Chapitre 3
Ce fût les mains ensanglantées que la réalité l'attrapa.
« Pourquoi j'ai accepté ?»
Cette question tournait en boucle dans sa tête, perdue au milieu d'une marée d'insultes. Ce fut tout d'abord ses doigts qui se mirent à trembler, puis ses bras jusqu'à atteindre ses jambes. Il s'assit quelques instants pour reprendre ses esprits. Face à ce tournis incessant, Richard changea de technique et opta pour une bonne paire de baffes. Il ne pouvait plus se défiler.
Il avait presque terminé de couper la viande pour les pensionnaires carnivores, une basse besogne qu'il allait devoir se coltiner pendant un certain temps. Ce n'était pas sa spécialité loin de là. Il préférait parler aux animaux plutôt que les découper, mais l'un allait souvent de pair avec l'autre. Il aurait terminé bien plus tôt si son corps acceptait de lui obéir. Mais ce dernier réclamait sa dose avec la ferveur d'une hyène. Dans un moment de répit, il comprit que ce n'était plus de l'exsudation* qui tâchait le plan de travail, mais bien du sang. La vision d'une entaille au niveau du pouce lui permis de reprendre ses esprits. Son cerveau allait le faire souffrir de la sorte pendant des mois, peut-être des années. Cette torture, il l'avait accepté. En tout cas c'était ce qu'il croyait.
Ce flot rouge et incessant éclairé par les néons l'apaisa. Son sang était contaminé, au même titre que son esprit. S'il avait accepté ce travail quelques heures auparavant, c'était aussi pour cette raison : se désintoxiquer. Pour se retrouver dans un lieu où le travail et le temps l'aideraient à chasser cette noirceur dans laquelle il avait sombré, happé après que la lumière se soit mise à vaciller. C'était son dernier espoir. Sa dernière chance.
Après s'être bandé et avoir fini de remplir le coffre du 4x4, Richard se mit en route. Le soleil était haut dans le ciel et la chaleur lui fit allumer la climatisation. Il avait plusieurs milliers de litres de carburant à disposition, il ne comptait pas lésiner sur son confort. Le Land Cruiser arriva rapidement au premier enclos, celui de la famille de lions. Il se gara puis reprit son guide du parfait soigneur animalier pour découvrir si ces spécimens avaient eux aussi des "particularités".
« Simba, âgé de 2 ans, née sur l'île de Mufasa et Sarabi –sérieusement ?–. Signe distinctif : se référer à la fiche de la famille. Apprécie particulièrement les tomates MAIS SEULEMENT CUITES. Ne jamais le séparer de sa sœur plus de 10 minutes. »
La fiche de la famille se voulait encore plus étrange.
« La famille est divisée en deux clans. D'un côté Mufasa et sa compagne Sarabi, de l'autre leurs enfants avec Simba et sa sœur Vanille. Il y a une absence totale de rapport sexuels entre ces deux derniers, nul besoin de les séparer. Pire encore, les séparer trop longtemps peut les rendre agressif et hors de contrôle. Pour éviter tout incident entre les parents et les enfants, deux cloches sont installées avec leurs noms écrits dessous. Faire sonner la première avec les repas des enfants, puis la seconde avec les repas des parents quelques heures plus tard pour éviter toute rencontre fortuite. »
Par précaution, Richard recommença sa lecture à voix haute. Les mots étaient toujours les mêmes, noirs sur blancs. Improbables, mais bien présents. Aucun des comportements décrits n'avaient de sens. Un lion et une lionne s'accoupleraient forcément s'ils se trouvaient dans le même enclos, quel que soit leur lien de parenté. Richard songea à la possibilité qu'ils soient castrés, mais ce détail était complètement absent de la description. Et puis quand bien même, pourquoi une famille de lion se séparerait en deux clans différents dans un même enclos ? Surtout sans instinct de reproduction...
L'idée que tout cela ne soit qu'une farce lui traversa l'esprit. Une émission de télé-réalité qui chercherait à le ridiculiser à son insu. Il s'était fait tellement d'ennemis au fil des années, que ce soit d'autres célébrités ou bien des maîtres maçons* à la tête des plus grandes chaines de télé du monde. Tous paieraient cher pour l'enfoncer au fond du trou, comme s'il ne l'avait pas déjà assez fait tout seul.
Canular ou pas, il y avait sur cette île un guépard qui chantait. Alors après tout, pourquoi pas une famille de lion en mauvais terme. Mais qu'est-ce qui pouvait pousser des animaux à se comporter de la sorte ? S'étaient-ils disputés ? Pour quoi, un morceau de viande ? Ou bien pour une question de territoire ? Quitte à aller dans l'absurde, s'étaient-ils insultés ? S'étaient-ils lancés leurs assiettes à la figure ? Est-ce que la mère avait obtenu la garde des enfants avant de partir refaire sa vie en Europe avec le meilleur ami du père ?
Pour faire taire toutes ces questions, il ouvrit les deux portes du sas avant de déposer les repas de Simba et Vanille dans l'enclos. Vanille. Ce simple mot lui fit monter quelques larmes. Ce surnom, il avait une odeur bien précise. Celle des bonbons, du shampoing qui ne pique pas les yeux et des feutres en fin de vie. Il n'y avait qu'une enfant pour appeler un animal de la sorte. La fille de Monsieur V peut-être ? Il l'imaginait bien, engoncé dans son costume sur mesure imprégné de transpiration, en train d'observer ses animaux tout en demandant à sa fille de leur trouver des noms. Plus il le visualisait, plus cet homme le répugnait. Richard se serait-il comporté différemment avec sa propre fille ? Probablement que non pensa-t-il.
Après avoir posé la nourriture en suivant à la lettre les indications, il sonna la première cloche. Elle produisit un son aussi fort qu'inattendu qui dura de longues secondes. Un bruit grave qui alla se perdre entre les arbres recouvrant l'enclos des rois de la savane. Il ne leur fallu qu'une minute ou deux pour pointer le bout de leurs moustaches. Un lion et une lionne approchèrent avant de passer à table sans faire attention à ce drôle d'animal qui les observait derrière le grillage.
« Alors c'est vous les enfants rebelles ? »
Le mâle se précipita sur ses tomates avant même de renifler la viande. Quant à la femelle, ce furent les os qui retinrent son attention. Elle se mit à les mâcher exactement comme un chien l'aurait fait. Un chien de cent-trente kilos.
Richard eut ainsi sa confirmation : toutes les informations du journal étaient vraies. La guéparde n'était pas qu'une simple exception.
Les quelques doutes qui subsistaient disparurent au fil de sa tournée. Un ours qui faisait des galipettes en plus de ne pas hiberner, des éléphants ne clignant jamais des yeux, un couple de fourmilier fan de roulage de pelle... Tous les animaux avaient des régimes alimentaires et des habitudes qui faisaient un majeur monumental à des siècles d'études comportementales. Toutes ces années passées à remplir sa caboche d'informations sur les animaux se révélaient inutiles ici. Il allait devoir vider sa mémoire pour la remplir de toutes ses nouvelles données, aussi invraisemblables étaient-elles.
Il termina son tour après plusieurs heures avec les animaux marins. Derrière son logement se trouvait une crique dans laquelle il pouvait descendre grâce à un vieil escalier incrusté dans la roche. L'eau turquoise et la plage de sable fin sur laquelle il mit les pieds étaient dignes d'une carte postale. Après avoir observé l'étendue qui le séparait du reste du monde, Richard trouva contre la falaise plusieurs boutons reliés à des câbles s'enfonçant dans l'eau. Chacun semblait correspondre à une espèce en particulier :
· Grands dauphins (Karine & Daniel)
· Baleines bleus (Wilson, Wonder and Waffle)
· Marc
Il embarqua la nourriture descendue grâce à un monte-charge dans un bateau de course flambant neuf, puis pressa le premier bouton avant de prendre le large. Il n'attendit que trois petites minutes pour voir apparaître deux ailerons. Ils s'approchèrent à grande vitesse avant d'émerger : deux dauphins se trouvaient désormais au bord du bateau. Lorsque Richard voulut lire leurs spécificités, ils agirent à l'unisson et donnèrent un violent coup dans la coque de l'embarcation. Le choc faillit faire passer l'expert par-dessus bord. Il comprit alors que s'il ne les nourrissait pas rapidement, ce serait lui qui finirait à l'eau. C'est après avoir balancé leur nourriture dans laquelle il avait enfourné de nombreuses pilules qu'il comprit ce qui était extraordinaire à leur sujet :
« Age : 117 et 98 ans. »
Aucun dauphin ne pouvait vivre aussi longtemps pensa-t-il. Ces estimations étaient forcément fausses ! Pourtant, à les regarder de plus près, Richard trouva quelques signes étranges anormaux. Tout d'abord, un nombre absolument absurde de cicatrices. Leur corps en était recouvert, plusieurs morceaux de nageoires manquaient même à l'appel. L'autre fait étonnant était le nombre de balanes* accroché à leur peau. Richard en avait déjà observé quelques-uns sur d'autres spécimen, mais dans ce cas précis, c'étaient des colonies entières qui voyageaient avec les cétacés.
Ces deux détails pouvaient en effet signifier que leur âge dépassait l'espérance de vie de leur espèce, mais cette information restait difficile à avaler. Richard s'était tellement dépêché lors de la préparation de la nourriture qu'il n'avait pas fait attention au mélange de médicaments qu'il avait enfourné dans leurs viandes. Il allait devoir l'analyser en profondeur pour comprendre ce cirque.
Vint le tour des trois baleines bleues. Ces dernières prirent tout leur temps pour s'approcher. Deux étaient adultes tandis que la dernière, un balaineau, se révéla être bien plus petite. Trop petite pour l'âge donné dans le carnet. Contrairement à leurs cousins éloignés, cette petite famille se montra très patiente, ce qui permit à leur nouveau soigneur de les observer en détail. Malgré sa carrière longue et bien rempli, jamais Richard n'avait assisté à un tel spectacle. C'est en détaillant la mère qu'il remarqua un détail absurde, presque comique. Elle portait des lunettes, ou plutôt deux monocles puisque rien ne les connectait entre eux. La branche se contentait de tenir grâce à Dieu sait quel miracle contre la peau de l'animal pour lui offrir un look digne des soirées mondaines du siècle dernier.
Après les avoir regardés en détail puis nourris, Richard alla appuyer sur le dernier bouton sobrement nommé « Marc ». Le fait que l'espèce ne soit pas précisée donna envie à Richard de garder la surprise en fermant son carnet. Il se contenta de presser la cloche sous-marine puis d'aller en mer avec les plusieurs kilos de nourritures prêts à être largués. Il attendit plus de cinq bonnes minutes avant d'apercevoir du mouvement.
Il passa sa tête au-dessus de l'eau pour voir ce qu'il s'approchait lorsque deux tentacules géants jaillirent des abysses. Il eut juste le temps de reculer pour se mettre à l'abris. Elles devaient faire environ trois mètres, couvertes de ventouses et de crochets. Richard se jeta sur le carnet prit d'une manique monstre face à cette créature.
« Marc. Calamar géant mâle. Age : ??? » puis marqué en rouge « Jeter la nourriture puis partir au plus vite, ANIMAL DANGEREUX ! »
Comme si sa journée ne pouvait pas être plus folle. L'un des tentacules disparut pour réapparaître de l'autre côté de l'embarcation avant de ratisser le minuscule gallion à la recherche de vivres et de trésors. Richard, aussi terrorisé qu'un marin face au Kraken, chercha une arme pour se défendre. Le seul sabre qu'il trouva pour ce duel épique fut une petite pagaie en plastique jaune semblable à un jouet, le genre à produire un petit bruit ridicule en cas de choc. Il n'avait de toute façon aucune envie de blesser un animal aussi rare, aussi agressif fut-il.
Le matelot se mit alors à ramper jusqu'à la poupe du navire, éclaboussé par ce flot incessant d'attaques. Il atteignit sa cible puis se releva en vitesse avant d'asséner un bon coup de pied à la caisse pleine de poissons qui répandit son contenu dans l'eau. Malheureusement, le calamar semblait plus intéressé par le soigneur que par sa nourriture.
Un tentacule fonça dans sa direction. Il parvint à le contrer d'un coup de pagaie bien placé qui sembla révéler sa position au dieu des océans. Richard courut vers le volant mais fut arrêté net par une douleur au bras. Le second tentacule venait de l'attraper, enfonçant au passage ses gigantesques crochets dans sa chair. Son premier réflexe après avoir hurlé à la mort fût de s'accrocher à quelque chose pour ne pas être emporté dans les profondeurs. Il parvint à s'approcher suffisamment du volant pour l'attraper et sentit au même moment son corps être tiré vers l'eau. La force de l'animal était terrifiante et le spécialiste en était sûr : il n'en utilisait pas le quart.
Ses neurones montèrent dans les tours pour trouver une solution. Il pouvait mettre les gaz et s'enfuir, mais si le calamar ne lâchait pas prise, il finirait soit par passer par-dessus bord, soit par perdre son bras. Cette deuxième option semblait de plus en plus proche alors que l'animal continuait de tirer pour emmener son nouveau jouet avec lui. S'il espérait rester entier, il fallait que l'animal le lâche de son plein gré. C'est alors qu'il ouvrit sa bouche en grand avant de la refermer de toutes ses forces sur le tentacule couvert de ventouses. La bête lâcha prise juste assez longtemps pour permettre à Richard d'accélérer et de se sortir de cet enfer digne d'un chant de marins.
*Exsudation : Il s'agit du liquide qui sort de la viande qu'on confond généralement avec du sang.
*Maitres maçons : Plus haut grade de la franc-maçonnerie.
*Balanes : Aussi appelé Gland de mer (oui), petit crustacé parasite de forme conique qui s'attache à à peu près tout ce qui se trouve dans l'eau, organismes vivants compris (comme sur la coque des bateaux ou sur le ventre des baleines)
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