Chapitre 18
Après avoir confisqué leurs armes et demandé à Charly de les surveiller de près –jouer la méchante avait l'air de bien l'amuser– Richard partit éteindre le feu de camp. Quelle ne fut pas sa surprise de trouver moulte affaires et équipements dans cette si petite grotte. Les deux étrangers semblaient habiter ici depuis un moment à en juger par leurs habits étendus sur des branches mortes ou encore la quantité d'os qui prenait la poussière dans un coin de la "pièce". La grande quantité de petits vertébrés parmi les squelettes garda son attention. Ses soupçons se confirmèrent lorsqu'il trouva un vieux coupe-boulon au milieu des détritus et des armes. Une machette particulièrement imposante lui rappela également le tableau électrique de la tour de communication. Ce fut probablement la présence d'un lance-roquette déchargé qui scella ce bien sombre puzzle.
Il ressortit et fixa ses deux compères puis leurs deux prisonniers.
« Ce sont eux. »
La guéparde rangea ses crocs et tourna sa tête vers son maître et ami.
« L'antenne. La volière. Le bateau. Tout ça c'était eux. »
Le félidé et le rapace fixèrent alors le cadavre qui avait été dévoré par le camion.
« C'était ça votre Freddy ?
—... Peut-être ? »
Richard fit marche arrière afin d'observer le corps plus en détail. Une odeur de chaire brûlée vint frapper ses narines juste avant que les roues arrêtent de tourner dans le vide, faisant reculer le camion et libérant la bête de sa gueule d'acier. Un rapide examen lui permit de confirmer l'absence de pouls. Aucune chance qu'il ne se relève. La grande quantité de sang qui se mélangeait à la boue n'émanait pas seulement du choc, son ventre était criblé de balles. Peut-être était-il déjà mort avant l'intervention de Richard ? Cette certitude qui aurait pu atténuer sa peine resterait à tout jamais inaccessible.
Sans grande surprise, le spécialiste du monde animalier ne put confirmer l'espèce de cette bête. Il faisait vraisemblablement partie des ursidés, peut-être un ours noir d'Asie à en juger par son oreille restante bien ronde –l'absence de la seconde était bien plus antérieur à cet accrochage fatal–. Le gabarit ne correspondait pas, le rapprochant plutôt d'un grizzli gigantesque. Autre bizarrerie, l'épaisseur de sa peau tout bonnement invraisemblable. Elle pouvait certes s'expliquer par un âge avancé mais jamais Richard n'avait eu vent d'un spécimen aussi vieux. Un rapide coup d'œil à sa dentition rajouta une part de mystère à cet animal. L'absence de diastème au niveau des prémolaires, les canines anormalement développées et des molaires carnassières prouvaient que cet animal se rapprochait d'avantage d'un carnivore pure que d'un omnivore comme les autres membres de sa famille. Un fois de plus, Richard avait face à lui un spécimen rare, peut-être même unique. Et il venait de l'éclater en bonne et due forme.
« Donc vous êtes incapables de me dire si c'est Freddy ?
— La seule fois où je l'ai vu... C'était de nuit. Et Louis ne l'a vu qu'avant.
— Avant quoi ?
— Avant qu'il ne change. Qu'il devienne ce qu'il est aujourd'hui. On n'en sait pas plus, c'est ce que l'ancien gardien lui a dit. »
À ce point, Richard pensa que Freddy était davantage une personnification du danger que représentait l'île qu'une bête à proprement parler. Il n'en restait pas moins dangereux, loin de là. Mais quelques détails ne collaient pas, notamment les traces de griffes au niveau de la porte de la volière ou des câbles de l'antenne, pareil pour le massacre de Sripes et l'antilope. Cela ne pouvait être l'origine de deux hommes en sous-nutrition armés de machettes, loin de là. Est-ce que ce drôle d'ours était leur compagnon ? L'avaient-ils dressé pour les aider dans leurs larcins jusqu'à ce que celui-ci décide de se rebeller ? Non, il ne pouvait avoir grimpé l'échelle de l'antenne...
Toujours plus de questions. Même s'il ne savait toujours pas ce qu'était réellement ce Freddy, il avait désormais capturé deux de ces apôtres. Deux agents du chaos.
Une première goutte se fraya un chemin entre les feuilles pour atteindre Richard. Ce fut ensuite un flash qui vint éclairer ce début de soirée puis un coup de tonnerre qui ne surprit qui que ce soit. Aidé de Charly il fouilla leurs pantalons puis décida de leur retirer au même titres que leurs chaussures pour éviter toute surprise. Il fouilla à l'arrière du camion et trouva non pas des menottes mais des colliers de serrage, ce qui ferait parfaitement l'affaire. Les deux hommes n'opposèrent aucune résistance, résignés face à leur destin, quel qu'il soit. Richard eut l'impression de se regarder dans un miroir.
Il eut quand même quelques difficultés à les attacher convenablement et dû s'y reprendre à plusieurs fois sous une pluie battante. Après tout c'était la première fois qu'il arrêtait –ou kidnappait en fonction de la perspective– quelqu'un. Il hésita un instant quant à la dépouille du mammifère avant de réaliser qu'il lui était de toute manière impossible de le soulever. Quant au matériel dans la grotte, il pourrait toujours revenir le chercher plus tard. Face à l'absence de places dans le camion et au calme des deux prisonniers, Richard les plaça sur les sièges avant après les avoir aidés à grimper. Charly grimpa sur leurs genoux les crocs en évidence et Louis l'accompagna en posant ses serres sur le tableau de bord.
L'équipe nouvellement agrandie quitta la scène de crime sous un déluge apocalyptique. C'est en voyant le regard plein d'aigreur de l'homme chauve que Richard réalisa quelque chose. Ces deux russes étaient de toute évidence dangereux, il devait donc se montrer fort et sûr de lui afin d'empêcher toute tentative d'évasion. Mais plusieurs problèmes venaient se confronter à ce besoin. Tout d'abord, le gardien de l'île n'était pas du genre violent. Certes des excès de colère pouvaient le faire sortir de ses gonds mais jamais il n'avait jamais frappé qui que ce soit, que ce soit un collègue humain ou bien un animal. Le simple fait de porter un pistolet l'avait effrayé les premiers jours. La deuxième, en corrélation directe avec la première, résidait dans l'empathie colossale qu'il ressentait pour tous les êtres vivants dotés de raison. Et voir ces deux inconnus dans un si piteux état l'empêchait de les considérer à cent pourcents pour ce qu'ils étaient : des menaces.
Bien trop concentré par son slalom entre les arbres, le conducteur commença à théoriser une fois de retour à la maison. Après moultes réflexion il décida que le meilleur endroit pour ces deux intrus serait la cave hors de la maison. Il lui serait autrement impossible de dormir sur son oreille –l'autre ne se reposait jamais– avec ces deux éléctrons libres dans la même maison. Cela nécessiterait de les attacher afin qu'ils ne puissent se servir dans le garde-manger ou dans les outils. Richard pensa bien à déplacer toutes ces affaires dans la bâtisse principale puis fut découragé par la quantité de bordel présente. Pour le moment, l'heure était à l'interrogatoire. Une nouveauté pour le gardien.
Tranquillement assis autour de la table à manger, les prisonniers fixèrent Richard avec une certaine incompréhension tandis que ce dernier leur fit à manger avant de poser deux assiettes encore fumantes sous leurs yeux. Sans piper mot les deux apprentis Tarzan plongèrent leurs bouches dans la bouillie bouillante et l'avala, faisant fi des règes de bienséance.
Le plus âgé des deux était chauve, dans la cinquantaine avec une paire de lunette ronde aux verres fissurés posée sur son petit nez. Plusieurs chaines de montagnes apparaissaient sur son front chaque fois qu'il levait ses yeux bleus, deux orbites humides prêts à sombrer dans les cernes noirs qu'ils surplombaient. Le second, dans la fleur de l'âge, portait de longs cheveux bruns luisants qui tombaient jusqu'aux épaules. Quelques cicatrices traversaient son corps rachitique. L'une devait venir d'une balle tandis que les autres témoignaient de féroces combats avec des bêtes aux griffes tranchantes. Ils partageaient une barbe, blonde tirant sur le roux pour le premier et noire pour le second ainsi qu'un visage ferme et froid. Après tous les clichés qui avaient circulés pendant la Guerre Froide, Richard les aurait imaginés avec des traits bien carrés, que ce soit leurs mâchoires ou leurs épaules. Ils n'étaient finalement pas bien différents de lui.
Une fois l'assiette terminée puis léchée, les trois hommes se regardèrent dans le blanc des yeux, tous en proie à de nombreuses interrogations. Richard tenta alors pour la seconde fois d'ouvrir la communication :
« Est-ce que vous comprenez l'anglais ? »
Ils continuèrent de le fixer sans prendre la peine de répondre. Leur nouveau geôlier décida de revenir aux bases de la conversation humaine.
« Richard. » dit-il en posant sa main sur son torse.
Ils s'échangèrent un regard avant de donner ce qui devait être leurs noms. Les plus vieux s'appelait donc Artiom et le second Prokopy. Richard les répéta plusieurs fois pour être sûr de les prononcer correctement puis pris un papier avant d'écrire son âge, 42, puis de leur tendre le stylo. Ils s'échangèrent quelques mots puis écrivirent chacun leur tour avec leurs mains attachés un chiffre. 46 et 23.
« Bon, on progresse ! Charly tu parles pas russe par hasard ? Louis ?
— C'est quoi, Russe ?
— C'est une autre langue. En fait chaque pays a sa propre manière de parler et– Bref peu importe. »
Richard ne fit pas attention aux regards plissés qu'il reçut lors de sa conversation inter-espèce.
« Voici ma théorie. Ces types sont deux braconniers qui se sont retrouvés coincés sur l'île et ont décidé de se cacher pour éviter les ennuis. Ça expliquerait pourquoi ils ont saboté les communications.
— S'ils voulaient quitter l'île, tu ne penses pas qu'ils auraient évité d'exploser le seul bateau qui leur permettrait de partir ?
—... Tu marques un point. Et puis je vois pas trop ce que feraient des braconniers avec un lance-roquette et des fusils d'assauts.
— Et puis pourquoi ils ont ouvert la volière ?
— Oh bah ça, ils devaient avoir faim.
— S'ils avaient vraiment faim ils pourraient juste chasser l'un des résidents non ? »
Elle marquait un second point. À en juger par leurs barbes et leurs corps, ces deux-là survivaient sur l'île depuis des mois. Pourtant aucun animal ne manquait à l'appel, si ce n'était ceux massacrés par Freddy. Sa théorie selon laquelle cette abomination souhaitait que les animaux restent en cage et les protégeait lui revint en mémoire. Peut-être étaient-ils au courant ? Peut-être savaient-ils ce qu'était réellement ce Freddy ? Cependant partir dans cette direction venait à oublier la possibilité qu'ils soient Freddy. Peut-être que Richard se trompait et qu'ils avaient les outils nécessaires pour transformer Stripes en étalage à charcuterie ? Ou bien que ce dernier eût été massacré par un autre prédateur, tout simplement. Cette possibilité était clairement la plus probable. Quant à l'antilope, son corps était si méconnaissable qu'il lui était impossible d'affirmer avec certitude quelle sévices elle avait subi. La possibilité que ces deux russes soient des espèces de malades mentaux qui torturaient les animaux était tout à fait plausible, Richard avait déjà eu affaire à ce genre de spécimen dans une réserve au Kenya. Cela avait duré plusieurs mois avant que la sécurité leur mette la main dessus et les fasse disparaître de la circulation.
Richard allait devoir faire le tour de l'île avec son bateau à moteur pour vérifier qu'aucun autre appareil ne s'était amarré. Après tout ils ne s'étaient pas matérialisés sur l'île par l'œuvre du saint esprit, encore moins avec tout ce matériel militaire. Toutes ces idées commençaient à l'agacer. Une fois de plus le mystère s'épaississait. Comme si les deux couches de brumes dans lesquels il vivait déjà n'étaient pas suffisantes. C'est en suivant les regards des deux potentiels détraqués que Richard aperçut son bras ensanglanté. Il avait une fois encore gratté ses bandages et rouvert ses plaies qui, à ce rythme, ne citratriseraient jamais.
L'heure suivante, alors seulement éclairé par le plafonnier, Richard gribouilla sur plusieurs dizaines de pages pour tenter de communiquer avec ses deux nouveaux résidents. Il obtenu ainsi plusieurs confirmations : ils avaient fait exploser le yacht et ils avaient ouverts la volière. Quant à l'antenne, leurs réponses furent plus évasives. Le détective ne pouvait dire avec certitudes s'ils ne comprenaient pas ou s'ils faisaient semblant de ne pas comprendre. Le deuxième cas lui sembla peu probable, après tout ils avaient avoué au travers de dessins et de signes avoir tiré une roquette sur une famille, à quoi bon cacher avoir coupé des câbles.
Autre information intéressante, ces deux survivalistes connaissaient Freddy. Leur teint pourtant blanchâtre avait tourné au bleu cadavérique lorsque Richard avait prononcé ce nom. Par peur de trop les braquer il préféra changer de sujet, cherchant avant tout à créer une relation de confiance. C'était sa seule façon d'obtenir des informations, à moins qu'il se mette à la torture...
Épuisé par l'exercice, Richard mit court à l'entretien et décida qu'ils resteraient dans la maison. Après tout cela faciliterait grandement leur surveillance en plus d'éviter les accidents avec les réserves de nourritures. Ce changement de position lui vint en constatant leur calme. Probablement restaient-ils dangereux –après tout ils avaient survécu dans cet enfer pendant Dieu sait combien de temps– mais une fois attachés dans une pièce fermée par un cadenas et protégée par Charly, leurs chances de causer des soucis serait proche du néant.
Ce fut finalement la salle de bain de l'étage qui fut choisie. Non seulement elle était dépourvue de fenêtres mais elle se trouvait en plus juste à côté de la chambre et du bureau, permettant à Charly et Louis de la surveiller depuis leur couchette. Cela condamnerait certes la pièce temporairement mais Richard pouvait toujours se servir de celle du bas. Il déplaça alors ses affaires avant d'y placer les deux individus. Lorsque vint le moment de les attacher, l'apprenti geôlier réalisa qu'il n'avait pas de corde pour attacher leurs colliers de serrage à la tuyauterie. Quand bien-même, quelques coups leur suffiraient à faire sauter le mobilier. Peu importe se dit-il, tant qu'ils avaient les mains liées et que la porte était fermée. Il vissa un bout de ferraille à la porte puis un autre au mur avant d'y accrocher un cadenas. Tout était prêt !
Fier de sa petite installation il souhaita une bonne nuit aux prisonniers avant de leurs balancer des coussins et des couettes puis de verrouiller la porte. Les deux russes se regardèrent une fois encore plein d'incompréhension. Nul besoin de parler, la même question habitait leurs esprits. La même que se poseraient deux lapins après avoir été capturé puis nourris par un loup.
« Pourquoi sommes-nous encore en vie ? »
Un écartement entre deux dents normalement adjacentes.
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