Chapitre 8

 Sur cette pointe reposait un rocher à l'allure particulièrement confortable. Au loin, le soleil entamait son sprint final pour profiter d'un repos bien mérité. Richard décida de s'installer et de contempler l'infinité de l'océan. Quelques idées émergèrent, de simples pensées futiles, signe distinct d'un cerveau sain. Était-ce là le contre-coup de ces trente minutes d'angoisse ? Ou bien la brise marine parfumé qui avait inspiré milles et uns artistes au fil des siècles ? Ou encore cette douleur à la mâchoire et ce sang qui ne voulait s'arrêter de couler ? Peut-être avait-il besoin de tout cela pour enfin se sentir bien.

Richard put ainsi laisser son cerveau se promener librement, sans craindre qu'une meute de doute et d'angoisses ne viennent l'agresser. Il songea à la beauté du paysage mais aussi à sa robustesse. Depuis combien de temps cette mer se trouvait-elle là ? Et pour combien de millénaire continuerait-elle de régner en maître sur la planète bleue ? Bien sûr il songea aux millions de merveilles qui s'épanouissaient en son ventre et il se surprit même à être intrigué par ce fameux calamar géant. L'existence d'une telle créature se voulait témoin de la profonde ignorance de l'Homme, ce qui se révélait particulièrement excitant pour celui qui avait dédié sa vie à l'apprentissage du monde vivant.

Face à la divinité la moins loué mais la plus essentielle, Richard fut profondément apaisé. En réalisant à quel point sa vie était insignifiante aux yeux de Mère Nature, la falaise au bord de laquelle il se trouvait devint étrangement accueillante. Sa psyché s'en approcha dangereusement et l'admira avec une certaine envie, ce qui lui rappela pourquoi il devait à tout prix la garder en laisse. Mais à sa grande surprise, elle revint d'elle-même au pied de son maître. Aussi futile et tortueuse était sa vie, tant que des êtres vivants comptaient sur lui, il ne pouvait se permettre de les abandonner.

***

Ses yeux se rouvrirent sur la voie lactée. Cette vision le renvoya des années en arrière, lors de ces safaris où lui et son équipe dormaient à la belle étoile. Le berceau de l'humanité offrant un ciel très souvent immaculé, il pouvait observer la magnificence de l'univers pendant de longues heures lors de ses tours de gardes, assis au coin du feu. À de nombreuses reprises on lui avait appris le nom des constellations qui finissaient inlassablement par se mélanger dans son esprit. Alors, incapable de reconnaître les dessins qu'avaient vu les anciens dans ces astres, il s'amusait à en découvrir de nouveau et à les nommer pour faire passer le temps.

Mais il n'était pas dans le désert cette fois-ci. Et encore moins accompagné. Quoique.

« Rrrrrun. »

Ce cri qui l'avait hanté la nuit précédente l'extirpa de sa rêverie. Il tourna sa tête avec une telle violence qu'elle manqua de s'arracher. Son regard croisa celui d'un oiseau qu'il mit de longues secondes à identifier dans l'obscurité. Un oiseau de proie à la tête cendré et au pellage brun, presque roux, originaire de contrées très lointaines. L'illumination s'offrit à lui : il s'agissait d'un milan royal, rapace très répandu en Europe.

Seul son cri laissait perplexe le fan d'ornithologie. Il fut tout de même grandement rassuré en découvrant qu'il ne s'agissait pas d'un démon ni même d'un spectre, mais bien d'un animal des plus banal.

« C'est toi qui m'as fait peur hier ? »

Le rapace hocha la tête de haut en bas.

Peut-être pas si banal que ça en fin de compte. Malgré sa sieste, Richard était trop épuisé pour être surpris d'un tel comportement.

« Rrrrrun !

— Laisse-moi le temps de me réveiller veux-tu. »

L'oiseau s'envola et partit à toute vitesse. Réalisant qu'il s'était probablement échappé de la volière, Richard décida de le suivre. La nuit dans laquelle il avançait aurait été complète si la lune ne l'était pas, permettant au gardien de se déplacer très facilement. Le rapace se dirigeait vers son 4x4, une aubaine. C'est tout du moins ce qu'il se dit en entendant de drôles de bruits autour du véhicule enfoncé dans les plantes herbacées.

Quelque chose rôdait.

L'oiseau se percha sur le toit et lança un cri aigu, beaucoup plus classique pour un rapace. Surgit alors des hautes herbes une forme qui bondit sur le milan royal avec une vitesse impressionnante. L'oiseau s'envola juste à temps pour éviter un méchant coup de patte et continua de pousser ses cris. Richard s'empressa de se baisser face à ce potentiel représentant de la famille panthera. Il ne put l'identifier clairement mais une certitude émergea : son odorat avait forcément repéré sa présence. Richard fouilla machinalement ses poches à la recherche d'un quelconque outil pour l'aider, mais il n'y trouva que de la déception.

En temps normal, cette situation ne l'aurait pas effrayé. C'était justement dans ce genre de moment qu'il se sentait réellement à l'aise et en pleine possession de ses moyens. Le comportement des animaux ne pouvait pas toujours être prévisible bien entendu, mais il le trouvait toujours plus cohérent que celui des humains. Sa compréhension de leurs instincts, de leurs vies et de leurs environnements lui permettait de les comprendre mieux que quiconque et ainsi d'éviter au maximum le danger. Ce qui l'effrayait le plus chaque fois qu'il allait dans un autre continent, ce n'était pas tant la faune, mais plutôt la douane, les formalités administratives et la criminalité.

Or cette fois-ci, ce fut bien de la peur qu'il ressentit. Il se risqua à jeter un coup d'œil et aperçut la bête bondir depuis le toit de sa voiture en direction du rapace qui semblait s'amuser à le narguer. Essayait-il de l'éloigner ? La silhouette aux reflets bleutés –une panthère noire ?–, visiblement agacée, lança un cri qui glaça le sang du gardien. Et pour cause, jamais il n'avait entendu un son similaire.

Ce hurlement venait du fin fond de sa gorge et ondulait à une vitesse démentielle, lui rappelant ces cris de dinosaures dans ce film sortit quelques années plus tôt. Une sorte de cliquetis avec la puissance d'un rugissement qui dura de longues secondes et s'imprégna dans le crâne du spectateur. Une fois l'animal suffisamment loin, son instinct de survie l'extirpa de sa torpeur et le lança à pleine vitesse en direction de la portière conducteur dans laquelle il s'engouffra. Richard s'empressa de la verrouiller et de tourner le contact. Pour pourfendre l'obscurité, il s'arma de son commodo et alluma les phares. Cette soudaine clarté l'aveugla un instant et il ne fut visiblement pas le seul.

L'animal se trouvait au beau milieu de la scène, ébloui par les projecteurs. Sa silhouette se répandit dans les milliers d'éclats du pare-brise, dessinant une bête aussi colossale qu'invraisemblable. Sans pouvoir en être sûr à cent pour cent, Richard crut reconnaître une sorte de panthèse noire dont la fourrure bien plus sombre que la nuit réfléchit la lumière de la lune d'une bien étrange manière. Il n'eut malheureusement pas le temps de l'analyser en détail puisque la créature s'enfuit et disparut aussi tôt dans l'obscurité, ne laissant derrière elle que des sueurs froides et un profond mystère.

Son corps tout entier était passé d'un profond repos à une angoisse monstre en à peine quelques secondes. L'intégralité de ses muscles demeuraient contractés au possible, faisant ressortir ses veines et autres cicatrices, lui infligeant une peine digne des pires crampes. Le temps ainsi que de profondes respirations furent ses seuls remèdes pour l'apaiser. Jusqu'à ce que quelque chose tape à la vitre et lui fasse bondir de son siège sur le levier de vitesse qui alla s'enfoncer entre ses côtes, lui faisant lâcher un cri de rage face à cet enfer qui n'en finissait pas.

Par chance, il ne s'agit pas de Freddy Krueger ou d'un autre cauchemar ambulant. Non, celui qui toquait à la vitre n'était autre que le rapace au drôle de cri. Il tapa une fois encore avec son bec, l'air de dire « Tu attends quoi pour m'ouvrir ? ». Richard pesa le pour et le contre. Certes, l'oiseau de proie venait de l'aider à faire fuir le prédateur. Mais pouvait-il vraiment se fier à un seul animal sur cette île ? Charly était-elle l'exception qui confirmait la règle, ou est-ce que ce milan se montrerait lui aussi amical ? De toute manière, le gardien de l'île n'avait d'autre choix que de ramener cet oiseau dans sa volière. Mais à bien y réfléchir, tous les enclos étaient occupés et pourtant ce félin se baladait en liberté... Se pouvait-il que la faune sauvage de l'île soit elle aussi importée des 5 continents ?

Un détail lui revint. Lorsqu'il s'était réveillé et que son cerveau n'était pas encore redescendu des étoiles, il avait cru voir l'oiseau hocher la tête pour répondre à l'une de ses questions. Alors il décida de demander directement à l'intéressé après avoir entre-ouvert la vitre :

« Tu comprends ce que je dis toi aussi ? »

Il hocha son bec de haut en bas.

« Tu t'es échappé de la volière ? »

De droite à gauche.

« Tu as été dressé ? »

Il le fixa droit dans les yeux sans bouger. Soit il ne souhaitait pas répondre, soit il n'avait pas compris.

« ... Tu veux venir avec moi, c'est ça ? »

De haut en bas à nouveau.

Richard finit d'ouvrir la fenêtre et l'animal vint griffer la boite à gant. Le conducteur ne l'avait pas encore fouillé et décida donc de l'ouvrir. Une béquille vint verrouiller la porte dans cette position, offrant au rapace un espace molletonné où reposait un coussin garni de quelques plumes. Sans se faire prier il s'installa et rentra à perfection dans le creux du rembourrage.

« Dressé n'était pas le bon mot. »

***

Avant de partir, Richard eut une idée qu'il expliqua en amont au drôle d'oiseau. Celui-ci alla se cacher sur la banquette arrière tandis que le conducteur recula son siège afin de poser ses deux pieds contre le pare-brise complètement explosé. Il poussa de toutes ses forces puis finit par asséner de violents coups de talons. Par peur que son pied traverse le verre feuilleté et le blesse, Richard changea de stratégie. Il attrapa l'un des outils se trouvant dans le coffre, grimpa sur le capot avant d'asséner une multitude de chocs au niveau de la jointure. Face à ce nouvel échec, il concentra toutes ses forces sur un point précis face au volant. Les tentatives s'enchainèrent jusqu'à ce qu'une brèche s'ouvre. Il l'écarta autant que faire se peut : il pouvait désormais voir la route.

Voir était un bien grand mot. Lorsqu'il se mit en route avec son nouveau compagnon dans le vide-poche, il comprit bien vite pourquoi l'homme avait créé le pare-brise en même temps que la voiture. Même en roulant à très faible allure pour ne pas être aveuglé par le mélange d'air et d'insectes, Richard put constater que la faune de l'île ne se trouvait pas seulement dans des enclos, bien au contraire. Plusieurs fois il aperçut des mouvements, que ce soit dans les branches ou dans les arbustes, mais aussi des reflets verts indiquant qu'on l'observait.

Une forme sur la route l'obligea à s'arrêter. Une boule. Peu rassuré par sa méconnaissance des prédateurs locaux, Richard quémanda un coup de main à son co-pilote qui enfouit son visage dans ses plumes. Après un soupire qui resta sans réponse, il sortit du véhicule et alla voir la chose vraisemblablement pétrifiée. Il pensa tout d'abord à un tatou sauf que la taille l'en dissuada. Puis ce fût au tour de la carapace de l'éloigner de cette fausse piste. Sa forme davantage géométrique, ses couleurs et ses motifs n'étaient pas sans rappeler ceux des tortues. Mais une tortue ne pouvait pas se rouler de la sorte.

« Excuse-moi mais est-ce que tu pourrais aller hors de la route s'il te plait ? »

Il garda une bonne distance pour ne pas effrayer la drôle de bête. Visiblement apaisé par la voix du soigneur, elle osa sortir sa tête de sa cachette. Richard se trouva alors dans une situation des plus inhabituelle : il était dans l'incapacité totale d'identifier cet animal. Il n'était certes pas certains du prédateur croisé quelques minutes plus tôt, mais il pouvait blâmer le manque de visibilité. Or là, la bête se trouvait à cinq mètres de lui et restait parfaitement immobile face aux phares.

Ce sentiment qu'il n'avait pas connu depuis tant d'année se révéla bien plus néfaste et perfide que dans ses souvenirs. Lors de ses études et pendant les premières années de sa vie, découvrir de nouvelles espèces l'avait rempli d'une soif de connaissance doublée d'une profonde curiosité qui l'avait emmené à se plonger de longues heures aussi bien dans les yeux de ces bêtes que dans des ouvrages les concernant. Or cette fois-ci, ce fût de la frustration et même une certaine forme de colère qui l'envahit. Comme si la simple existence de cette créature l'agaçait, voir le narguait. Une toute petite partie de ce mal-être venait simplement de son égo éraflé par une telle découverte, mais la majorité émanait d'un niveau bien plus profond et lointain auquel Richard n'avait pas accès. Comme s'il pouvait entendre les pensées de Mère Nature, cette déesse habitant son cœur qui se voyait tout bonnement incapable de reconnaître cette chose comme l'une de ses créations.

Apercevant cette hostilité dans l'œil du bipède, la créature finit par prendre ses jambes à son cou et disparut entre les arbustes. Richard reprit ses esprits le temps d'un instant, attristé d'avoir effrayé cet animal si rare puis retourna dans cet état de fatigue extrême qui ne quémandait qu'une seule chose : une bonne nuit de sommeil. Un rêve qui tenait d'avantage du fantasme sur cette île.

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