce que je pouvais faire. Mais j'ignorai comment le faire. Et si je ne trouvai pas très vite une solution, la meute de Riverton se détruirait de l'intérieur.
C'était ce qui était en train d'arriver.
Là, juste sous mes yeux.
Je passai une main dans mes cheveux et tirai légèrement dessus, pour me remettre les idées en place.
Il fallait que je garde la maîtrise de moi-même, de mes sentiments. Il ne fallait pas que je montre aux autres à quel point je partais en morceau.
À Jalil, ça ne craignait rien et à certains autres non plus, mais il y avait ceux contre moi. Ceux qui complotaient. Ceux qui ne me voulaient pas et qui ne me voudraient jamais.
J'avais pris les rênes d'une meute qui n'allait pas bien.
J'avais pris les rênes d'une meute qui était une bombe à retardement depuis bien trop longtemps.
Mais j'étais là maintenant et je ne pouvais pas vraiment faire marche arrière. Cela aurait été trop facile. Et il y avait des loups dans cette meute qui avait besoin de moi. Ou moi qui avais besoin d'eux.
Il y avait des loups qui me respectaient et qui me protégeaient.
Et c'était pour eux que j'étais là. C'était à cause d'eux que j'étais là.
— Surveille ton langage, chica, dit Jalil en ébouriffant les cheveux de Rayane.
Elle leva les yeux au ciel et grommela quelque chose à l'intention du sous-lieutenant.
Je secouai doucement la tête en voyant le loup de Jalil briller dans son regard. Il était assez protecteur envers la jeune louve, mais avait très peu de patience aussi. C'était toujours très drôle de les voir tous les deux.
Mes oreilles captèrent alors des éclats de voix ainsi que des rires, de l'autre côté de la maison, là où on s'occupait de monter des chevaux sauvages pour le rodéo.
Des Broncos, dans notre jargon.
Ça faisait à peine quelques années qu'on s'était lancé là-dedans, même si nous avions tous pratiqué. C'était un peu une tradition chez nous. Un peu un rite d'initiation pour passer à l'âge adulte.
Qu'est-ce qu'était tenir huit secondes sur un cheval indompté pour avoir le respect des aînés ? Pas grand-chose.
Je laissai Jalil et Rayane et contournai le corps de ferme principal. Je vis pas mal de monde réuni autour d'un enclos, là où quelqu'un était en train de s'amuser et de faire un peu de spectacle, un bras en l'air.
Il y avait quelques loups de la meute et deux ou trois humains. Ceux-ci me saluèrent quand les loups ne me prêtèrent même pas attention.
Ma louve grimpa et je savais qu'elle aurait pu les soumettre sans aucune difficulté, mais... ce n'était pas comme ça que je voulais que ce soit.
Ma gentillesse me portait préjudice. Je le savais, tout le monde le savait. Et voilà pourquoi c'était ainsi. J'avais laissé les choses arriver sans rien faire.
Qui était à blâmer dans l'histoire ?
Je regardai Kerann être jeté à bas de sa monture au bout d'à peine six secondes. Le cheval était nouveau. Nous l'avions depuis à peine quelques jours et personne n'arrivait encore à le mater et à le monter le temps imparti.
C'était d'ailleurs devenu le défi de la semaine.
Le Second de la meute se releva et cracha la poussière qu'il avait dû recevoir dans la bouche. Il épousseta ses vêtements et releva la tête en souriant.
Il fut sifflé alors que d'autres étaient dans l'enclos et essayaient de ramener le cheval dans la cage. D'habitude, il fallait laisser le temps à la bête de se faire à la cage et l'y laisser quelque temps, mais Kerann ne semblait pas avoir été très patient sur ce coup-là.
Il m'avisa et ses yeux brillèrent.
Il s'avança droit sur moi et mon regard se posa sur son visage, marqué à vie. Il avait été brûlé il y avait longtemps, quand il n'était encore qu'un très jeune loup. Ça ne partirait jamais. Pour moi, ça n'ôtai rien à son charme. Kerann était un très bel homme arborant fièrement chacune de ses cicatrices, arborant fièrement ce qui faisait de lui l'homme qu'il était aujourd'hui.
Même si je ne pouvais voir le haut de son corps, j'aurais pu pointer chacune de ses cicatrices sans le moindre souci.
La marque de morsure sur son épaule.
Les marques de griffes dans son dos.
Et toutes les autres.
Mais même si toutes ne venaient pas de la même personne, elles avaient toutes été infligées à cause de moi.
Alors qu'il s'arrêtait devant moi et sans lui laisser le temps de m'offrir sa nuque, je portai ma main à son visage et effleurai sa peau sans éprouver la moindre répulsion.
Kerann était beaucoup de chose pour moi.
Bien plus qu'un ami.
Bien plus qu'un Second.
Bien plus qu'un frère.
— Tu as dormi longtemps, dit-il avec un sourire.
Je haussai les épaules alors qu'il frottait sa joue contre ma paume :
— Que veux-tu, la chaleur m'épuise.
Il rit, son corps légèrement secoué.
— Nous ne sommes même pas encore en été.
— Et il ne fait pas encore quarante degrés, je sais.
Il secoua la tête, amusé.
Nous avions toujours été très proches, très liés même. Et étrangement, même s'il avait été le Second de Yago, sa loyauté m'avait toujours été acquise et il m'avait toujours fait passer avant son Alpha. Cela était un manquement terrible pour un Second, mais il s'en était bien fichu et avait toujours rempli son rôle concernant la meute.
Kerann baissa la tête et m'offrit sa nuque. Cette fois, j'y déposai mes lèvres, ma puissance s'enroulant autour de la sienne. Il frémit légèrement. Avec lui, c'était naturel. Avec lui, je ne m'étais jamais retenue.
Kerann, tout comme Jalil, n'était pas lié. Lui aussi allait voir des louves parfois, mais jamais encore il n'avait trouvé la bonne. Son loup, il fallait dire, était assez dur à contenter.
Notre meute était aussi instable à cause de cela. Ni l'Alpha ni le Second n'étaient liés. Et cela jouait beaucoup.
Kerann se redressa et ses yeux croisèrent les miens. Il s'appuya contre la barrière, me tournant le dos, son épaule contre la mienne.
Les loups étaient très tactiles, qu'ils soient mâles ou femelles. Les louves soumises, dans beaucoup de meutes, avaient besoin du contact de leur Alpha et le demandaient souvent. Ici, c'était différent. J'étais une louve Alpha, mais certaines soumises venaient tout de même chercher mon contact quand d'autres se tournaient vers les hauts gradés. Ainsi, beaucoup tournaient surtout autour des non liés, comme Kerann, Jalil ou encore Joaquim, même si ce dernier n'était pas assez souvent là pour être collé par les louves soumises de la meute.
Joaquim était la Main, celui qui dispensait les punitions et qui traquait des proies tout au long de l'année. L'Alpha que j'étais se devait de lui trouver des chasses et il n'avait jamais vraiment dit de quel côté il était.
Joaquim ne pouvait pas être contre moi, mais il n'était pas non plus obligé de m'apprécier. C'était une vieille Main et tant qu'il pouvait chasser, le reste n'avait que peu d'importance pour lui.
Il ne se lierait jamais. Pas parce qu'il était trop vieux, mais parce qu'il était de la vieille école. Et que les Mains ne pouvaient avoir de famille. Ou alors si elles le faisaient, c'était en sachant qu'elles laisseraient leur compagnon seul plus souvent qu'elles ne seraient avec.
— Zadig et Hadrien doivent rentrer ce soir, dit Kerann, me jetant un coup d'œil.
Je ne laissais rien filtrer. Zadig Bishop était le Lieutenant de la meute et Hadrien Chambers le troisième Dominant. De tous mes hauts gradés, ils étaient ceux qui étaient le plus contre moi et qui ne le cachaient pas. Zadig s'était mis en tête de m'apporter le plus de problèmes possible et j'avais toujours peur de voir jusqu'où il serait prêt à aller. Et j'étais bien plus inquiète en sachant que Rafael était avec eux.
— Joaquim aussi, non ?
La Main de la meute avait été absente plus de trois mois. Ce n'était pas grand-chose ; une petite chasse qu'aurait dit Joaquim.
Kerann allait ouvrit la bouche pour répondre, mais son téléphone sonna dans sa poche et il l'attrapa.
— Castillo, dit-il.
Je regardai les loups de la meute pas très loin de nous. Ils discutaient tranquillement entre eux, riant parfois.
Je sentis alors la colère de Kerann à travers le lien. Je reportai mon regard sur son visage alors qu'il parlait vite, son accent reprenant légèrement le dessus.
— Pearson n'est pas idiot. Il verra que Rafael n'est qu'un louveteau idiot. Oui.
Il secoua la tête alors que mon cœur eut un loupé.
Pearson ? Jahyan Pearson ? Que c'était-il passé ? Qu'était-il arrivé à Rafael ?
Bon sang... qu'avait encore fait Zadig ?!
— Je te laisse gérer ça, Joa.
Kerann raccrocha.
— Qu'est-ce qui se passe ? demandai-je, presque à bout de souffle.
— Zadig a laissé Rafael pénétré sur le territoire de Jahyan Pearson. Joaquim est arrivé après et va aller récupérer le gosse là-bas en espérant que Pearson ne fasse pas trop de grabuge.
J'ouvris la bouche, incapable de parler.
Rafael... je n'aurais pas dû le laisser aller avec Zadig et Hadrien, mais il avait insisté. Et je n'aurais pas pensé un seul instant que Zadig l'utiliserait pour me foutre dans la merde.
Bon sang.
Jahyan Pearson. Pourquoi lui ?
Kerann posa une main sur ma joue. Son regard se fit doux et sa puissance m'enveloppa, rassurante :
— Ça va aller, Shana. Pearson ne toucherait jamais un louveteau et Joaquim va y aller. Il le ramènera ici en un seul morceau. D'accord ?
Jahyan Pearson m'effrayait tout autant qu'il me fascinait. C'était un très vieux loup. Kerann avait raison, il ne toucherait jamais Rafael, mais... j'allais en entendre parler. Et ce n'est pas comme si je ne risquais pas de le rencontrer avant longtemps ; il serait plus que probablement présent à la réunion d'Alpha organisée par Timothy dans deux jours à l'Éthérée.
Mon Lieutenant savait viser.
Et qu'il ait utilisé Rafael... qu'il est utilisé mon propre neveu... Rafael n'avait rien demandé à personne. À part être le fils de Yago. Ceux qui étaient contre moi étaient en train de l'utiliser. Je ne devais pas laisser ça arriver. Et bon sang... Jahyan Pearson ?
J'étais fichue. Je n'étais rien face à lui.
Rien du tout.
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