Épilogue - EVAN

Six mois plus tard.

Je tape nerveusement du pied par terre, incapable de rester en place. Je suis installé entre un inconnu et papa qui, pour la première fois depuis six mois, se montre un minimum délicat et rassurant. Son bras est enroulé autour de mes épaules et je me fais violence pour ne pas éclater en sanglots : le stress me donne le tournis.

- Monsieur Flores. Avant que les jurys ici présents ne rendent leur verdict, souhaitez-vous ajouter quelque chose ?

Six mois. Six putains de mois passés à attendre ce jour. J'ai l'impression d'être un animal qui, pendant tout ce temps, n'attendait que d'entrer à l'abattoir. Je me sens mal, à bout de souffle, et je n'imagine même pas ce qu'il se passe dans sa tête : je ne peux pas imaginer.

Il est là, à une vingtaine de mètres de moi, et je n'arrive pas à le quitter des yeux. Il a l'air anéanti, affaibli, ainsi habillé dans sa tenue de prisonnier. Six mois que je ne l'ai plus serré dans mes bras, ni même senti son odeur. Six mois qu'il est en taule, aux Tombs, en attendant d'être jugé : je suppose qu'il est déjà au fond du gouffre.

Moi aussi je suis au fond du gouffre, en fait. Je ne pensais pas être capable de tomber aussi bas, mais c'est arrivé : perte de poids, insomnies et notes en chute libre. Je ne vis plus, je survis. Et j'ai le sentiment que le verdict de la cour aujourd'hui ne va faire que m'achever un peu plus : j'attends, en silence, les larmes aux yeux qu'on annonce sa peine. Je ne suis pas prêt à l'entendre, mais j'en ai besoin. J'ai besoin de savoir combien de temps toute cette histoire va durer.

- Oui.

Sa voix me fait toujours autant frissonner, de la tête aux pieds. Elle s'insinue sous ma peau, jusque dans mes veines. Mon cœur s'emballe quand je le vois se lever, par respect, tandis qu'il est derrière la barre. Ses mains sont menottées sur ses cuisses et ça me fait l'effet d'un coup de poignard dans le cœur : je l'aime. Le voir ainsi m'est insupportable.

Il lance un regard circulaire autour de la salle, s'arrête un moment sur la famille de Milo Klayne, avant de me regarder moi. Il ne me quitte pas des yeux et un petit sourire amoureux et désolé étire le coin de mes lèvres : c'est de ma faute, tout ça. Si je n'avais pas été là, si je n'avais pas été enlevé par Skull, il ne l'aurait pas tué.

Je me sens coupable depuis des semaines. En fait, je me sens coupable depuis ce jour où papa m'a avoué avoir enregistré les aveux de Diego en direct alors qu'ils discutaient au hangar. Désormais, je n'arrive plus à lui en vouloir : il ne faisait que son travail. En revanche, je lui en veux de ne pas avoir essayé de le tirer de là. Je lui en veux de ne pas avoir témoigné en sa faveur, sous prétexte que sa fonction l'en empêche et que cela irait à l'encontre des valeurs de son poste. Mais malgré tout il est là, aujourd'hui. Il n'apprécie toujours pas l'idée que je puisse aimer un meurtrier, mais il s'est encore une fois fait violence : pour moi. Il savait à quel point c'était important pour moi d'être présent aujourd'hui.

- Nous vous écoutons.

La juge est effrayante : ses cheveux blonds sont tirés en arrière et ses énormes yeux bleus me donnent l'impression d'être fusillé du regard. De plus, son long nez pointu ressemble à celui d'une sorcière de dessins-animés et c'est totalement flippant. Quand elle pose ses yeux sur Diego, dans l'attente, je me sens idiot : rien de tout ça n'était censé arriver.

- Vous connaissez pas toute l'histoire.

Des murmures montent dans la salle, tandis que la sœur de Milo Klayne renifle dans son mouchoir. Je me sens tiraillé entre deux camps, triste pour elle mais à la fois triste pour celui qui a assassiné son frère.

- Il est trop tard pour...

- Je sais. Mon but n'est pas de changer quoi que ce soit. J'ai ôté la vie d'un homme et, comme je l'ai dit, je plaide coupable. Je souhaite juste... dire la vérité.

Son avocate a l'air désespérée : il est borné. Il l'a toujours été et il le sera toujours. Malgré tout, même si ce n'est pas conventionnel, tout le monde semble prêt à l'écouter. Quand il pose ses yeux sur moi, gris et profonds, je me crispe sur ma chaise. Il reprend :

- Il y a dans cette pièce une personne qui compte énormément pour moi. C'est mon petit-ami, il marque une pause pour reprendre son souffle. Vous vous demandez certainement quel est le rapport avec Milo Klayne ? Le rapport, c'est Skull.

Je baisse les yeux sur mes mains, croisées sur mes cuisses dont je craque les doigts. Je sens les larmes me monter : c'était un secret. Personne ne savait, pas même mon père. J'ai toujours refusé de le lui dire, convaincu que cela ne changerait rien à la situation. Je ne pensais pas non plus que Diego se mettrait à nu, lui qui est si pudique envers ses sentiments. J'ai peur de la réaction des gens et, surtout, de la réaction de papa.

- Quand il m'a demandé... de faire ce que j'ai fait, j'ai accepté. J'avais peur qu'il s'en prenne à ma famille. Alors j'ai essayé. Deux fois, j'ai échoué. Je ne trouvais pas le courage d'appuyer sur la détente et de prendre la vie d'un homme.

Je vois papa près de moi, qui se tend sur sa chaise. Quand je le regarde du coin de l'œil, je vois qu'il serre les dents en fusillant Diego des yeux. Je ferme les miens, larmoyants, et inspire profondément tout en baissant la tête. D'une voix peu assurée, Diego reprend :

- Il n'a pas apprécié que je le fasse attendre. Il m'a laissé plusieurs chances, mais je l'ai déçu... , il cherche ses mots pour la suite. Un soir il m'a convoqué au QG. J'ai cru qu'il voulait simplement discuter, me mettre un nouveau coup de pression.

Je renifle : je me souviens de ce soir-là où j'ai eu la peur de ma vie. J'ai cru que j'allais mourir, vraiment, même s'il était là et que sa présence me rassurait un peu.

- Quand je suis arrivé mon petit-ami était là, ligoté sur une chaise. Skull l'avait enlevé. Il l'a utilisé contre moi pour arriver à ses fins : soit je finissais ce qu'il m'avait demandé, soit il s'en prenait à lui. Il l'a menacé sous mes yeux, et...

Je ne l'écoute plus vraiment. Je sens le bras protecteur de papa dans mon dos, qui m'attire contre son torse musclé. Je me retrouve contre lui, ma tête près de son épaule et sa bouche contre ma tempe. Tout bas, à l'oreille, il me murmure un petit « je suis désolé Evan » à peine audible, et mon cœur explose.

- J'ai dû faire un choix. Entre un inconnu ou mon petit-ami, j'ai choisi. Je ne dis pas que ça justifie mes actes, ce que j'ai fait est impardonnable. Je voulais simplement que vous connaissiez la vérité.

Il se rassoit, silencieux, abattu. Il fixe ses pieds derrière l'énorme bureau en acajou, assis à droite de la juge, et je m'efforce de pleurer en silence et de contrôler mes sanglots. Papa me serre dans ses bras, protecteur, et je me sens ridicule quand je sens quelques regards sur moi : la sœur de Milo Klayne me fixe, et je ne sais pas si elle a pitié de moi ou si elle me déteste. La juge aussi me regarde, surprise, et j'ai juste envie de m'enfuir. C'est trop pour moi.

Après un moment de silence de quelques secondes, le temps que tout le monde retrouve ses esprits, j'entends à nouveau quelques murmures. Quand la juge ouvre l'enveloppe, silencieuse devant son micro, j'en ai le souffle coupé. Sa voix professionnelle lorsqu'elle annonce le verdict me glace le sang :

- Monsieur Flores. Dans le cadre de l'affaire pour l'assassinat de Milo Klayne, les jurys ici présents vous condamnent à une peine de 15 ans de prison. Vous aurez ...

Je n'écoute plus. Le ciel me tombe sur la tête. Je suis pris de nausée quand les réactions se font entendre, mitigées, et quand deux policiers embarquent Diego vers la porte du fond. Je croise son regard quelques instants mais tout va trop vite. Quand je sens la main de papa dans mon dos, qui essaie de me rassurer, je m'enfuis.

Je suffoque dans le hall du tribunal, planté comme un idiot sur le sol en marbre du bâtiment. Des gens me passent à côté, se réjouissent, tandis que je pleure toutes les larmes de mon corps : tristesse, haine et douleur me retournent le cœur et j'ai envie de hurler. Je me fais bousculer de tous les côtés, parce que je suis planté au milieu du passage, mais je m'en fiche.

J'ai besoin de papa, en fait. Je ne me sens pas capable d'affronter ça tout seul, là, alors que la famille de Klayne me regarde comme si j'étais un morceau de viande avariée. J'ai envie de leur hurler d'aller se faire foutre, de dégager et d'arrêter de me fixer ainsi, mais je n'en fais rien. Je suis anéanti.

15 ans. Je fais rapidement le calcul dans ma tête : 33 ans. Je fais une analyse de moi-même aussi : serais-je capable d'attendre tout ce temps ? Dès l'instant où j'ai quitté la chambre d'hôpital, six mois plus tôt, je me suis juré d'être là. Je me suis fait la promesse de ne pas le laisser tomber, d'être là à sa sortie. Mais, putain, 15 ans. Comment je pourrais attendre tout ce temps ? J'ai l'horrible sensation d'être prisonnier aussi, de ne pas pouvoir m'échapper de cette situation. Je suis pris au piège de tout ça.

- Evan ?

Assis sur un banc en bois dans le hall, je sursaute quand je vois papa : il est accroupi devant moi, ses mains sur mes genoux. Il me regarde tendrement et, tout doucement, vient essuyer les larmes sur mes joues avec son pouce. Il pose sa main sur ma nuque ensuite, protecteur comme avant, et je me sens mal.

- 15 ans, je sanglote. Comment je peux...

- Viens.

- Quoi ?

- Viens avec moi.

Il me sourit tendrement afin de me rassurer silencieusement, et j'acquiesce. Je me lève et, les jambes tremblotantes, le suis. Ma main est fourrée dans la sienne et je me laisse entraîner dans un couloir désert. Il s'arrête devant une porte dont il abaisse la poignée.

- Vas-y. Tu as une minute, ne perds pas de temps d'accord ?

Quand je regarde l'intérieur de la pièce, sans mobilier et froide, mon cœur explose. Je me précipite à l'intérieur et, malgré ses mains menottées, lui saute dans les bras. Son odeur est différente, car il ne sent que la sueur et le tabac et non le parfum pour homme, mais son corps est toujours aussi chaud. Sous ma joue posée sur son cœur, le tissu de sa combinaison de prisonnier me gratte.

- Evan... je suis...

Je le fais taire par un baiser. Ses mains menottées devant lui, il les lève afin de prendre tant bien que mal mon cou entre ses doigts. Sa peau est chaude et ses lèvres, comme toujours, sont tendres et brûlantes. Mes mains dans ses cheveux, je l'attire à moi avec force : j'ai besoin de le sentir. J'ai besoin de ça, là.

- Evan... , murmure-t-il.

- Je vais t'attendre.

Je tiens tendrement son visage contre le mien, mon front contre le sien. Mes doigts dans ses cheveux descendent sur sa nuque, tendue, que je viens papouiller légèrement. Je lui souris, amoureux, tout contre sa bouche tandis qu'il remue négativement la tête.

- Non, Evan. Je te l'interdis, d'accord ?

- Tu ne m'interdis rien du tout, Flores. Arrête un peu.

- Tu peux pas... c'est 15 ans, Evan. Tu peux pas foutre ta vie en l'air pour moi.

Je ne sais pas quoi lui répondre. D'un côté, il a raison. Sauf qu'il ignore tout de moi, dans le fond : il ne sait pas à quel point je suis atteint, à quel point je suis dingue de lui et à quel point je n'arrive pas à vivre sans lui. Je ne peux pas passer à autre chose en sachant qu'il est là, en prison à cause de moi, et qu'il m'aime aussi.

- Evan, on doit y aller.

Papa entre dans la pièce et je remarque seulement maintenant que les deux gardes nous observaient, dans un coin de la pièce, cachés dans l'ombre. Je les ignore tandis qu'ils s'approchent de nous, menaçants, pour m'enlever Diego. En colère, je prends son visage entre mes mains. Je l'oblige à me regarder dans les yeux et, sincère, je lui dis :

- Je vais t'attendre. Que ça te plaise ou non, je serai là à ta sortie. J'peux pas faire autrement, Diego.

Il louche sur ma bouche et, juste avant qu'ils ne le traînent vers la sortie, il arrive à se pencher pour me voler un baiser.

Quand papa et moi sortons sur le parvis du tribunal, nous attendons. Quelques instants plus tard, sous la pluie étouffante du mois d'août, Diego et ses gardes dévalent les escaliers. Quelques journalistes sont là, à prendre des photos, tandis que la famille de Klayne le fusillent des yeux. Quand il passe près de nous, il ralentit le pas pour me dire :

- Tu m'attends alors ?

Je lui souris, amoureux. Papa caresse tendrement mon dos et je crois que, là, il a compris : il a compris que c'est un bon gars. Il a compris pourquoi je l'aime tant, pourquoi je le défends. Il a compris pourquoi je ne jure que par lui, et ce depuis des mois.

- Oui, cabròn.

Il me sourit, amusé. Et, juste avant qu'ils ne referment la porte du véhicule sur lui, je le vois me faire un clin d'œil. Sur ses lèvres, je peux lire les quelques mots qu'il prononce pour moi, comme une promesse : te amo

F I N. 

.   .   . #eastriverFIC 

Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top