CHAPITRE 54 - DIEGO
25.01.18,
Quelque part dans les rues... | BROOKLYN – 9:48 PM.
J'ai fermé les yeux. Le bruit de la pluie sur le toit du pick-up m'assourdit et me fait frissonner d'angoisse, mais je m'efforce de penser à des souvenirs agréables pour me détendre. Je pense à Evan, en fait. Je me souviens de tout, depuis le premier jour. Je me souviens de son air apeuré lorsqu'il a percuté ma moto sur le parking du lycée. Je me souviens aussi de ce week-end incroyable à Boston, au début de nous deux, alors que nous apprenions encore à nous connaître. Je me souviens des balades dans Central Park, à l'abri des regards, ou de ces fois où nous avons passé des nuits ensemble dans les bras l'un de l'autre. Je me souviens de son anniversaire, des draps en satin de l'hôtel dans lesquels il était enroulé, nu et magnifique. Je me souviens de son regard amoureux lorsque j'ai découvert qu'il m'avait racheté ma moto, et de notre conversation sur le rooftop de Cody. Je me souviens de tout, dans les moindres détails, et ça me retourne le cœur : j'aime Evan.
Je n'ai pu me résoudre à partir ce soir sans lui parler. Je sais que je ne rentrerai certainement pas à la maison ce soir et j'ai ressenti le besoin d'entendre sa voix. Indirectement, j'ai souhaité le prévenir, lui dire au revoir. Si je meurs, c'est terminé. Et si je finis en garde-à-vue, je suppose que je ne pourrai pas le voir de si tôt.
J'ai peur de l'avenir. En réalité je suis même mort de peur. Je n'arrête pas de me retourner le cerveau à me demander comment je vais bien pouvoir encaisser la vie après ce soir. Je ne compte pas me faire descendre, mais je suis à peu près sûr que je vais finir derrière les barreaux. Combien de temps vais-je passer en prison ? Vais-je me retrouver avec Luis, ou papa ? J'appréhende la suite des événements et, un peu, j'en viens à regretter d'avoir tout balancé à Wayne.
- Quel sale temps !
La pluie qui s'abat sur le pare-brise nous empêche de voir clairement la route, et ça ne m'aide pas à me détendre. Skull est au volant, Miguel, Rico et Fernando sont installés à l'arrière et je suis maladroitement assis sur le siège passager. Je m'efforce de regarder droit devant moi, fixant un point invisible, parce que la présence de Skull près de moi me met mal à l'aise.
Je suis en train de péter les plombs. Je me terre dans le silence, m'efforçant de rester calme, mais intérieurement je hurle et je bouillonne : il me rend dingue. Skull est là, à siffloter, comme s'il ne s'agissait que d'une petite balade au clair de lune. C'est angoissant à mourir, cette façon qu'il a d'être calme et confiant, et je me dis que c'est louche.
En y regardant de plus près, je suppose que je suis le seul à être en train de flipper. À l'arrière, Miguel et Rico tapent une petite sieste tandis que Fernando fume un joint contre la vitre entrouverte du pick-up. Ils ont l'air parfaitement détendus, bien trop habitués à faire de genre de chose, tandis que je suis limite en train de faire dans mon froc tellement j'ai la trouille.
Je pense à Wayne, ou Steve. Question de point de vue. Je me demande ce qu'il a mis en place, comment tout va se dérouler. Les mafieux de B.B sont les plus redoutables de New-York et, surtout, de Brooklyn. Les AlasNegras ont souvent magouillés avec d'autres gangs mais, à côté d'eux, c'étaient des petits joueurs. Là, nous jouons désormais dans la cour des grands et je ne suis pas sûr d'être prêt à en subir les conséquences.
C'est quelque chose qui nous dépasse tous, y compris Skull qui se prend pour le maître de l'univers et le roi de Brooklyn. Il croit pouvoir faire la loi sur un Etat tout entier, avec ses armes empoisonnées, et ça me fout envie de vomir en plus de m'enrager. Des armes empoisonnées : je ne pensais pas que la connerie et la folie humaine pouvaient aller aussi loin. Je n'ai aucune idée de ce qu'il compte faire avec ses armes-là et, en fait, je n'ai tout simplement aucune idée de comment fonctionnent ces foutues armes. J'ai l'impression de retomber tout droit à l'époque nazie, à empoisonner les gens aux substances chimiques pour leur faire comprendre qu'ils n'ont pas leur place sur Terre.
- Nous arrivons.
Je me fige et détache ma ceinture lorsque Skull s'engage dans un vieil hangar délabré, qui tombe presque en ruine, près de l'ancien port de Brooklyn. Les bâtiments sont abandonnés depuis des décennies et les vieux silos du port sont recouverts de rouille.
À l'intérieur du bâtiment, je repère quelques vieux bateaux à la coque défoncée, rouillée ou recouvertes d'algues et de coquillages. Le sol et les murs sont poussiéreux et les ombres reflétées sur les murs par les phares du pick-up ne sont pas du tout rassurantes. Quand Skull arrête le moteur, au beau milieu du hangar, je constate qu'un véhicule nous fait face : c'est maintenant.
- Flores, à toi.
Je déglutis, et ravale mes larmes avec fierté tout en vérifiant le chargeur de mon flingue : plein. Je le glisse dans ma ceinture avant de descendre du véhicule. Comme Skull me l'a conseillé, je mets les mains bien en évidence. Un type sort du SUV noir garé face à notre pick-up, à une vingtaine de mètres, et se dirige vers moi.
Les phares des véhicules m'aveuglent, et je me sens comme un lapin sur une route de campagne : pris au piège. Je me sens minuscule, au milieu de ce hangar, et j'ai honte d'avouer que j'ai peur comme un gamin à cause de l'orage. Rien ne me rassure ce soir et tout ne fait que décupler mon angoisse. Un coup de tonnerre assourdissant et puissant me fait trembler, et j'ai un instant l'impression que le bâtiment va s'écrouler.
- Où est le boss ?
Le mec me parle avec un accent russe très prononcé, et je me fige. Je le détaille un instant, de la tête aux pieds : il porte un costume bien taillé, une cravate noire et brillante et des chaussures en cuir qui doivent coûter la peau des fesses. Ses cheveux noirs sont coiffés en arrière, étouffés sous trois tonnes de gel, et ça m'énerve : ce mec est pété de thunes, j'en suis certain. Je me sens mal à l'aise quand je constate qu'il me reluque aussi, et je me dis que j'aurais peut-être dû faire un effort supplémentaire.
- Dans le pick-up.
- Qu'il sorte, on veut le voir.
Je me souviens des instructions de Skull : essayer d'être plus malin sans pour autant provoquer une troisième guerre mondiale. En y repensant, j'ai envie de rire : lui, il est au chaud dans son pick-up. Il n'aura rien à faire, mis à part un signe de main ou un joli sourire à ses amis russes. C'est moi qui prends les risques ce soir, en poste de négociateur, et ça me fait chier : il croit que c'est simple, mais ça ne l'est pas du tout.
- S'il sort, alors ton boss sort aussi.
- Tu te crois en position de négocier ?
- Je ne crois rien du tout. C'est 50-50.
Le type face à moi lève un sourcil, perplexe, tandis que je m'efforce de me donner une contenance. Je me tiens droit, fier, le menton relevé et le regard au loin. Je bande mes muscles afin d'avoir l'air un peu moins anéanti et abattu, et ça semble fonctionner.
- OK.
Il fait un signe de main et, derrière lui, la porte arrière du SUV s'ouvre. Un type en sort : il ressemble à Skull. Pas très grand ni trop petit, costaud de muscles au crâne rasé. Je ne suis pas sûr, mais il me semble distinguer un tatouage sur son crâne. Dans mon dos j'entends la portière claquer : je n'ai pas besoin de me tourner pour savoir que Skull a quitté le véhicule. Le boss de la mafia lui fait un signe de main avant de remonter en voiture, et Skull fait de même dans mon dos.
- Il est où le fric ?
- Dans le pick-up.
Je regarde le type dans les yeux. Il a l'air agacé par ma nonchalance, et ça me fait un peu sourire. Je me demande un instant, hors sujet, si papa et Luis ont déjà participé à des échanges comme celui-ci. La drogue, c'est simple lorsque ça se fait entre petits groupes de quartier. Sauf qu'il s'agit de la B.B et que, d'une certaine façon, c'est l'Elite des malfaiteurs. Même nous, à côté, passons pour des petits joueurs.
- Et les armes ? , je demande.
- Dans le coffre. Le fric d'abord.
- J'veux voir les armes.
- Le fric d'abord.
Je serre les dents puis pince les lèvres. Les instructions de Skull étaient claires : d'abord les armes, ensuite le fric. Sauf que je vois dans les yeux de ce type qu'il ne changera pas d'avis cette fois-ci et, bien évidemment, je n'ai aucune envie de le mettre en rogne.
Certain que Skull va péter les plombs, je fais un signe de main sans détourner les yeux de mon interlocuteur. La règle numéro 1, d'après Skull, c'est de ne jamais perdre l'ennemi des yeux. C'est la raison pour laquelle nous sommes plusieurs sur le coup : en gros, si je tourne le dos, je risquerais de me la faire mettre à l'envers.
Je sais que Miguel et Fernando sortent du pick-up car deux gros ours quittent à leur tour le SUV russe. Ils tiennent chacun un flingue dans leur main, baissé vers leurs pieds, méfiants. Malgré tout ils ne s'approchent pas et restent simplement là, à hauteur du véhicule, prêts à tirer si ça tourne mal : je me sens d'autant plus comme un gibier au milieu d'une horde de chasseurs.
- Y a le compte ? , demande le type.
- Ouais. , répond Miguel. Comme prévu.
- Clive !
Un certain Clive s'approche, déterminé. Sans nous adresser le moindre regard, il s'accroupit devant l'énorme sac de voyage que vient de déposer Miguel à nos pieds. Tandis qu'il compte les liasses de billets, un frisson me remonte la nuque : pourquoi est-ce qu'il ne se passe rien ? Je m'attendais à voir les flics débarquer immédiatement, mais tout est calme. Même trop calme.
- Y a le compte, Terry.
- Vas chercher le sac.
Le dit Clive s'exécute. Du coin de l'œil, je vois Miguel et Fernando qui se reculent peu à peu vers le pick-up. Je lutte pour ne pas commencer à bouger nerveusement la jambe : je ne dois rien montrer de ma nervosité ni de mon angoisse. Je me dois d'être zen, calme, de faire comme si j'étais habitué à tout ça afin de ne pas montrer de signe de faiblesse.
- Comme prévu. Voilà vos flingues. Y a les capsules fournies avec. Comme prévu.
Clive ouvre le sac à mes pieds. Dans mon dos, Miguel s'approche pour vérifier : j'ai la nausée. Ce sont des armes étranges. En apparence elles ressemblent à de simples revolvers mais, en y regardant de plus près, on y voit des boutons électroniques ainsi qu'un chargeur de taille différente de celui d'origine. Le canon est aussi plus large. Je me demande à quoi ressemblent les balles.
Je n'ai aucune idée du montant de la négociation, ni du nombre d'armes et de balles fournies. Je suppose que Skull a discuté de ça un bon nombre de fois avec le boss russe, et au final je m'en fiche. Je suis ici pour faire le job, sans y laisser la peau, et le reste ne m'importe peu.
- Parfait. On est bon.
Mon interlocuteur, Terry, me regarde et hoche la tête d'un air entendu. Sans un mot de plus, alors que nos acolytes se sont éloignés, nous prenons tous les deux le sac qui nous revient. Je prends celui des armes, les mains tremblantes, et marche à reculons vers la voiture.
Je ne sais pas réellement ce qu'il se passe, quand j'entends le bruit du verre qui explose. L'obscurité des lieux ne me permet pas d'analyser la situation de la meilleure des façons, mais j'entends des cris et des jurons en provenance du pick-up. Quand je tourne la tête, je remarque la lumière bleue des gyrophares à l'extérieur du hangar. Les portes du pick-up s'ouvrent et Miguel, Fernando, Rico et Skull s'en extirpent : une bombe lacrymogène. Une fumée blanche s'échappe de l'habitable et tous les quatre toussent à en cracher leurs organes : même topo chez les russes.
- Personne ne bouge !
Je vois des types vêtus de noir et de gilets pare-balles descendre des bateaux rouillés exposés sur des échafaudages, et je ne peux m'empêcher de sourire : ils étaient là, tout ce temps. Je ne devrais pas éprouver autant de satisfaction à être en train de me faire coffrer par les flics, mais c'est le cas.
- Espèce de fumier !
J'écarquille les yeux quand j'entends Skull rugir avant de se remettre à tousser de plus belle : il me fixe. Mon sang se glace : il a compris. Mon sourire ne laisse aucune place au doute et, en plus, il a toujours su que j'étais différent des autres. Je n'ai éprouvé aucun plaisir à buter Klayne, ou à tabasser ces pauvres innocents. Je l'ai fait parce que je lui étais redevable, mais jamais il n'a réussi à faire de moi son pantin, son esclave. Il sait que j'ai balancé, que je suis la taupe ce soir, parce que je suis le seul qui sourit et qui ne tente pas de prendre la fuite.
Je sens la douleur dans ma poitrine et il me faut un bon moment avant de réaliser qu'il a braqué son arme sur moi, et qu'il a tiré. Je ne sens plus mon bras, tellement que j'en lâche le sac d'armes, avant de voir toute la scène tourner autour de moi. Un gémissement se bloque dans ma gorge quand mes genoux heurtent le sol et que je tombe face contre le béton. Difficilement, tétanisé par la douleur, je m'efforce de me mettre sur le dos.
Tout autour de moi semble se passer au ralenti : des agents du FBI passent les menottes à tout le monde autour de moi, à l'exception de Skull qui git dans une mare de sang au pied du pick-up : je ne sais pas qui a tiré, mais je lui en suis reconnaissant. Miguel et Fernando gesticulent, menottés et embarqués par les flics vers un fourgon. Rico essaie de se faire la belle mais se fait tirer dans la cuisse et, du côté russe, c'est à peu près le même tableau. Le bruit des coups de feu me fait trembler et me fait mal aux tympans et, peu à peu, j'ai l'impression de sombrer.
La douleur est insoutenable. Ma main gauche est posée sur ma poitrine et, quand je la lève devant mes yeux, je constate avec horreur qu'elle est recouverte de sang noir et gluant : ce n'est pas bon du tout. Je serre les dents, les yeux rivés sur le plafond en taule du hangar, tandis que des larmes s'échappent de mes yeux : des larmes de peur. Je ne veux pas mourir, pas ce soir et pas comme ça. Je pense à Evan, là, et j'ai peur : je veux pouvoir le revoir. Je veux pouvoir lui parler encore, le voir sourire.
Mon corps tressaute sous les sanglots et la douleur, et j'ai du mal à respirer. Un goût ferreux remplit ma bouche et, quand je tousse, je réalise que je suis en train de cracher du sang. Ma tête me tourne, mes yeux roulent dans mes orbites, et je m'efforce de rester éveillé. Je me fais violence pour ne pas lâcher prise, malgré la douleur, quand j'entends un « une ambulance pour Flores ». J'aurais crû qu'ils me laisseraient crever là.
- Une ambulance arrive pour toi.
Quand ma vue redevient à peu près nette, mon cœur loupe un battement. Je tends ma main libre vers Steve qui s'est rasé et qui porte l'uniforme du FBI. Du FBI ? C'est une putain de blague ?
- Désolé, Flores.
Il s'excuse, et j'ai envie de rire. Il n'en pense pas un mot, bien sûr.
- Skull est mort ?
- Ouais.
Je souris : parfait. J'inspire profondément pour me calmer, pour essayer d'encaisser plus facilement la douleur, mais c'est peine perdue. La douleur est atroce et je l'entends à peine me dire :
- L'ambulance est là. On te transfère à l'hôpital.
Je vois une équipe d'ambulanciers s'affairer autour de moi mais, paniqué, je l'appelle : il est la seule personne ici en qui j'ai confiance, malgré qu'il soit flic et que je sache qu'il me déteste pour ce que je suis.
- Wayne. Attends. S'il-te-plait... préviens ma mère et ma sœur. Va leur dire. S'teuplait.
Même s'il a l'air agacé, il hoche la tête d'un air entendu et je sais qu'il va le faire : c'est un homme de valeurs. Même s'il a dû me trahir pour son boulot, je sais qu'il n'a qu'une parole.
Quand on m'embarque dans l'ambulance, que je sens le véhicule tanguer sur la route, je perds pieds. Mes oreilles me sifflent, ma vue se floute, et tout doucement je finis par perdre connaissance.
- Evan...
. . . #eastriverFIC
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