Chapitre 21
Un trou. Une grotte plutôt. Creusée dans le mur de cette salle, ancien bureau dont les meubles fracassés jonchaient le sol. Une taille démentielle, suffisamment grande pour y faire passer un camion et assez large pour y construire une route à double-sens. De ses parois en terre dépassaient moultes racines tranchées aux nuances diverses et variées. Le néon encore fonctionnel éclairait l'entrée de sa lumière avant que celle-ci ne se fasse avaler par l'obscurité, comme aspirée par un trou noir. Un son jaillit de ces ténèbres et confirma les soupçons de Richard.
« Richard ! Richard ! Bon Dieu mais qu'est-ce que tu as encore fais ! »
Elle était là. Tapie dans l'ombre.
Non. Elle ne l'était pas. Son bras pissait le sang. Une paire de baffe. L'odeur métallique.
Entre tous les os et débris recouvrant le sol gisaient des photos. Il en attrapa une qu'il tâcha de son empreinte digitale écarlate. Dessus, un animal atrophié aux membres courts et tordus, à la fourrure éparse et au visage asymétrique. Richard avait déjà contemplé tout ce que Mère Nature pouvait créer, du plus beau au plus laid. Et ce qu'il apercevait était bien trop affreux pour être l'une de ses créations. Il n'aurait jamais cru utiliser un tel terme pour désigner un être vivant, pourtant aucun autre nom ne pouvait décrire l'horreur qui venait de s'installer au fin fond de sa mémoire :
Une abomination. Voilà ce dont il s'agissait. Une erreur de la nature similaire à celle de la salle d'observation. Même après avoir vu les mutants quadrupèdes de Tchernobyl ou les drôles de mélanges de l'île, Richard n'avait jamais eu cette impression. Le sentiment aussi profond que vertigineux d'être face à l'interdit. D'avoir les yeux rivés sur une chose qu'il n'aurait pas dû voir, qui n'aurait dû exister. Cette photo, à elle seule, lui fit croire en Dieu avec une conviction inégalée. Puisque pour la première fois de sa vie, il apercevait ce qu'il se trouvait au-delà de son royaume.
La terreur qui poignarda sa poitrine le fit tout d'abord tomber au sol puis recracher son petit-déjeuner. Ses yeux qui n'osaient plus cligner tombèrent sur d'autres preuves de ces hérésies toujours plus démentes. Mélangés à ces atrocités se tenaient également des spécimens plus sains, sortes de croisements comme ceux aperçus à la surface. Des mélanges très subtiles aux infamies complètement atrophiées, les images s'imprimaient dans son esprit sans qu'il n'ait son mot à dire. Son pied cogna un crâne qui roula et s'arrêta contre une sorte de nid fait de poils et de plumes, matelas gigantesque aux bords légèrement retroussés tels un panier pour chat. Sa curiosité et son esprit scientifique lui permirent de se relever pour observer ce que cachait ce monticule.
Elle. Forcément. Qui d'autre ?
Mâchée puis recrachée. Vivante mais plus pour longtemps. Ses gémissements d'agonie lui fendirent le cœur. La chaire de sa chaire, aux mains de ce monstre. D'autres sons firent irruption. Des bruits de pas. Le sol qui tremble. La respiration qui s'accélère, le sang qui boue, la peau qui transpire. Hors de question de l'abandonner une seconde fois. Se battre ? Et pourquoi pas. Mourir en héro, quelle douce idée. Richard jeta un dernier coup d'œil vers son ticket pour le valhalla puis grimaça. Une biche. Broyée puis jetée, à peine entière. Une ombre se rapprochait, plus noire encore que l'obscurité. Deux lueurs approchaient dans sa direction suivies d'une multitude de reflets d'encre.
La fuite qui s'en suivit fut pour le moins pitoyable. Son pied glissa tout d'abord sur un tibia, le faisant chuter dans une carcasse à la cage thoracique béante. Puis ce fut son bras qui frappa l'encadrure de la porte, laissant une marque rouge vif. Plusieurs virages mal maitrisés, un cul de sac suivi d'un demi-tour. C'est là, perdu dans son enfer personnel, qu'il l'entendit. Un cri si tordu, si sadique, si malsain. Un son affreux, de par ses tonalités macabres, certes, mais surtout de par la certitude qui frappa une fois encore Richard. Celle d'être le premier homme, le premier être vivant, le premier amas de molécule à être frappé par de telles vibrations. Malgré le danger, son cerveau puisa au fin fond de ses réserves pour lancer une recherche, aussi bien logique que spirituelle afin d'identifier ce son, d'expliquer ce que ses tympans captaient. Et l'absence de résultats fut cent fois plus terrifiant que la tonalité même.
Un second appel, ô combien rassurant. Charly. Il suivit ses piaillements jusqu'à retourner dans cette salle qui empestait ce que les humains avaient le bon goût d'enterrer ou d'incinérer. Dans son dos, la tempête de muscle approchait, frappant les murs de ses milles poings et courant de ses cent pattes. L'envie de battre s'était complètement volatilisée. Il ne restait plus que la survie la plus primaire, autopilote qui prit le contrôle et le fit détaler hors du labyrinthe. Le Minotaure ne sembla pas ralentir pour autant, bien au contraire.
Richard bondit dans le véhicule puis tourna le contact. Il remercia les Japonais de créer des bagnoles aussi fiables puis déguerpit dans un dérapage après que la ménagerie soit montée à bord. Il risqua un coup d'œil dans le semblant de rétroviseur réparé au scotch et ce qu'il vit le força à détourner le regard. L'aperçu pourtant très bref de cette chose fut immédiatement rejeté par sa mémoire et tomba dans les méandres de l'oubli, bâillonné et ligoté pour être sûr qu'il ne puisse s'en échapper.
Son pied ne se leva ni sur le chemin, ni sur la route goudronnée. Il écrasa le frein avant de sortir en trombe et de foncer dans sa bien maigre forteresse et de la fermer la porte à double tour. Il ne se fit aucune illusion. Les planches ne pouvaient le retenir. Maintenant que la bête était réveillée, ils n'étaient en sécurité nulle part. Sa main se posa de nouveau sur son pistolet, comme sur l'épaule d'un vieil ami. Une défense ridicule –à peine suffisante pour abattre un cerf– mais une défense tout de même. C'est à cet instant qu'il se maudit de ne pas être parti chercher les fusils des Russes. Un tel arsenal se serait montré utile face à l'armée qui, il en était certain, approchait.
Ses peurs devinrent réalité lorsque le cri de la bête raisonna à nouveau. Charly et Louis, comme leur ami bipède, furent désemparés. Un boucan à l'étage. Les Russes hurlaient dans leur dialecte lointain en ravageant la salle de bain, tambourinant la porte avec toutes les parties de leurs corps disponibles.
« C'est vraiment comme ça que ça va se terminer ? »
Cette réalisation n'eut le temps d'aller plus loin qu'un ouragan traversa le mur puis l'entièreté du salon, ravageant tout sur son passage. Un rocher gigantesque qui s'arrêta au centre de la pièce après avoir écrasé une partie du canapé. La lumière qui le suivit se heurta au nuage de poussière en suspension dans lequel Richard s'avança, cherchant à apercevoir son bourreau avant que celui-ci ne l'exécute.
À sa grande surprise, rien ni personne n'approchait. La rue était complètement déserte. Le calme reprit tranquillement son trône, faisant taire au passage les deux prisonniers. Seul le moteur du 4x4 continuait de ronronner à bas régime, aussi effrayé que le reste de l'équipe. La guéparde épaulée du milan passa sa tête à son tour. Toujours rien. Les trois compagnons restèrent immobiles une bonne minute, trop occupé à observer le vide, persuadé que la mort allait surgir. Richard attendit que son cœur reprenne un rythme convenable puis alla s'assoir sur la moitié du canapé encore intacte. Une fois affalé, il souffla un bon coup pour évacuer cet air nauséabond emmagasiné dans le laboratoire puis gardé en apnée tout du long.
La question qui émergea alors fit bouillir son sang. Une envie de se lever pour tout saccager l'envahit. Fracasser la pièce puis la baraque toute entière pour se venger. Répandre le chaos à la place de sa cervelle. Après toutes ces attaques plus ou moins directes à son encontre, toute cette malchance, tout cet acharnement par des entités aussi diverses que variées. Pourquoi diable était-il encore en vie ? Il n'était qu'un cadavre, qu'une carcasse avec laquelle se divertissaient les grandes ombres qui régissaient le monde. Il était bien entendu possible d'y voir une forme de purgatoire, de deuxième chance. À moins qu'il s'agît d'une mission divine l'empêchant de trépasser avant qu'elle ne soit accomplie. Mais non. À cet instant, avec une certitude et une lucidité tranchante, Richard savait que l'on jouait avec lui. Qu'on le manipulait. Et que là, quelque part, deux yeux l'épiaient, peut-être même avec un sourire.
Les deux lueurs aperçues dans ce tunnel.
***
La tournée journalière s'était bien passée, ponctuée par quelques averses éparses qui trempaient le gardien et rentraient même dans l'épave qui lui servait de transport. De nouveaux bandages cachait son bras, souvenir permanent de sa condition. Lors de la désinfection, Richard avait dû extraire du pus de l'une des plaies à la croute arrachée. Après en avoir expulsé le plus possible en trifouillant sa propre chaire à l'aide d'un canif, il avait longuement hésité à commencer un traitement antibiotique. Il finit par s'y refuser, la perspective de gober des pilules le frappant de plusieurs spasmes de dégout. Il surveillerait l'évolution avec attention. Et si jamais il se grattait davantage, il s'installerait une collerette à la main.
L'état du gorille le préoccupait toujours plus. Son ventre avait doublé de volume en quelques jours, faisant davantage penser à un xénomorphe qu'à une grossesse. Impossible par ailleurs de l'approcher, le mâle la défendant avec une hargne particulièrement féroce. Il pensa à bien des plans, notamment à les anesthésier pour mener un examen plus approfondi. Sans même parler des risques pour la mère, seul, il ne pouvait pas la déplacer, empêchant donc toute échographie. Probablement était-ce pour le mieux, Richard n'ayant pas particulièrement envie de voir ce qui grossissait là-dedans après être tombé les photos du laboratoire. Le pire était à prévoir.
Son sort n'était plus vraiment entre ses mains. Il lui était tout bonnement impossible de rester à son chevet en permanence. Richard leur rendait visite plusieurs fois par jour bien entendu, les retrouvant une fois sur deux dans leur semblant d'accouplement absolument affreux. Aucun plaisir ne les animait, loin de là. Cela ressemblait plutôt à un combat où les deux partis étaient consentants, couchant tout en crachant toute la haine qu'ils ressentaient l'un pour l'autre.
Alors que le ciel s'était embrasé, Richard rentra chez lui et prit une douche au rez-de-chaussée pour se vider l'esprit. Mais le cerveau humain n'appréciant guère le vide, sa caboche se remplit d'un tas d'images et de souvenirs tous plus traumatisants les uns que les autres. Il s'échappa en vitesse et alla s'effondrer sur la partie du canapé restante, puis posa ses deux pieds sur l'immense rocher lui servant de décoration post-moderne. Le trou dans le mur avait été bouché à la va vite par une vieille bâche et quelques clous, laissant rentrer par ses nombreuses microcoupures l'eau de pluie ainsi que le vent dans la bicoque. Dans la cuisine, tout un tas de cordes avaient été tendues pour laisser ses habits sécher après la lessive de la veille. Une bonne moitié était tombés à la suite du choc, gisant sur le sol dont la propreté laissait grandement à désirer. Sans même parler des débris qui avaient volés dans tout le rez-de-chaussée. En bref, la vieille demeure ressemblait de plus en plus au Land Cruiser, à croire que tout ce qui était touché par Richard finissait inlassablement par suivre son sort.
Il avait certes vaguement bouché l'ouverture mais la perspective que sa baraque prenne l'humidité ou même pire, s'écroule, ne lui faisait ni chaud ni froid. Là où au début il aurait peut-être songé à son propre confort, cette pensée ne lui traversa pas vraiment l'esprit. Quel confort ? Ce luxe lui avait été arraché en grande pompe. Peut-être allumerait-il le poêle lorsque les températures baisseraient davantage. Peut-être laisserait-t-il la maison brûler avec. Probablement resterait-il à l'intérieur.
Quittant doucement cette somptueuse rêverie, Richard réalisa à quel point la bâtisse était calme. Lorsque Charly et Louis restaient à la maison, ils l'accueillaient généralement dès son retour. Mais pas cette fois-ci. La perspective de se lever à elle-seule lui fit tourner la tête, l'obligeant à fermer les yeux pour se reposer. Avait-il bu aujourd'hui ? Et hier ? Richard décida de rester assis puis de les appeler avant de cracher ses poumons dans une quinte de toux. Toute cette pluie allait le rendre malade.
Un petit poids quitta ses épaules en apercevant ses deux collègues descendre les marches.
« Tout va bien avec les deux zigotos là-haut ?
— Ils sont sages. »
Leurs traits tirés et leurs yeux plissés ralluma aussitôt son inquiétude. Les avait-il déjà vu dans un tel état ? Il se leva aussi tôt pour aller à leur rencontre et les détaillais sous tous les angles pour trouver l'origine de leurs maux.
« Qu'est-ce qui vous arrive vous deux ? »
Les deux bavards furent étonnamment silencieux. Peureux de les mettre mal à l'aise, Richard réfléchit à toute allure et mit la main sur une conclusion logique au fin fond de sa caboche. Ils arrivaient en bout de piste. La course poursuite de trop ? Non, autre chose. Alors en train de fouiller dans cette grande bibliothèque aux étagères bien remplies mais mal rangées, le gardien fut surpris par un dossier aussi récent que terrifiant qui de son cri, vint secouer tout l'édifice. Cet affreux hurlement, celui de la bête. Avait-il réellement résonné de cette manière ? Était-il si nauséabond ? Sa mémoire était-elle seulement capable d'enregistrer puis de rejouer de telles ondes ? Peu importait. Mais si ce son l'avait secoué à ce point, lui qui avait déjà vécu tant de supplices, nul doute qu'il avait dû faire de gros dégâts sur ses deux amis.
« Vous voulez qu'on parle de ce qu'il s'est passé ? »
Des regards timides. Une installation sur la partie du canapé intacte avec une gamelle d'eau de pluie pour leur redonner de la force. Les fiches de Louis, la tête de Charly sur la cuisse de Richard. Tout était prêt.
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