Chapitre 17

Une petite semaine plus tard, Richard semblait plus souriant qu'il ne l'avait jamais été. Il lui arrivait même de rire, que ce soit lors d'une discussion avec ses acolytes ou bien au nez de la providence qui l'avait vraisemblablement abandonné. Le gardien avait pleinement accepté sa condition d'acteur tragique depuis l'accident. Puisqu'il ne pouvait s'échapper, puisque toute victoire lui était interdite, il n'avait qu'à se laisser couler en profitant des derniers rayons de soleils qui l'accompagneraient dans les abysses. Un fatalisme on ne peut plus confortable. Louis l'avait tout de même forcé à recharger le lance fusée, opération impossible pour ses serres. Richard avait tout d'abord refusé face à la perspective d'attirer d'autres innocents dans ce qu'il appelait désormais « L'île des Bermudes » mais avait fini par céder, poussé par Charly. Il avait quitté le phare avec un sourire triste et une phrase qu'il répétait désormais tel un crédo : « Peu importe. »

Cet état d'esprit n'avait cependant pas ébranlé son envie d'aider ses résidents, pas plus que les aléas météorologiques qui mettaient ses nerfs à rude épreuve. Plusieurs bourrasques particulièrement dévastatrices avaient déraciné des arbres, des spécimens importés d'autres continents et donc inhabitués à de telles conditions climatiques. Certains étaient tombés sur les chemins, l'obligeant à les déplacer à l'aide de son Land Cruiser, d'autres avaient endommagés des installations, le forçant à réparer des enclos. Par miracle il n'y avait pour le moment eu ni blessés ni animaux échappés, à une exception près. Un pin à la circonférence inhabituelle pour son espèce s'était effondré de tout son long sur l'enclos des antilopes blanches, pliant le grillage au niveau de l'impact. Lorsque le vent s'était calmé et que Richard s'y était rendu, il n'avait compté que trois spécimens sur les quatre habituels. Malgré quelques recherches, il n'avait retrouvé leur copine que le lendemain, le corps méconnaissable empalé sur le haut du grillage.

Ce message qu'il devina venir de Freddy semblait destiné aux autres antilopes. Cela raviva quelques interrogations alors laissées en suspens : si Freddy pouvait entrer et sortir des enclos à sa guise –comme il l'avait probablement fait pour le tigre–, pourquoi ne tuait-il pas d'autres animaux plus souvent ? Et pourquoi est-ce que les nombreux prédateurs en liberté sur l'île, dont certains pouvaient aisément rentrer dans ces boites à déjeuner géantes, n'avaient jamais attaqué aucun des résidents ? Ils ne s'étaient cependant pas gênés pour dévorer les oiseaux qui s'étaient échappés, laissant des cadavres aux plumes multicolores très faciles à repérer. Est-ce que Freddy protégeait les animaux des autres prédateurs ? Si oui, pourquoi avoir massacré Stripes et pourquoi avoir ouvert la volière ? Il avait beau avoir perdu toute espoir de s'en sortir, sa curiosité voulait au moins comprendre ce foutoir avant de tirer sa révérence.

Cette météo embêtait tout de même grandement le soigneur en chef. Pour sa propre sécurité et celle des animaux, il n'osait faire sa tournée lorsque les conditions se montraient trop mauvaises, sans même parler des mammifères marins tout bonnement inatteignable avec les vagues. Lors de ces moments où la vieille bâtisse craquait et où les joints sifflaient, martyrisés par les assauts incessants du vent, Richard s'enfonçait au fond du canapé avec Charly sur ses genoux, Louis sur Charly et un livre dans les mains. Ce n'était pas la première fois qu'il essayait cette échappatoire depuis son arrivée, loin de là. En temps normal ses yeux lisaient les mots présentés à eux, plus par habitude que par envie, tandis que ses pensées l'ancraient toujours plus profondément sur l'île. Or depuis sa révélation, il parvenait à se plonger de tout son être dans ces pages et à se faufiler entre les lignes, ramené à lui lorsqu'une bourrasque trop violente l'extirpait de sa méditation. Cela lui décrochait un petit sourire alors qu'il espérait secrètement que la baraque s'écroule.

La journée avait été relativement calme. La tournée s'était bien passée grâce au Land Cruiser qui surperformait dans ces chemins transformés en tranchées. Les enclos n'étaient plus que d'affreux bourbiers au milieu desquels se formaient ruissellements et flaques, fleuves et lacs dans lesquels les animaux pataugeaient de longues heures durant. Richard venait de finir sa tournée. Malgré une météo clémente il s'était dépêché de rentré, en proie à des malaises ainsi que d'affreuses démangeaisons qui lui avait fait rouvrir ses plaies. Une fois ses bras désinfectés puis bandés, le gardien s'était installé à sa place habituelle avec un livre entre les mains pour les garder occupées, collerette improvisée qui ne pouvaient malheureusement calmer ses tremblements. Cette manière dont ses bras vibraient sans qu'il ne puisse rien y faire lui rappelait sa mère, dévorée par Parkinson lors de ses dernières années ici-bas. Le manque avait-il réveiller un gène enfoui en lui ? Continuerait-il de trembler jusqu'à sa mort ? Cette possibilité s'était bien installée dans son crâne, accompagnée d'une ribambelle d'idées pessimistes qui se réveillaient chaque fois que ses yeux se fermaient.

Le tonnerre, au même titre que celui de la pluie débordant des gouttières bouchées, faisait désormais parti de son quotidien. Pourtant celui qui résonna ce soir-là parvint à le surprendre, lui et ses deux animaux de compagnie. Un son bien plus terrifiant encore s'en suivit et vint l'extirper définitivement de sa torpeur. Charly bondit vers la porte suivie de Louis puis de Richard. L'air humide et les températures élevées de ce début de soirée furent fatals pour la chemise du gardien qui atteignit la caserne en sprintant. La porte claqua contre le mur tandis que les pieds nus et boueux du seul pompier présent grimpèrent les marches deux par deux. Ses mains frappèrent les murs à la recherche d'un interrupteur dans cette obscurité naissante puis il fonça sur la maquette une fois l'ampoule allumée.

Une loupiotte rouge éclairait une partie de l'île du côté de l'antenne et de l'épave –qui avait entre-temps rejoint son équipage, emportée par Poséidon–. Richard hésita à prendre la menace au sérieux. Non seulement la première alarme s'était révélée être une fausse alerte mais en plus le gardien avait retourné la question dans tous les sens et selon lui, il était tout bonnement inconcevable qu'une telle technologie existe. Que mère nature s'amuse à tordre ses propres lois, ça passait encore, mais un système capable de détecter des incendies dans une zone aussi grande ? Et aussi rapidement ? De la science-fiction pure et dure.

Quand bien-même le système s'avérait viable, tout était bien trop humide pour qu'un incendie se déclenche. La foudre était probablement tombée sur un arbre, voilà tout, ce n'était ni la première ni la dernière fois que cela arriverait. Cette île au beau milieu de l'océan devait servir de paratonnerre depuis des siècles, pourtant elle tenait toujours debout. Malgré toutes ces bonnes excuses, Richard ne put s'empêcher d'y aller. La fuite avait beau lui être interdite, il ne comptait pas regarder l'île partir dans les flammes sans rien faire. Quitte à y laisser la vie, autant épargner les animaux de ce destin tragique qui lui était assigné. En fouillant les casiers à la recherche d'une paire de botte, Richard réalisa que le camion de pompier, bien que compact, ne pourrait se faufiler aussi bien que son 4x4. Il pourrait toujours tirer le tuyau –il s'était entrainé– mais la probabilité pour que l'incendie soit dans son champ d'action relevait du miracle. Un miracle dans un cauchemar. Il décida tout de même de le prendre après avoir actionné la porte du garage et laissé ses acolytes monter à bord. Cette fois-ci le moteur vrombit au quart de tour et entraina les roues dans les chemins boueux de l'île.

Son pied ne lâcha pas l'accélérateur jusqu'au fameux croisement crée par ses passages précédents. Pour son inauguration, la peinture rouge vermillon de la carrosserie fut lacérée dans toute sa longueur par milles et unes branches vengeresses qui volèrent en éclat. Le tarif fut le même pour le chrome qui émergea dans la petite clairière tout cabossé. À croire qu'avec Richard au volant, le destin de tous les véhicules rejoignaient inexorablement le sien.

Louis prit alors son envol et s'empressa de redescendre. Pas le temps de sortir les fiches : il y avait bel et bien de la fumée. C'est ce que comprit le conducteur en apercevant la panique dans les yeux du milan qui lui pointa une direction avec une telle violence qu'une de ses plumes se décrocha. Ni une ni deux le camion repartit en écrasant toute la végétation sur son passage. Son poing vint percuter le klaxon pour effrayer les éventuels badauds mais le son qui lui répondit fut bien différent. Celui d'un tonnerre sans éclair. Il s'abattit une fois encore, puis une autre, un véritable déluge digne de Zeus qui en aurait fait reculer plus d'un. Mais pas lui. L'affrontement était proche. Très proche. Un mur d'arbuste lui bloqua le chemin un court instant avant d'être transpercé comme si de rien n'était. Derrière, une grosse masse floue se prit le pare-chocs de plein fouet avant de finir sous les roues dans un mélange de couinements et de d'atroces déchirements.

Le véhicule s'arrêta à quelques centimètres d'un baobab. Furieux de n'avoir pu éviter la bête, le chauffard bondit hors de la cabine son pistolet en main suivi par ses deux acolytes aux dents et aux serres acérées. Monstre ou pas, il comptait bien mettre un terme au bordel qui prenait place sur son île. Le premier coup d'œil des environs fut sans succès jusqu'à ce qu'un grognement –qu'il reconnut immédiatement sans pour autant l'avoir entendu sur cette île– l'attira de l'autre côté du camion. Son cœur rata un battement et contracta son doigt sur la queue de détente, déclenchant un nouvel orage.

Face à lui deux hommes levèrent les mains au quart de tour, lâchant au passage leurs fusils aux canons fumants mais aux chargeurs vides. Leurs visages décontenancés témoignaient d'un affrontement tandis que leurs corps décharnés surlignaient une profonde malnutrition. Seule la présence de pantalons militaires permettait à Richard de chasser l'idée que ce soient des indigènes. Ça et peut-être leur teint particulièrement blanc. Les morts-vivants se regardèrent mutuellement et constatèrent que la balle les avait loupés. Cette nouvelle ne sembla pas particulièrement les réjouir.

Tout en les gardant en joue, Richard tourna la tête vers le camion. Une énorme masse poilue était enchevêtré dans les roues avant. Sa position et le sang noirâtre qui s'échappait de sa gueule ne laissait que peu de place au doute. Il avait été tué sur le coup. Sa colère se dirigea vers les deux inconnus encore pétrifiés. Le gardien trouva au passage ce qui avait déclenché l'alarme. Une légère fumée grise émanait d'un trou de hobbit juste derrière eux, à peine visible dans la végétation. Un feu de camp y était installé à l'entrée.

« Vous êtes qui ? »

Ils se regardèrent à nouveau puis hésitèrent avant d'ouvrir la bouche. S'en suivit quelques mots qui suffirent à l'américain pour faire leur procès.

Des Russes.

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