Chapitre 24
Si l'île avait été un bateau, nul doute qu'elle serait au fin fond de l'océan.
Un cyclone. Ce fut la conclusion rationnelle de Richard. Un terrible ouragan qui avait dû frôler l'île et qui aurait pu la raser si l'envie l'avait pris.
Les dégâts dépassaient toutes ses prévisions. Les bâtiments de la rue principale avaient été complètement ravagés et le nombre d'arbres déraciné, beaucoup n'étant pas du tout préparés à supporter de telles intempéries, se comptait en centaines. La priorité de Richard fut bien évidemment les animaux. Le problème étant que son corps, malgré toute la bonne volonté du monde, avait besoin de se reposer, voire même d'hiberner. C'est alors qu'une idée, presque une évidence, surgit dans son esprit : prendre les deux Russes avec lui pour l'aider dans la tâche qui l'incombait. Après un après-midi et une soirée de repos, rongé par la culpabilité de n'avoir pu ni nourrir ni protégé ses résidents, une nouvelle journée démarra sous un soleil voilé.
Artiom et Prokopy approchèrent Richard dès son réveil, lui montrant sa canne et ses bras couverts de bandages. Lui qui avait prévu tout un argumentaire à base de signes et de dessin pour les convaincre de l'aider, il se contenta de sourire et de hocher la tête tandis que les ex-prisonniers préparèrent le petit-déjeuner. Charly et Louis furent eux aussi de la partie, inquiets pour leurs camarades et plus particulièrement pour leur gardien qui boitait depuis la veille. Pourtant personne n'osa lui demander ce qu'il s'était passé. Personne ne souhaitait le savoir.
La cave où se trouvait toute la nourriture était complètement inondée. Les deux habitués des lieux firent signe à Richard d'attendre puis partirent dans la caserne de pompier avant de revenir avec un générateur et une pompe à eau électrique. Ils allèrent chercher du carburant et la mirent en marche tandis que Richard, déjà épuisé par les cinquante mètres parcourus, s'assit sur une chaise qui avait été emportée dans la rue par le courant. En attendant que toute l'eau retourne à la mer, ils s'attelèrent à leur tâche principale : retirer les arbres qui bloquaient la route à l'aide du Land Cruiser et de son treuil. Le gardien se leva pour les aider mais ils l'invitèrent à retourner s'asseoir. Son égo tomba au sol et explosa en mille morceaux. Lui, sur la touche, obligé de regarder les autres travailler à sa place comme un octogénaire ou un blessé de guerre ? Le sursaut de dignité qui s'en suivi fut de courte durée puisqu'une douleur foudroyante l'obligea au repos, non sans marmonner son mécontentement. Il avait beau s'être shooté aux antidouleurs, son corps lui faisait souffrir le martyr. Chaque membre, chaque muscle, chaque os lui rappelait l'état pitoyable dans lequel il se trouvait, constituant un amas de tourment duquel il se serait volontiers extirpé.
Il ne put s'empêcher de se poser d'avantages de questions vis-à-vis de ces deux étrangers qui partageaient son quotidien depuis plusieurs jours. Qui étaient-ils vraiment ? Cela ne faisait plus aucun doute qu'ils avaient travaillés sur l'île avant que celle-ci devienne inhabitée. Leur capacité à manier les armes prouvait qu'ils n'étaient pas de simples soigneurs animaliers et encore moins des scientifiques. Des agents de sécurité peut-être ? Oui, c'était une explication plausible. Mais pourquoi est-ce qu'un laboratoire au milieu de nulle part avait-il besoin d'un lance-roquette ? Et puis surtout pourquoi est-ce que les recherches étaient écrites en Russe ? Monsieur V était-il un communiste ? Mais si tel était le cas, pourquoi semblait-il craindre une invasion du bloc de l'Est ? Et–
Son questionnement cessa dans un sourire. La perspective de garder sa curiosité maladive même après avoir mis une jambe dans la tombe lui redonna un tant soit peu d'espoir. Puis il avait de l'aide désormais ! Il ne manquait plus qu'à Freddy de disparaître de la surface du globe pour que Richard puisse dormir les deux yeux fermés. Si l'on oubliait ses rêves cryptiques et ses souvenirs qui le hantaient. Et ses douleurs. Et son manque.
Au pire il se tirerait une balle.
Richard s'installa à l'arrière du Land Cruiser lorsque celui-ci put atteindre les premiers enclos. Il ignora copieusement celui des gorilles et se dirigea vers celui de l'Ours fan de galipettes, toujours accompagné de sa canne qui s'enfonçait dans la boue. Un simple coup d'œil suffit à le dépiter. Un épicéa s'était affalé de tout son long, renversant un pan entier de la barrière. Une petite voix le rassura : l'ursidé n'avait pas bougé. Il en eut rapidement la confirmation puisque le concerné s'approcha du point de rencontre en roulant sur lui-même comme à son habitude.
Aucun animal, malgré l'état de l'enclos, n'allait s'échapper. Et ceux qui seraient assez stupides pour le faire finiraient comme l'antilope.
Depuis tout ce temps, le véritable gardien de l'île n'était pas Richard, mais bien Freddy.
Cette certitude se confirma au fur et à mesure de leur avancée. D'autres enclos avaient été endommagés, pourtant aucun spécimen ne manquait à l'appel et cela malgré des trous béants dans les clôtures. Aucun n'était blessé, un miracle jugea Richard qui examina les moins agressifs. Une fois le chemin déblayé et le tour terminé, ils durent s'occuper des animaux marins. L'épave du bateau était empalée sur la falaise, forçant les trois compagnons à effectuer les livraisons en jet-ski, un autre moment de cohésion. Une fois cette dernière étape finie, Artiom demanda à Richard quels enclos devaient être réparés en premier. Ce dernier montra le vivarium sur le GPS. Le bâtiment avait par chance survécu à la chute d'un arbre qui était désormais adossé contre la structure. Pour le reste, il haussa les épaules. Tant que les animaux ne sortaient pas, pas besoin de s'inquiéter. Et avec Freddy dans les parages, mieux valait limiter le temps en extérieur au strict minimum.
Les deux apprentis gardiens aidèrent Richard à descendre les marches menant à la cave. Il fut soulagé de constater que la chambre froide n'avait pas cédé, sans quoi les carnivores pouvaient dire adieu à leur viande. Mieux encore, elle était encore réfrigérée, confirmant qu'au moins une partie des panneaux solaires avait survécu à la tempête. Sans perdre une seconde les deux Russes se mirent à nettoyer les plans de travails ainsi que les outils et autres cagettes pour préparer la nourriture puis exécutèrent les ordres du professionnel qu'ils épaulèrent du mieux qu'ils purent, d'abord en préparant toutes les portions, puis en allant les distribuer. Malgré la barrière de la langue qui les séparait, les trois hommes se comprenaient suffisamment pour que le travail soit effectué correctement. Il y eut même quelques rires francs qui bien que causés par un craquage de nerf généralisé, faisaient du bien aux survivants. Charly resta cependant méfiante face à ces inconnus qui, de près ou de loin, avaient traités avec Freddy par le passé.
. Le soleil entamait sa course folle vers l'océan lorsque la tournée fut terminée. Avant de rentrer, les deux acolytes s'arrêtèrent devant les logements du personnel et sortirent du 4x4. Ils expliquèrent leur dessein à Richard qui hocha la tête sans avoir compris un traître mot. Rassuré par cette journée de travail qui avait créé un nouveau lien entre les trois hommes, l'expert animalier les laissa partir seul sous les objections de la guéparde qui cessa rapidement ses piaillements face aux gratouilles du gardien. Ils réapparurent cinq minutes plus tard avec des valises ainsi qu'un fusils à pompe qu'ils posèrent dans le coffre avant de retourner au volant, direction la grande bâtisse en bois qui avait des allures de bâtiment abandonné. Ils entamèrent alors une soirée de nettoyage à laquelle Richard participa du mieux qu'il put, se servant du balais comme d'une béquille lorsque ses jambes flanchaient.
Les livres, décorations et autres meubles, tout était foutu. Prokopy vociféra quelques noms d'oiseaux –russes, bien entendu– lorsqu'il trouva une patte de tigre à l'odeur nauséabonde enveloppée de tissus humides. Richard l'attrapa et, sans dire un mot, l'envoya par la fenêtre. Elle dépassa le rebord de la falaise et atterrit dans l'océan après une chute vertigineuse. À défaut de pouvoir s'occuper de son cadavre –de ce qu'il en restait tout du moins–, le gardien espéra apporter un peu de repos à l'âme du pauvre Stripes par ce geste. Il ne put s'empêcher de déterrer moultes questions quant à la raison de sa mort mais balaya rapidement ces interrogations qui n'importaient peu. Seule la conclusion importait réellement : Freddy devait disparaître.
Au bout du rouleau, Richard s'assit sur une chaise –le canapé étant plus imbibé d'eau qu'une éponge– puis s'endormit presque immédiatement. La perspective de ne plus être seul le seul Homme prisonnier de ce purgatoire surnaturel le rassurait grandement, lui permettant de trouver un sommeil aussi nécessaire que mouvementé. Il était encore loin de leur faire complètement confiance mais il voyait les choses de la manière suivante :
- Dans le meilleur des cas, ils allaient l'aider à s'en sortir.
- Dans le pire des cas, ils le tueraient.
Une situation gagnant-gagnant en somme. Certes, s'il mourait il lui serait impossible de revoir sa fille. Mais étant désormais quasi-certains de ne jamais quitter cette île en vie, Richard préférait passer l'arme à gauche accompagné plutôt que seul. Il ne craignait pas la mort mais la perspective d'être attrapé par Freddy, elle, le terrifiait. Même un écrivain à l'imagination tordue et particulièrement avide de torture ne pouvait imaginer les atrocités dont étaient capables une telle créature. Stripes puis l'antilope avaient formidablement bien démontré cette affirmation. Secrètement, lors de ces rares moments où ses deux anges gardiens le laissaient tranquille, Richard s'était entraîné à dégainer son arme le plus rapidement possible. Il avait tout d'abord essayé de viser devant lui avant de poser le canon sous sa mâchoire en cherchant l'angle parfait. Son doigt l'avait démangé plus d'une fois avant d'être arrêté par une petite voix, toujours la même, l'appelant par ce surnom affectueux qui lui manquait tant.
***
Les jours passèrent et la nourriture commençait à manquer. Richard devait désormais piocher dans ses propres réserves pour remplacer certains éléments afin de nourrir les animaux, tout en réduisant petit à petit leurs portions. D'après ses calculs, en diminuant encore un petit peu, ils pouvaient tenir une semaine et demi. Une fois que les carnivores n'auraient plus rien à manger, Freddy ou non, ils sortiraient de leurs enclos et iraient se servir chez leur voisin. Et le gardien ne pourrait rien y faire.
C'est pour cette raison que Richard, au même titre qu'Artiom et Prokopy, durent opter pour un régime complètement végétarien. Le gardien en chef en avait l'habitude, ayant vécu de cette manière pendant bien des années, mais les deux Russes ronchonnaient devant leurs assiettes multicolores qui manquaient cruellement de goût. L'un d'entre eux avait par chance mis la main sur quelques épices, remontant vaguement le moral des troupes.
Les entrainements s'étaient intensifiés et avaient même fini par payer. Richard, l'ami des bêtes, savait désormais trucider une cannette à plus de vingt mètres. Pour un aussi gros gibier que celui qu'il comptait chasser, cela serait amplement suffisant. De toute manière il n'avait pas suffisamment de munitions pour se permettre d'en gâcher davantage. Maintenant, ils devaient passer à l'action. L'objectif principal n'était pas tant d'abattre Freddy mais bien d'amasser, si possible discrètement, des preuves pour montrer au monde les horreurs que renfermaient cet endroit. Pour ça, ils devaient encore réussir à quitter l'île. Un miracle à la fois.
Pour l'heure, il fallait voir les derniers détails du plan et surtout lui trouver une date d'exécution. Richard discuta longuement avec ses camarades puis décida de ne plus attendre un jour de plus. Sa jambe allait mieux, même s'il continuait d'utiliser sa canne comme soutien. Son bras suppurait de moins en moins et son corps combattait l'infection grâce aux antibiotiques qu'il avait fini par prendre à contrecœur. Enfin, ses antidouleurs se montraient de plus en plus efficace. Tout concordait : il fallait agir. Avant qu'un autre évènement cataclysmique vienne saboter sa mission. Avant de mourir.
Avant de devenir complètement fou.
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