L'ennemi silencieux

Il ne restait guère que cinq chambres, dans les baraques réservées aux sentinelles du mur. Pour trois d'entre elles, les lames de bois vermoulues du plafond avaient laissé place à de larges béances qui donnaient droit sur le ciel. Si Joglayo n'avait rien contre le charme tout particulier d'une nuit à la belle étoile, il n'en était pas moins conscient qu'un courant d'air glacial viendrait tôt ou tard lui chatouiller le nez, à la saison froide. En Erymée, le climat nocturne aussi pouvait se vanter de faire l'objet d'une légende. Il était redoutable et ce n'était pas un hasard si l'on parlait couramment de morsures des ténèbres. Les plus imprudents en étaient même morts, disait-on, emportés par des frissons et des fièvres de démence... La nuit, mieux valait s'équiper de bons édredons. Le jeune homme élimina donc d'office ces vastes pièces et porta son choix sur un espace réduit et biscornu, engoncé sous les marches d'un escalier.

La chambre, située dans l'angle septentrional du mur, se logeait dans les recoins d'une ancienne échauguette, désormais en ruine. L'on n'y pouvait se tenir debout et les autres furent surpris de cette décision. Mais Joglayo y voyait avant tout un endroit pour dormir et rien d'autre. Encore une fois, il pensa d'abord aux hivers et estima qu'il serait plus aisé de maintenir une température correcte dans un appartement ridicule que dans une vaste pièce. Il n'y avait que peu de boiseries, ce qui écartait également les invasions d'insecte et la prolifération de poussière. Une mince ouverture – plus proche de la meurtrière que d'une fenêtre telle qu'on peut la concevoir – lui apportait juste ce qu'il fallait de lumière et d'air frais. Enfin, une béance dans un coin, provoquée par le déchaussement puis la chute d'une pierre, révélait un surplomb vertigineux, loin au-dessus du désert, et permettait d'office d'être employée pour les commodités personnelles du jeune homme.

— Qui dit foyer, dit arsenal ! avait annoncé Griffes, en se donnant des airs d'importance.

Personne, ici, n'avait pourtant déclaré qu'il était le chef de file de ces sentinelles déshéritées, de ces gnafrons sans talents, de ces impropres à la belle société d'en bas. Griffes n'était qu'un brigand filiforme parmi une foule d'incapables. Cependant, sa gouaille débordait aisément sur le verbe des autres, et il s'imposait naturellement, avec sa voix nasillarde et trainante, et ses regards étincelants par en-dessous.

— Maintenant que tu vis dans ton échauguette de guingois, il va falloir songer à t'équiper pour ce qui deviendra la mission de toute ta vie : garder et défendre le mur Ouest. Et pour ça, tu vas venir avec moi. Dans la salle d'armes, tu trouveras ton bonheur, crois-moi.

Cependant, la dernière information donnée par Griffes n'était rien de plus qu'une de ses boutades enrobées de sarcasme dont il raffolait. Il n'y avait là pas plus de bonheur que d'armes... La réalité était bien différentes, et Joglayo poussa un soupir dépité lorsqu'il se retrouva seul devant une armoire branlante où les toiles d'araignées occupaient plus de place que ledit arsenal. Le seul matériel qui semblait revêtir un état un tant soit peu correct se limitait à un écu de bois, aux vis rouillées, et à une hallebarde légère, mais plutôt bien équilibrée. Joglayo s'en saisit et les fit siens, sans grand enthousiasme. Il devinait qu'au combat, son accoutrement serait très vite devenu la risée de n'importe quel adversaire.

Mais le vieux Mahrr Gid lui lança, ce jour-là, un clin d'œil par-dessus la table avant de proposer une toute autre philosophie de la chose :

— Tu sais, lorsque tu domines l'ennemi, du haut de ton mur, pour peu que les ombres te soient favorables, alors, arme au poing et bouclier brandi, ta silhouette a de quoi impressionner. D'en bas, personne ne peut deviner que nos lances se briseront au premier impact ou que nos rondaches n'attendent qu'un geste pour se disloquer...

— C'est parfaitement ridicule, lui répondit Joglayo, en rongeant un vieil os à moelle récupéré des cuisines. L'illusion, en admettant qu'elle fonctionne, ne fera pas effet longtemps.

— L'important, c'est de montrer les dents, mon p'tit gars ! Si t'es féroce en ton for intérieur, les opposants hésiteront, gronda le vieux en plantant son couteau dans le bois de la table, l'œil féroce. Et cette hésitation, c'est l'instant critique dont nous disposons pour sonner l'alerte et mettre en branle la citadelle. A ce jour, Ourandéih n'est jamais tombée, ce n'est pas pour rien.

— Tout de même, intervint Griffes, on ne m'enlèvera pas de l'idée que les temps ont changé... Autrefois, nous avions des dizaines de guerriers dans chaque coursive et autant de soldats prêts à bondir du parapet pour protéger la ville. Les remparts sont faibles et bien mal défendus désormais. Qu'y trouve-t-on ? Des vieillards, des gamins, des débiles et des voleurs ? Pff ! La totalité de nos troupes ne suffirait même pas à essuyer le premier tir de canon.

— Ta gueule, Griffes ! T'as rien de mieux à foutre que nous plomber le moral ? Ourandéih est une putain de forteresse ! T'entends ?

— Oui, oui, j'entends... Une forteresse fantôme tournée vers le désert, qui n'a rien d'autre à affronter que vents et sables.

— Et qu'est-ce que t'y connais, toi, au désert, hein ? vociféra l'ancêtre, propulsant des coulures de potage dans sa barbe hérissée de colère. Rien du tout ! La Bête nous guette. La Bête se terre et patiente. Et c'est là que tu fais erreur, fil de fer ! Le Désert nous attend au tournant, pour mieux nous engloutir, à l'instant exact où nous baisserons la garde !

Griffes se raidit puis détailla d'un œil morne, le visage furieux de son interlocuteur. Il suçota ses dents, pour décoincer un reste de viande, puis le cracha par terre, avec dédain.

— Notre seul ennemi, Mahrr, c'est le Temps. L'ennemi, c'est l'ennui, mais aussi l'usure, qu'il charrie dans son sillage, et qui vient lentement grignoter nos cervelles ramollies... D'ailleurs, on dirait que la tienne est déjà bien attaquée...

Là-dessus, Griffes quitta la table pour se rendre sur le chemin de ronde, bientôt suivi de ses fidèles : l'imposant Bosar'Oc, Jumiterr le taiseux et Abalkar, dit le Manchot. Le grand échalas jeta un dernier regard par-dessus son épaule, à destination de Joglayo. Peut-être attendait-il de la nouvelle recrue qu'elle lui graisse la patte et qu'elle jure allégeance ? Mais Joglayo préféra s'en préserver. Après plusieurs jours passés sur le mur, le garçon ne parvenait toujours pas à cerner la personnalité de Pamino. Et ça, ce n'était pas un signe encourageant... Celui qui se faisait appeler Griffes prenait un malin plaisir à s'entourer de mystère et parlait souvent de manière détournée. Son plus grand talent – Joglayo s'en était peu à peu aperçu – résidait dans la collecte d'informations ; il arrivait aisément à pousser quiconque à s'exprimer et à partager ses impressions sur tel ou tel sujet. Mais, lui, ne dévoilait que très rarement ses propres pensées.

Autour du feu, le repas s'acheva donc dans un silence lourdement ponctué par les crépitements des braises et les mastications des sentinelles. Bien évidemment, il n'était plus question d'évoquer le désert ou les légendes qui s'en dégageaient pour tourmenter Mahrr Gid. La fièvre folle de l'impulsivité avait toujours couru dans les veines de Joglayo. Tête brûlée parmi les têtes brûlées, le garçon mourrait d'envie d'entendre le vieux débris ressasser ses histoires et ses contes pour enfants. Néanmoins, il jugea préférable de le laisser tranquille pour ce soir. Les yeux plongés dans ce qu'il restait du feu, Mahrr Gid ruminait sa haine envers l'insolence de Griffes et l'on pouvait voir danser dans ses pupilles les démons de son passé.


†‡†


Au lendemain de l'accrochage entre l'ancien et la tige de saule, Joglayo dût affronter son premier tour de garde en solitaire. La plupart des rondes s'exécutait à deux. Et, un roulement s'opérait entre les factions et selon les espaces à couvrir, qui étaient préalablement déterminés. Pour des repris de justice, Joglayo trouvait qu'ils étaient sacrément disciplinés. Les sentinelles du mur Ouest participaient sans rechigner à cette planification trop ordonnée au goût du chien fou qu'il était. Où était le chaos ? Qu'en était-il des rixes et des empoignades dont tout le monde parlait, en bas ? Que devenaient l'anarchie et la fougue sauvage qui autrefois habitaient ces désormais pathétiques sentinelles ? Il se posait souvent la question, et une rage sourde grondait en lui. Une fureur qui voulait déborder et hurler après les larves velléitaires qui lui servaient de compagnons. Mais quelque chose – une barrière en lui – le retenait.

Quand il s'était tourné, ce matin-là, vers Mahrr Gid pour l'interroger, le vieil homme lui avait répondu, la mine sombre, que cette époque était révolue. Que s'il voulait survivre et exister, tout simplement, dans les meilleures conditions possibles, alors se conformer à cette triste routine était la seule solution.

— Tu perdras la tête, comme beaucoup d'autres avant toi, si tu t'obstines à chercher un autre chemin. La vie sur le mur est morne, point. Fourre-toi ça dans le crâne dès maintenant, et ta santé mentale ne t'en sera que plus reconnaissante. Respecter les rondes et ne pas céder au désordre, c'est se respecter les uns les autres et ne pas céder à la folie. Sans ça, il y a longtemps qu'on se serait entretués...

Il existait donc, parmi ces rotations, une surveillance à réaliser seul. Car, en un endroit à demi-effondré du mur, l'espace était bien trop exigu pour y circuler à plusieurs, mais aussi parce que leur maigre cohorte comportait un nombre impair de sentinelles. Vingt-sept, pour être exact.

Et aujourd'hui, c'était au tour de Joglayo.

Cet espace de solitude lui donna à repenser aux échanges de la veille. Dans sa tête, les paroles insidieuses de Pamino remuèrent et rebondirent jusqu'à en devenir une formule névrotique qui se mit à battre entre ses tempes, avec insistance : « l'ennemi c'est l'ennui ». Toute la journée, il la rumina, bien malgré lui, à tel point qu'elle finit par le rendre dingue. Seul sur le point haut de la plateforme, hallebarde droite et bouclier en main, il mâchouilla le silence et découvrit dans les ondulations hypnotiques du désert la profonde vacuité de son existence. Il fut alors pris de vertige, une nouvelle fois, et le désespoir sonna son glas, en contrepoint.

— Condamné à l'errance, murmura la sentinelle. Destiné à l'inutilité. Un œil ouvert sur un avenir éteint. Une vigilance tournée vers un danger qui jamais ne viendra... Voilà ce que je suis devenu.

Et, ce ne serait pas la dernière fois qu'il s'en lamenterait.

Lorsqu'il emprunta le passage escarpé qui le conduirait vers les anciennes casernes, pour la passation de relais, Joglayo avait changé. En une journée, à peine, ses épaules s'était affaissées et ses traits, tirés vers le bas, pointaient désormais en direction de la tristesse et de l'accablement. Sa première leçon de sagesse venait de le pénétrer sans la moindre délicatesse. Sur le moment, pourtant, il n'y vit qu'une amertume nauséeuse mariée à un sentiment d'injustice. Sans un mot, il posa sa main sur l'épaule valide du Manchot, qui prenait la relève, puis traina des pieds jusqu'à son échauguette. Chemin faisant, il trouva Mahrr Gid sur son passage, qui l'interrompit dans sa progression.

— Viens donc boire un coup chez moi. Nous avons à parler.

— Je voudrais bien te suivre, mais je suis lessivé, mon bon Mahrr. Une autre fois, peut-être...

— J'insiste. Je suis passé par ce que tu traverses, moi aussi. Et, même si ça remonte à plusieurs siècles...

— J'ai les jambes en coton, souffla Joglayo, dépité. Et des tensions terribles qui me vrillent les reins. Vraiment, c'est pas contre toi, mais je n'aspire à rien d'autre qu'à dormir, tu comprends ?

L'ancêtre comprenait, oui. Il se redressa néanmoins de toute sa hauteur et ouvrit les épaules pour lui faire barrage. Joglayo, jusqu'alors, ne s'était jamais aperçu de la véritable stature que renfermait la silhouette d'ordinaire repliée de Mahrr Gid. Le vieillard conservait une ossature puissante sous ses faux airs d'être chétif, laissé en décrépitude. En son temps, il avait dû être un homme fort et musculeux. Et, même si aujourd'hui il avait certainement perdu de sa superbe, Mahrr Gid en imposait assez pour faire reculer d'un pas le gringalet.

— J'ai pas dans l'idée de te forcer la main, gamin. Mais il est écrit quelque part que, ce soir, nous prendrons le temps de deviser tranquillement en nous abreuvant d'un spiritueux suffisamment costaud pour nous tabasser la nuit durant. Nous nous effondrerons comme deux merdes. Et probablement que demain, nous aurons bien trop mal à la tête pour nous souvenir de quoi que ce soit. Alors, dis-toi que nous n'avons rien à y perdre !

La première idée de Joglayo fut de s'arrêter sur le fait que l'alcool était interdit sur le mur Ouest. Et il s'apprêtait à demander à l'autre comment il s'en était procuré, lorsque son esprit mit le doigt sur l'évidence : un marché noir ayant cours sur le mur n'avait, en soit, rien de prodigieux. Et, même, vu les loustics qui s'y promenaient, l'inverse eut été surprenant. Il se ravisa et décida donc de plaisanter sur l'approche mystique qu'avait choisi Mahrr.

— C'est écrit quelque part, hein ? Et où donc, selon toi ?

Mais l'autre ne trouva pas la boutade à son goût.

— Je perçois les choses, petit, répondit-il, le plus sérieusement du monde. Chacun, ici, a un rôle à jouer. Et lorsqu'une recrue débarque, mon sens interne analyse sa présence... C'est comme une langue invisible, qui se tend vers les inconnus pour les goûter. Mais, je ne vais pas m'échiner à t'expliquer ; tu ne comprendrais pas. Pas plus que les autres, d'ailleurs, qui ne savent rien faire d'autre qu'en user de prétexte à leurs moqueries immatures. Sais-tu que l'hilarité est le propre de l'ignorance ?

— Non. Mais, puisque tu as l'air d'humeur bavarde ce soir, je ne peux décliner ton offre. Je devine – avec mon sens interne, moi aussi – que ta lugubre compagnie va très probablement me remonter le moral...

— Tu uses de sarcasmes, comme les autres avant toi... C'est inévitable. Et sache que je ne m'en contrarierai pas. J'ai d'autres chats à fouetter. Cependant, que tu le veuilles ou non, nous devons parler de ton arrivée ici. Et, je dois également te mettre en garde contre certaines choses. Approche... Ici, les oreilles sont trainantes et pourraient bien s'abreuver d'échos qui ne les concernent guère.

Les appartements de Mahrr Gid étaient à l'image du vieil homme. Composé de deux pièces biscornues, son habitation courait en longueur dans le sens du mur de fortification. Poussiéreuse et garnie de meubles branlants, elle donnait l'impression d'avoir été abandonnée depuis des décennies. Les seuls endroits, un peu moins crasseux que le reste, étaient sa couche, disposée dans un coin sombre, ainsi qu'un bout de table sur lequel le passage des assiettes, jour après jour, empêchait la formation d'un dépôt de saletés. Tirant d'un coffre à moitié déglingué deux chopines et une bouteille bouchonnée, Mahrr Gid servit son invité à coup de lampées généreuses.

— Assied-toi, maugréa-t-il, tel un ours. Je voudrais bien savoir ce qui t'a valu d'être envoyé au mur. Alors ?

A ce jour, aucune sentinelle n'avait évoqué les causes de sa sanction et Joglayo avait donc déterminé qu'il s'agissait là, probablement, d'une règle tacite. Ne pas parler du passé semblait logique. La question du vieil homme le prit au dépourvu.

— C'est permis ? Je veux dire... On peut parler de ça ?

— Et pourquoi ne pourrait-on pas ?

— Je ne sais pas. Disons juste que, pour le moment, personne n'a abordé le sujet.

— Dans ce cas, il n'est pas trop tard ! Qu'est-ce que tu fous là ?

— L'habituelle ritournelle, je suppose... Des petits vols minables pour gagner quelques pièces faciles, mais vite reperdues dans des jeux d'argent... Du recèle, de la vente de produits jugés illicites... Et pourtant, qu'est-ce que ça part bien ! Les gens achètent sans compter ! Ça doit bien vouloir dire qu'il y a un marché pour tout, et pour ça aussi... Bref, je ne dois pas savoir m'y prendre car j'ai fini par me faire pincer.

— Est-ce là tout ce qu'on te reproche ?

— Je sais, ça parait minable, je te l'accorde.

— Tss, persiffla Mahrr Gid, suspicieux. Personne n'est envoyé au mur pour de ridicules larcins ou pour de la vente de folleherbe. Il y a autre chose que tu ne me dis pas...

— Eh bien, hésita Joglayo... Il y a peut-être eu cette partie de jambes en l'air avec Marika.

— Marika ? Non, souffla le vieil homme en écarquillant les yeux. Pas Marika... Marika ?

— Si. Marika, la couturière.

— La femme du bourgmestre ?

— Elle-même, oui.

Un rire rocailleux traversa la gorge de Mahrr Gid, qui accompagna sa réaction d'un sifflement admiratif.

— Pas possible ! Tu m'en diras tant... Ça, pour le coup, c'est largement suffisant pour t'épingler à même la façade d'Ourandéih pour le reste de l'éternité !

— Et encore, s'engaillardit Joglayo, pas peu fier de ses méfaits. C'était soit le mur, soit affronter la colère de la bonne, qui découvrait dans le même temps que je la faisais cocue avec sa propre patronne ! Sans hésitation aucune, j'ai préféré le mur !

— Petit plaisantin, va...

Et tout deux partirent de grands éclats d'une allégresse nouvelle que l'alcool venait d'allumer.

— Saloperie de mur, soupira Joglayo, comme pour lui-même, tandis que les vapeurs désinhibaient certains souvenirs. Quand j'étais môme, mes frères et moi demandions toujours à ma mère : « mère, qu'y a-t-il par-delà le mur ? » Ce à quoi elle répondait : « le désert, mes garçons ». Puis, on insistait : « Et par-delà le désert ? » Alors ses réponses variaient... Parfois on avait droit à : « l'endroit où il garde ses secrets ». A d'autres moments, elle disait que nul ne savait. Ou encore qu'il n'y avait rien. Mais elle affirmait que le mur d'enceinte, lui, serait toujours là, et, que même si nous observions le néant depuis ses remparts, ceux-ci nous rappelaient que nous existions et combien nos vies importaient...

— Ta mère avait une foutue belle vision du monde.

— C'était un tissu de conneries, si tu veux mon avis. C'est pas beau de mentir à des enfants.

— Non, non. Je suis sérieux. Je crois qu'elle avait parfaitement intégré la raison d'être d'Ourandéih. Et ce qu'elle essayait de vous inculquer n'était rien de moins que l'humilité. Une valeur profonde à côté de laquelle tu es vraisemblablement passé...

Joglayo haussa les épaules.

— Et tes frères ? Et tes parents ? Où sont-ils, à présent ? Que sont-ils devenus ? Je devine que le seul couillon de la portée à avoir mal tourné, c'est toi, sinon nous serions cernés par ta famille !

— Laissons le passé à ses petites affaires, veux-tu ? J'ai eu ma condamnation et tu sais à présent pourquoi. J'estime que c'est bien suffisant pour ce soir.

Mahrr Gid bascula sa tête en arrière et visa de son bon œil le ciel qui perçait au travers du plafond brisé. Il se plongea un instant dans la contemplation de ce pan de firmament qui, doucement, virait du bleu-gris à l'encre nocturne. Il attendit de distinguer l'éclat pâle et timide d'une première étoile avant de reprendre.

— Ce que ta mère ne t'as jamais dit, c'est qu'elle pouvait entendre le vent glisser sur le sable. Elle connaissait la brise faisant crisser les grains et les chants du désert...

— Mahrr, je ne suis pas d'humeur... Je sais ta passion pour les dunes et les étendues arides. Mais là...

— Tu ne sais rien, petit, trancha le vieil homme, un éclair de colère traversant son visage. Le désert chuchote et susurre. Il attend, discrètement, mais il se prépare et lentement s'insinue, j'en suis sûr ! Si tu prêtes l'oreille, alors tu découvriras que je ne raconte pas de sottises ! Le désert nous murmure son envie. Elle frémit à fleur de sol et se laisse transporter jusqu'au mur dans un chant à peine perceptible. Un jour, tu l'entendras toi aussi !

— Peut-être. Mais, pour l'heure, c'est l'appel des édredons qui se glisse jusqu'à moi.

— Cesse de tout prendre à la légère. Je ne connaissais pas ta mère...

— Et tant mieux pour elle ! coupa sèchement l'adolescent.

— Mais si tu es là, c'est qu'elle avait des prédispositions.

— Qu'est-ce que tu racontes ?

— Tu ne t'es jamais senti différent ? Tu n'as jamais eu le sentiment que tu valais mieux que tout ça ? Que tu étais promis à une incroyable destinée et que tu finirais Accompli avec les honneurs ?

Joglayo demeura interdit. Mahrr marquait un point. Il avait visé juste, oui. Mais le gamin, par fierté ou par méfiance, préféra ne rien répondre.

— Ecoute... J'ai découvert un point commun entre toutes les sentinelles envoyées sur notre vieux mur. Vos mères... Ou, plus exactement Nos mères, devrais-je dire ! Elles étaient capables de sentir le murmure, figure-toi. Le frémissement de la Bête les hantait. Et tous les gosses à qui elles ont refilé cette crainte primale, cette terreur enfouie, ont fini, un jour ou l'autre, par se perdre sur le mur Ouest. Tu m'entends ? Sur ce putain de mur !

— Je ne voudrais pas te contrarier, mais ta théorie me parait bien fumeuse. C'était un plaisir de discuter avec toi, mais je dois partir.

Le garçon fit mine de se relever quand le vieux lui attrapa le poignet, pour le serrer fort de sa main caleuse.

— Ce n'est pas tout ! vociféra-t-il, les yeux brillants. Ici, personne n'est vraiment ce qu'il parait être. Il y a des forces à l'œuvre... Des signes surgissant des ténèbres...

En dépit de la fatigue et malgré son agacement croissant, Joglayo sentit une pointe d'effroi lui parcourir l'échine. Un frisson glacial, soufflé par les sous-entendus de l'ancêtre et par les regards habités qu'il jetait autour de lui. Même s'il voulait s'en défendre, les mystères que déversait Mahrr Gid finissaient par l'atteindre et le captiver. Sa voix granuleuse, presque sépulcrale, combinée aux effets de l'alcool lui troublaient aussi les sens et le maintenaient éveillé.

— Quel genre de signes ? se surprit-il à demander, le souffle court.

— Les sentinelles... Toutes les sentinelles composent les pièces d'un grand jeu cosmique auquel nous nous soumettons sans le savoir. Chacun d'entre nous est un élément du même tableau... Et, je suis le seul, ici, à pouvoir le déchiffrer.

— Ah vraiment ? lança le garçon, en levant les yeux au ciel. Sans doute un peu déçu de cette révélation, mais surtout soulagé d'y déceler les paroles d'un vieux fou, il accompagna sa désillusion d'une attitude désinvolte et un tantinet provocatrice.

— Joglayo... Ton arrivée ici a tout chamboulé. Je le sens dans l'air. Je le sens dans les murmures du désert ; son chant s'est altéré... Alors, tu n'en es peut-être pas la pièce maitresse, de ce jeu... Mais tu es assurément celle qui complète l'ensemble.

— Et qu'est-ce que ma présence apporte exactement ?

— Tu es la dernière réponse à une énigme que je suis sur le point de résoudre. Tu es, hésita Mahrr... Je crois que tu es une date.

— Une date ?

Les élucubrations de l'ancien finirent d'irriter le jeune homme qui, d'un mouvement brusque, se redressa derechef, prêt, cette fois, à quitter la pièce.

— Tu me fais perdre mon temps, Mahrr. Ça suffit ! J'en ai assez entendu...

Joglayo se retrouva, presque aussitôt, happé par un sentiment proche de la trahison. Ou était-ce l'impression – très désagréable – d'avoir été désigné pour devenir la victime d'une arnaque facile ? Tandis qu'il pestait violemment contre les bêtises qui venaient d'être formulées, le jeune homme quitta la pièce, toute colère dehors, sous l'œil malin de Mahrr Gid qui l'observa à la dérobée un sourire tranquille aux lèvres...

Pourlui, le gamin n'était pas tout à fait prêt. Mais Mahrr savait qu'il venait desemer une graine curieuse, et que celle-ci allait s'enraciner puis étendre defines rhizomes d'intérêt. Le dos voûté et les sourcils frémissants, il ne puts'empêcher de rire sous cape, impatient de voir comment se déplaceraient les piècesde son échiquier imaginaire, lorsque surviendrait les événements qu'ilentrevoyait...

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