CHAPITRE 53 - EVAN

25.01.18,
East Side Community High School | MANHATTAN – 3:12 PM.

Il pleut. En fait, ça ne change pas de d'habitude. C'est le bordel dans la salle de classe, car tout le monde chahute dans son coin à cause d'un travail de groupe que nous sommes censés faire. Lea et moi sommes dans le même groupe : elle est la seule amie que j'ai ici. Dans le fond, je ne sais même pas si je peux la considérer comme une amie : en dehors du lycée, je ne l'ai jamais côtoyée. Je dirais plutôt que c'est une bonne pote, en fait.

J'ai toujours été solitaire dans ma vie et je n'ai jamais vraiment eu beaucoup d'amis. Comme tout le monde je me suis fait quelques potes, au fil des années, mais je les ai vite perdus de vue une fois passé dans une nouvelle classe ou dans un nouvel établissement. Je me sens comme si je n'avais jamais vraiment compté pour quelqu'un, excepté ma famille – et Diego – et c'est un peu douloureux. Malgré tout, je ne leur en veux pas : ai-je seulement essayé de me faire de vrais amis ? La réponse est non. Je suis le genre de garçon plutôt distant, avec tout le monde.

Là, tandis que les autres travaillent, je me dis que je n'ai rien à faire ici. Je ne suis pas d'humeur à poser mes fesses sur une chaise toute la journée : je pense trop. Je pense à papa, au week-end tendu que nous avons passé tous les deux. Il est reparti pour Butler et j'ai beaucoup de peine au souvenir du regard déçu qu'il m'a lancé : il m'en veut de ne pas lui parler, de ne pas partager avec lui cette partie de ma vie, et je me sens coupable.

- Evan... hého.

J'ignore Lea qui me secoue doucement le bras pour me faire sortir de ma bulle. Mes yeux se posent sur lui, en bas dans la cour du lycée, tandis qu'il trottine sous la pluie : ses mains sont au chaud dans les poches de sa veste en cuir et sa tête est cachée sous la capuche de son hoodie. Il porte ce jean noir troué aux genoux qui lui va à merveille et ses boots de moto. Même s'il est loin de moi, que je le distingue mal à travers la pluie, je sais qu'il est magnifique.

- Evan... ?

Je me cache. Je croise mes bras sur la table et feins une migraine pour cacher les larmes qui s'accumulent aux coins de mes yeux. J'ai mal au ventre et, surtout, j'ai mal au cœur. Il me manque. Je n'arrive pas à oublier ce qu'il m'a dit lundi soir, dans Central Park. Je n'arrive pas à oublier cette façon qu'il a eue de me regarder dans les yeux, si proche, tout en me disant qu'il voulait me rendre dingue : c'est réussi. Il me rend dingue. Je perds la tête et la raison à le croiser à longueur de journée au lycée en sachant que c'est terminé. Je deviens fou, à penser à lui constamment alors que je devrais tourner la page.

- Arrête de te faire du mal, Evan.

Lea me caresse affectueusement le dos, mais ni ses paroles ni ses gestes n'arrivent à me réconforter. Je ne sais pas réellement ce qu'elle pense de Diego, ni de nous deux en général. Quand il m'a embrassé devant toute la cantine, j'imagine qu'elle a été surprise. Mais étonnamment nous n'en avons pas vraiment discuté par la suite : le malaise se lisait sur mon visage et je suppose qu'elle a seulement voulu éviter de me mettre encore plus mal à l'aise.

- J'me sens comme une merde, Lea.

- Tu devrais rentrer chez toi. Ou sortir prendre l'air. Vraiment.

Je hausse les épaules : elle a peut-être raison. Depuis qu'il m'a largué, ce jour-là à l'hôpital, j'ai continué à venir en cours. Je l'ai plus fait par intérêt que par réelle envie : je n'ai pas besoin que maman et papa me tombent dessus parce que je sèche les cours. Ils me prendraient pour un idiot et me traîneraient au lycée par la peau des fesses, j'en suis certain. Sauf que, au final, ma présence en cours ne sert pas à grand-chose : je n'écoute rien. Je passe mes journées à regarder à travers la fenêtre ou à gribouiller dans les marges de mes copies à petits carreaux. Productivité ? Aucune. J'en viens même à me planter lors des interrogations surprises et à cacher les copies au fond de mon sac pour ne pas que maman y tombe dessus : je redoute le jour où elle découvrira le bulletin scolaire dans la boîte aux lettres.

- Va t'en Evan. T'as besoin de prendre l'air.

Je la regarde, discrètement, caché par mon sac posé sur la table. J'essaie de faire en sorte que personne à part elle ne remarque mes yeux larmoyants et je fonds quand elle me sourit, tendrement, avant de frotter ma joue avec son pouce.

- Merci Lea.

Je rassemble mes affaires à l'arrache dans mon sac et, discrètement, je me lève. Mes mouvements passent inaperçue au beau milieu du foutoir qu'est notre salle de classe et je fais une halte près du bureau de notre professeur : c'est ma préférée. Elle est jeune, gentille, et très douce.

- Je... je dois m'en aller.

- Pourquoi ?

- Je... j'ai besoin de... heu... prendre l'air.

En temps normal, mon excuse ne servirait à rien. Un professeur idiot et déshumanisé m'aurait ordonné de cesser de pleurnicher et de retourner à m'installer à ma paillasse. Sauf qu'avec elle, ce n'est pas le cas.

- Je comprends. Sois prudent, Evan.

Je lui lance un regard entendu avant de quitter la salle. Dans le couloir, à cause des fenêtres ouvertes, l'air est frais et j'ai déjà un peu plus l'impression de respirer. C'est silencieux et l'horloge au milieu du mur m'indique qu'il est 3:26 PM. Je m'efforce d'inspirer profondément avant de descendre les escaliers du bâtiment A.

Quand j'arrive au rez-de-chaussée, au beau milieu des casiers et des affiches de prévention, je me sens minuscule. Inutile, même. Je ne sais pas quoi faire, ni même où aller. Prendre l'air, oui, mais où ? Je n'ai aucune envie d'aller à Central Park, parce que c'est notre endroit, et je n'ai aucune envie non plus de m'enfermer au cinéma ou au planétarium. J'ai envie de voir Abby, bien sûr, mais l'hôpital me pèse en ce moment : je m'y sens étouffé, j'y suis tendu, et Abby le sent.

- Merci beaucoup.

Je ferme les yeux, figé, au beau milieu du couloir face à la porte de l'infirmerie. C'est sa voix, je l'entends. J'entends aussi l'infirmière lui dire qu'il peut revenir à tout moment, s'il a besoin, et je me sens bête : je devrais m'enfuir, tout faire pour ne pas le croiser, mais je ne peux pas m'en empêcher. J'ai besoin de le voir, au moins quelques secondes, ou simplement le sentir passer près de moi. C'est niais à mort, c'est ridicule, mais je me sens obligé.

- Evan, tout va bien ?

- Mhmh.

Je reste les yeux rivés au sol, stupide, mais touché par son inquiétude. Il s'approche de moi, tout doucement, tout en restant malgré tout à une distance raisonnable. Le bruit de la pluie qui s'abat sur le toit et les vitres du lycée est assourdissant.

- Et toi ? Pourquoi t'étais à l'infirmerie ?

- Elle me refait mon pansement.

- Oh.

Je pense à cette fichue soirée où tout est tombé en miettes, cette soirée où je l'ai traîné à l'hôpital parce qu'il s'était fait poignarder en plein Brownsville.

- Tu vas quelque part ? , me demande-t-il.

- Ouais, je... j'ai fini les cours.

- Evan. Il est 3:30 PM.

Je n'arrive pas à le regarder, en fait. Je pensais en être capable, mais c'est au-dessus de mes forces. Sa seule présence suffit à me mettre mal à l'aise. J'ai envie de m'enfuir, mais j'ai aussi envie de me jeter dans ses bras. Je ne sais pas comment gérer tout ça, d'autant plus qu'il me connait tellement qu'il sait que je mens.

- Regarde-moi.

Tête baissée, je ferme les yeux très fort pour ne pas craquer. Je me fige et ma peau se recouvre de chair de poule quand il m'attire à lui. Encore une fois, contre son torse musclé et au creux de ses bras forts, je me sens en sécurité. J'aime son odeur de parfum pour homme qui titille mes narines et la tension que dégage son corps.

- Arrête... s'teuplait.

- Regarde-moi, Evan.

Il prend mon menton entre son pouce et son index pour relever mon visage vers le sien. Je lutte un petit moment, mais il insiste et je capitule : plus vite j'accepterai de le regarder, plus vite je partirai d'ici.

- Evan...

- Ne dis rien. C'est pas la peine.

Je déglutis, gêné par le regard désolé et brisé qu'il me lance. Il caresse ma joue du bout des doigts, et j'ai honte quand je remarque que je louche sur ses lèvres.

- Où tu vas, Evan ?

- Prendre l'air, putain. C'est tout.

- Je suis désolé.

- Ouais, je sais.

Je me libère de ses bras, agacé. Je m'enfuis, en fait. Je marche vers la sortie du lycée sans prêter attention à ce qu'il pourrait penser, au fait qu'il s'inquiète pour moi ou pas. Je trace, tête baissée, les larmes aux yeux. Je me sens minable.

- Evan...

Il m'attrape par le poignet, bien trop brusquement à mon goût. Je me retrouve plaqué contre son torse, mon bassin contre le sien. Sur le coup je ferme les yeux, parce que ses lèvres sur les miennes sont délicieuses. Dans un premier temps je lui rends son baiser, mes mains dans ses cheveux et collé contre lui, parce qu'il me manque et que c'est merveilleux. Mais, ensuite, je me souviens de la discussion à Central Park et au fait qu'il m'ait clairement dit que c'était terminé.

- Arrête, stop.

- Embrasse-moi.

Je le pousse, mais il se penche vers moi pour m'embrasser. Son bras puissant dans mon dos m'empêche de bouger de me sens pris au piège. Là, pour la première fois, il me fait un peu peur.

- Je t'ai dit d'arrêter, putain !

Ma main part toute seule, mais je m'en veux immédiatement : je l'ai giflé. Je n'y suis pas allé de main morte, en plus. Je me sens plus bas que terre quand je le vois me regarder : il n'est pas en colère. En fait, au contraire, il est doux comme un agneau et il a l'air totalement anéanti. J'ai honte de moi. Il me regarde, me fixe, sans broncher et je ne sais plus où me mettre. J'ai envie de me confondre en excuses, mais à la place je m'enfuis.

Je cours sous la pluie, trempé de la tête aux pieds en seulement quelques secondes, et me précipite dans ma voiture. Quand je me regarde dans le rétroviseur intérieur, je constate que les larmes sur mon visage se confondent avec les gouttes de pluie et mes yeux rougis pourraient laisser penser que j'ai fumé un joint avec les skateurs.

Je suis minable. Tout ça à cause d'un garçon.

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Liberty Island | NYC – 4 :58 PM.

La pluie s'est calmée et c'est désormais une fine bruine qui tombe du ciel. Il fait toujours aussi froid, mais disons que la tempête a cessé et que le vent s'est posé. À l'horizon, l'eau de la baie est grise et tempétueuse, et je ne peux m'empêcher de penser à ses yeux : le gris est identique.

Je suis accoudé contre la rambarde, une clope entre les doigts et les cheveux trempes. Ma veste imperméable a permis à mon hoodie de ne pas prendre l'eau, mais mon jean est plein d'eau tout comme mes chaussettes et mes chaussures. Malgré tout ça, je m'en fiche. Je me sens bien, là, même si j'ai froid.

J'adore cet endroit, depuis tout petit. Je me souviens de notre premier passage à New-York : j'étais enfant, Abby n'était pas encore née, et voir la Statue de la Liberté pour la première fois avait été pour moi un moment inoubliable. Je la voyais toujours à la télévision, dans les films, et c'était pour moi quelque chose d'immense à ne pas louper : j'étais tout excité lorsque nous étions montés sur le ferry en direction de l'île. Depuis ce jour-là, je suis sûr de moi lorsque je dis que c'est mon endroit préféré ici.

C'est relativement calme. Bien sûr il y a quelques de touristes, mais la pluie et le froid font qu'ils ne s'attardent pas à prendre des photos et des selfies, comme ils le font la plupart du temps. Je suis même étonné de voir que l'endroit est quasiment désert, ce qui est plutôt inhabituel. Le bruit des vagues qui s'écrasent sur l'île m'apaise, et je trouve du réconfort ici. Quand je ferme les yeux, le visage légèrement levé vers le ciel, j'apprécie les fines gouttes de pluie ainsi que la brise marine sur mes joues : je respire. C'est un moment privilégié pour moi qui suis si stressé et si sous pression depuis quelques jours. Je suis seul, là, en paix avec moi-même et ça me fait du bien.

Malheureusement, comme toujours, le calme est de courte durée : mon téléphone vibre dans ma poche, signe que je reçois un appel, et je soupire lorsque je constate qu'il s'agit de Lily. Je décroche avant de glisser mon téléphone contre mon oreille, sous la capuche de mon hoodie.

- Allo ?

- Salut mon chat. Tu es où ?

- Sur Liberty Island.

- Par ce temps ?

- Oui.

J'entends l'inquiétude dans sa voix. Je suppose qu'elle a remarqué mon absence à la pause de quatre heures et, la connaissant, elle a certainement dû s'empresser d'aller questionner Lea. Je lui suis reconnaissant de ne pas directement me tomber dessus et de me laisser parler. Je pense qu'elle a compris que, ces derniers temps, il ne faut pas me brusquer ni me pousser trop à bout : j'ai besoin d'air. J'ai besoin de vivre, de faire ce que je veux lorsque j'en ai besoin.

- J'avais besoin de respirer.

- D'accord. Je t'appelais... Lea m'a dit que t'étais pas bien. Tu veux qu'on aille boire un café, quelque chose ... ? On pourrait aller dîner en ville.

Je souris : depuis que nous avons crevé l'abcès, depuis ce jour où elle a discuté avec Diego, je la retrouve comme avant. Elle est à nouveau très protectrice envers moi, très douce et gentille. Elle est malheureusement aussi un peu sur mon dos, mais je n'arrive pas à lui en vouloir : mon petit-ami m'a largué, ça m'affecte beaucoup, et elle s'inquiète pour moi. Elle est là pour moi, et je serai là pour elle le jour où elle aura besoin de moi. C'est ma cousine, bien sûr, mais c'est aussi ma seule vraie amie.

- Ouais, d'accord.

- Passe à la maison vers sept heures, ça te dit ?

- Oui, d'accord. À tout à l'heure.

- Super, à toute mon chat.

- Merci Lily.

Elle me répond un petit « de rien » tout tendre et ça me fait sourire. Je soupire tout en rangeant mon téléphone portable dans la poche de ma veste, et je réalise que je me sens un peu mieux. L'idée de passer un moment tranquille avec elle, d'aller manger un morceau à l'extérieur, me met du baume au cœur. J'imagine que je vais enfin pouvoir penser à autre chose, me détendre le temps de quelques heures, et je me sens déjà un peu plus léger.

Quand je vois le ferry qui navigue doucement vers l'embarcadère, je me décide enfin à quitter les lieux.

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Chez Lily, Greenwich Village | MANHATTAN – 6:59 PM.

Pour une fois, je suis en avance. Il est 6:59 PM lorsque j'enfonce le bouton de la sonnette et, quelques secondes plus tard à peine, la porte se déverrouille en un petit grésillement désagréable. Je grimpe dans l'ascenseur et n'en sors qu'au quatrième étage. Quand je sors dans le couloir, je souris en voyant Lily qui m'attend déjà sur le pas de la porte de l'appartement.

- Hey, toi.

Elle me serre délicatement dans ses bras tandis que la porte claque derrière nous. Je lui rends son étreinte, soulagé par sa présence, avant qu'elle ne s'éloigne.

- Il fait un sale temps, hein ?

- Ouais.

C'est à nouveau la tempête dehors. C'est exactement la même chose que le sale temps du début d'après-midi, à la seule exception que, désormais, le ciel est baigné d'éclairs et que les murs tremblent à cause du tonnerre.

- On commande des pizzas, du coup ? Ou du chinois ?

- Chinois, je veux bien.

- Cool.

- Tes parents sont pas là ?

Cela fait un moment que je n'ai pas vu mon oncle, ni ma tante d'ailleurs. En réalité, même si Lily et moi n'habitons qu'à quelques minutes, nos familles ne se côtoient pas beaucoup : son père est directeur d'une concession automobile de marque – Audi, bien évidemment – ce qui signifie qu'il est très souvent – pour ne pas dire toujours – surbooké. Sa mère, elle, est chirurgienne plastique et ne compte pas ses heures au boulot. La plupart du temps, lorsqu'ils trouvent du temps pour eux, ils préfèrent le passer calmement chez eux, en famille : je les comprends.

- Non, ils bossent. Enfin, maman bosse. Papa a une réunion, tu sais ce truc chiant où ils font le point sur les ventes... blablabla.

- Ouah, ouais je vois très bien.

Nous rions tous les deux, tandis que je m'installe sur le tabouret près du comptoir de la cuisine. Elle ouvre le frigo à la recherche de je ne sais quoi, et je souris lorsque je vois qu'elle en sort deux canettes de Dr Pepper.

- Merci Lily.

- De rien. Tiens, choisis.

Je regarde avec grand intérêt le flyer du restaurant chinois du quartier. Nems, salades, nouilles, plats cuisinés de porc et de poulet, riz, samoussas. J'en ai l'eau à la bouche rien qu'en le lisant et, finalement, je demande :

- Tu prends quoi, toi ?

- Le porc au caramel, avec du riz cantonnais. Ils offrent les chips de crevette.

- Oh. Bah... heu... les nems au poulet et une boite de nouilles aux crevettes.

- Tu vas réellement manger tout ça ?

- Bah... ouais ?

Je pouffe de rire quand elle fait les gros yeux, désespérée, tout en s'emparant de son téléphone portable pour passer commande. En moins de deux minutes l'affaire est réglée et la livraison programmée pour 8:10 PM exactement.

- Viens, on va se poser dans le canapé. Tu veux des chips ?

- Ceux au fromage ?

- Affirmatif.

Elle s'empare d'un paquet de chips dans le placard sous le bar, et nous nous installons sur le canapé ensuite. L'écran plat est déjà allumé sur une émission de télé-réalité stupide au possible. En temps normal j'aurais râlé qu'on regarde ça, là, en s'empiffrant de chips au fromage. Sauf que, en fait, c'est totalement ce dont j'ai besoin là : voir des gens débiles s'engueuler pour une assiette sale et d'extensions pour cheveux. Ce genre de programme m'aide à me sentir plus confiant et, surtout, à me sentir moins stupide.

- Alors, comment tu vas ?

Lily pose sa main sur mon genou et tapote ma peau à travers le trou de mon jean. Je remarque ses ongles manucurés et longs, couleur rouge sang. Elle me sourit tristement et ça me fait serrer le cœur.

- Pas très bien. C'est pas nouveau.

- Tu lui as parlé ? Je veux dire... depuis lundi.

Elle sait ce qui s'est passé lundi soir, à Central Park. J'étais tellement dans un état lamentable quand je me suis pointé mardi au lycée que j'ai été obligé de lui parler. Je n'avais pas dormi de la nuit et j'étais arrivé en cours les yeux rouges, totalement explosés, et tellement cernés que les poches sous mes yeux semblaient noires. De plus, je sais que j'ai perdu un peu de poids et que j'ai l'air perdu à longueur de journée.

- Je l'ai croisé au lycée, cet après-midi.

- Ah, et ?

- Et... , je pouffe de rire nerveusement. Il m'a embrassé.

- Tu te fous de moi ?

- Non. Je l'ai giflé.

Elle ouvre la bouche pour parler mais se ravise, sourcils froncés. Elle me regarde un moment, comme si elle cherchait ses mots ou la bonne chose à dire, avant de lâcher :

- T'as bien fait.

- Je sais pas, Lily...

- Si. Crois-moi. Il te fait tourner en bourrique, et il peut pas faire ça.

Je hausse les épaules : elle a raison, c'est vrai, mais qu'est-ce-que je pourrais répondre à ça ? Rien du tout, en fait. Je ne sais pas quoi dire de plus, pour la simple et bonne raison que je ne sais déjà pas ce que je pense réellement. Je suis totalement perdu, malheureux comme pas possible, et je me sens vide nuits et jours. Je n'ai rien d'autre à dire.

- Et toi avec Cody, alors ? , je demande pour changer de sujet.

- Tout se passe bien.

Je la vois rougir, gênée, tandis qu'elle baisse les yeux sur ses mains. À la télé, deux gonzesses s'engueulent parce que l'une accuse l'autre de lui avoir volé son mec alors que ce-dernier est une vraie chaudière : stupide, mais drôle.

- Mais encore ?

Je la taquine en lui faisant du genou, un sourire idiot au coin des lèvres, parce que je sais qu'elle me cache quelque chose. Finalement, elle capitule et soupire :

- Bon... on a couché ensemble. Ce week-end.

- Ah ? Parce que vous ne l'aviez pas déjà fait ? , je lève un sourcil.

- Figure-toi que non !

- Oh. Et alors ?

Je suis surpris, en fait. Je sais que Lily est une fille qui se respecte, bien sûr, mais je pensais que Cody et elle c'était affaire conclue depuis longtemps. Je me trompais.

- Et alors... c'était super. Je suis amoureuse de lui.

- Je suis heureux pour toi.

Je ne connais pas tellement Cody, mais il a l'air d'être un bon gars. Même s'il fait partie du trio le plus populaire du lycée, il est loin d'être ce genre de gars imbus de lui-même qui se pavane dans les couloirs par fierté. Il le fait, bien sûr, mais plus pour suivre le mouvement d'Emmett et de Kyle que par réelle envie. En fait, il a même plutôt l'air réservé et timide, voire un peu canard parfois.

- Merci, Evan.

Je lui souris. Elle est adorable, ses pommettes rougies par la gêne et le bonheur. J'ai conscience d'avoir été dans le même état lorsque je lui parlais d'Hayden, qui était en fait Diego, et je me sens soudainement ridicule : ça me manque. J'aimerais pouvoir lui dire que je suis heureux avec mon petit-ami, que je l'aime et qu'on est bien ensemble, mais ce n'est plus le cas. Je dois tourner la page, passer à autre chose.

Je dois l'oublier.

X   X   X

Il est 8 :40 PM et on dirait qu'une bombe a explosé dans le salon, notamment sur la table basse qui est recouverte d'emballages du restaurant chinois. Les lumières sont éteintes, la pièce est silencieuse et, sur l'écran plat, Elio et Oliver sont en train de flirter dans l'herbe.

Je n'arrive pas à quitter l'écran des yeux, totalement absorbé par la tension entre les deux acteurs. Je trouve qu'Oliver a un charme fou et les voir là, si proches et si attirés l'un par l'autre, ça me rappelle ce que j'ai pu ressentir avec Diego.

Un coup de tonnerre puissant, certainement causé par la foudre, me fait sursauter. Lily tapote sur l'écran de son téléphone, trop occupée à discuter avec Cody, tandis que je découvre pour la première fois Call Me By Your Name. Pour l'instant j'aime beaucoup : c'est le genre de film qui m'attire. Pas parce que l'histoire raconte celle de deux hommes, loin de là. C'est juste le genre de film que je trouve hyper artistique, très profond et agréable à regarder tout comme à écouter. Lily a l'air de s'ennuyer mais, personnellement, j'adore.

- Tu veux de la glace ? , me demande-t-elle soudain.

- T'as quoi ?

- Ben & Jerry's. Beurre de cacahuète ou brownie ?

- Brownie. S'il-te-plaît.

Après le repas que nous venons de nous enfiler, je ne pensais pas être capable de manger plus ce soir. Sauf que j'ai déjà l'eau à la bouche en imaginant cette délicieuse glace au chocolat parsemée d'éclats de brownie. Je souris, victorieux, quand elle me pose entre les mains le pot de crème glacée ainsi qu'une cuillère. Elle, elle s'est emparée de la glace au beurre de cacahuète : finalement, chacun y a trouvé son compte.

- Merci.

- De rien.

Nous commençons à manger notre dessert en silence. La texture douce et laiteuse de la glace dans ma bouche me fait du bien, et sa fraîcheur me fait du bien à la gorge et à l'estomac. Mes papilles sont ravies de goûter un peu de sucré après le gras et le sel des plats chinois, et j'en rajoute une couche en buvant une gorgée de soda.

- Tu sonnes, me dit Lily sans grand intérêt.

- Hein ?

- Y a ton portable qui sonne. Je crois.

Je tends l'oreille : elle a raison. Au loin, quelque part dans l'entrée, j'entends le bruit caractéristique d'un vibreur de téléphone. Lassé, je quitte le canapé et mes jambes lourdes me portent à peine jusqu'à l'entrée de l'appartement. Dans l'obscurité, je fouille les poches de ma veste avant d'en sortir mon téléphone portable.

Bien évidemment j'arrive trop tard, mais mon cœur se serre lorsque je vois que l'appel manqué vient de Diego. Je me mordille la joue un instant, mais j'hésite. Pourquoi m'appelle-t-il ? Et, surtout, pourquoi je devrais le rappeler ? Il m'a largué.

Sauf que je n'ai pas le temps de réfléchir, ou même encore d'hésiter, parce que l'écran de mon téléphone se rallume encore une fois et se met à vibrer de nouveau au creux de ma main. Sur l'écran, un cœur rouge est affiché ainsi que cette fameuse photo que j'avais prise de lui tandis qu'il souriait, au lit, nu sous les draps. Mon cœur s'emballe à ce souvenir et, amoureux transi, je décroche.

- Allo ?

- Evan ?

- Oui. Qu'est-ce-que tu veux ?

Je suis légèrement agressif, mais c'est ma façon à moi de me défendre et de cacher mes émotions. Je n'ai pas envie qu'il entende ma voix tremblotante, qu'il sache à quel point son appel me met dans tous mes états. C'est un peu une carapace, en fait.

- Tu... te parler. Tu es occupé ?

- Je suis chez Lily. Parler de quoi ?

- Tu te souviens de ce que je t'ai dit ... ? Ce soir-là dans ta chambre, avant que tu me dises que tu voulais te fiancer avec moi.

Il est bizarre. Je m'en rends compte, maintenant. Sa voix tremble, comme s'il avait peur, et je le soupçonne même d'être en train de pleurer. Sa respiration est un peu sifflante au bout du fil et j'entends le bruit du vent, signe qu'il est dehors. J'inspire profondément et, calmement, je m'installe sur le meuble dans l'entrée. Je réfléchis : nous avons parlé de tellement de choses ce soir là que je ne sais pas à quoi il fait allusion.

- Quoi donc ? À propos d'Harvard ? Des fiançailles ? De Skull ?

- De Skull.

- Oui, je me souviens.

Je me souviens parfaitement, en fait. Je me souviens qu'il m'ait avoué être impliqué dans quelque chose de dangereux. Je me souviens m'être mis à pleurer et m'être senti anéanti et brisé lorsqu'il m'a dit qu'il pourrait y laisser la vie. Je me souviens de tout, comme si c'était hier, et mes bras se recouvrent de chair de poule.

- C'est ce soir, Evan.

- Q-quoi ?

J'ai mal au ventre et j'en ai le souffle coupé. Je ne sais pas quoi dire, quoi faire, ou même comment réagir.

- C-comment ça, ce-ce soir ?

Je ne veux pas. Je ne veux pas qu'il fasse ce qu'il va faire, peu importe ce dont il s'agit. Je ne veux pas prendre le risque de le perdre ce soir. J'ai peur et, là, les larmes me montent aux yeux. Il est loin de moi et je me sens impuissant.

- Je t'appelais... je voulais entendre ta voix.

- Diego, attends, je...

- Je voulais m'excuser, aussi. J'ai jamais voulu te faire de mal, Evan. Je suis juste... j'ai pas su gérer et j'en suis désolé, d'accord ? J'espère que tu me pardonneras tout ça...

- Diego, s'il-te-plaît, écoute m...

- Tu sais que je t'aime, pas vrai ?

Je ferme les yeux, mon visage au creux de ma main gauche. Je tiens fermement mon téléphone contre mon oreille droite et mes muscles commencent à se crisper. Je tressaute, je tremble, tout ça parce que j'ai peur. J'ai l'horrible impression qu'il me dit adieu, et ça ne me rassure pas du tout. Bien au contraire. Je panique, tellement que les battements de mon cœur s'emballent.

- Diego...

- Tu le sais, hein ?

- Oui.

- Bien. Je voulais que tu le saches. Tu m'aimes ? S'il-te-plaît j'ai besoin de l'entendre.

- Te amo.

J'ai le cœur qui explose. Je sais à quel point il aime que je lui parle espagnol et je sais, là, que ça le touchera en plein cœur. Je l'entends soupirer d'aise, et couiner, avant qu'il ne dise tout bas :

- Tu mérites quelqu'un de bien, Evan. Et c'est pas moi.

Je renifle, les larmes coulent à flots sur mes joues. Je réfléchis à comment lui dire ce que j'ai sur le cœur : je ne sais pas comment lui dire encore une fois que je me fiche de ce qu'il a fait. Je me fiche de tout parce que je l'aime, et que je suis certain qu'il est le bon. Je ne veux que lui, peu importe le reste.

- Diego, je...

- J'dois te laisser. Te amo, Evan.

- Diego att-.

Je ferme les yeux quand j'entends le ce bip horrible dans mon oreille, signe qu'il a raccroché. Je suis en panique quand je réalise encore une fois, quand la réalité me frappe : je peux le perdre, ce soir. Il va faire quelque chose de dangereux dont j'ignore tout, et je ne sais pas comment gérer. Je me sens ridicule à rester planté là, assis sur la commode, le visage entre les mains et humide de larmes parce que je refuse de le perdre.

Acharné, mort de peur et presque hystérique, je le rappelle. Trois fois. Sauf que je tombe trois fois sur la messagerie et que je suis au bord de la crise de nerfs. J'ai peur. J'ai réellement peur. Tout un tas de questions me passent par la tête mais il y a une seule chose à laquelle je pense : je dois l'en empêcher. Quoi qu'il fasse ce soir, je dois au moins essayer de l'en dissuader.

À la vitesse de l'éclair j'enfile ma veste et mes chaussures, et me précipite dans le salon. Je ne prends même pas la peine d'allumer la lumière et, le souffle court, je balance tout-de-go :

- J'dois y aller. Merci pour ce soir... j'dois y aller.

- Evan, attends !

- Je t'appelle, promis.

Quand je m'engouffre dans la voiture et que je quitte ma place de stationnement, un éclair illumine le ciel et, quelques secondes plus tard, un coup de tonnerre puissant me fait trembler le cœur.

Je n'ai jamais eu aussi peur.

X   X   X

Appartement n°4, HLM E, Quartier de Brownsville | BROOKLYN – 9:36 PM.

Je martèle la porte de son appartement avec mes poings. Je suis à nouveau trempé à cause de la pluie, y compris ma veste. Je suis frigorifié, les doigts gelés, mais je m'en fiche. J'ai peur et, surtout, j'espère. J'espère qu'il n'est pas trop tard.

- Evan ?

La porte s'ouvre sur Andrea. Elle porte un pull trop large pour elle et un legging de sport. Elle a l'air relativement détendue et, là, je sais qu'elle n'est au courant de rien.

- Diego est là ?

- Non, il est sorti.

Le ciel me tombe sur la tête : j'arrive trop tard. J'en ai le souffle coupé et la nausée.

- Tu... tu sais où il est ?

- Non. Pourquoi ? Tout va bien ?

Je sais qu'il n'est pas dans leur foutu hangar, pour la simple et bonne raison que je suis passé devant à la vitesse de l'éclair et que tout était éteint. Il n'y a personne là-bas et je me demande bien ce qui est en train de se tramer. J'ai peur.

- Je... j'peux entrer pour l'attendre ?

- Heu... ouais. Viens, entre.

Je ne me fais pas prier lorsqu'elle ouvre la porte pour me laisser entrer. Il règne dans l'appartement cette douce odeur d'épices, caractéristique de la cuisine mexicaine d'Amanda. Cette dernière est installée sur le canapé devant Top Chef, et je viens la saluer.

- Holà.

- Holà, Evan.

Elle me serre dans ses bras tandis que je me penche vers elle pour lui rendre son étreinte. J'ai envie de vomir : elles sont calmes toutes les deux et n'ont aucune idée du danger dans lequel Diego s'est mis. Et, moi, je sais que je ne peux rien dire : s'il n'a rien dit, c'est pour les protéger. Il ne me pardonnerait pas d'avoir balancé : sa famille compte énormément pour lui.

- Mon chéri, tu es tout mouillé ! Prends des affaires à Diego et change-toi !

Amanda est un amour, vraiment. Elle m'apprécie beaucoup et n'a jamais porté de jugement sur moi. Elle accepte l'homosexualité de son fils, bien que ce ne soit pas facile à vivre dans un environnement comme le leur, et ça me réchauffe le cœur : elle aime ses enfants, plus que tout.

- Oui, merci.

Je lui souris tendrement, m'efforçant de rester calme, avant de me frayer un chemin jusqu'à la chambre de Diego. À l'intérieur, c'est comme dans mon souvenir : c'est le bordel, mais c'est lui. Son odeur embaume la pièce et ses vêtements sales jonchent le sol. Les draps de son lit sont défaits. Sur la chaise bancale de son bureau je repère le hoodie qu'il portait au lycée : noir, de marque mais usé. Quand je le prends dans mes mains pour le porter à mon nez, mon cœur s'emballe : son odeur. Sans hésiter, je retire mon hoodie et ma veste pour l'enfiler : il est trois fois trop grand pour moi, mais je m'y sens bien.

Quand je m'assoie sur le lit, perdu et effrayé, je m'efforce de ne pas pleurer.

- Rentre vite... Je t'en supplie.

Et je répète ça, en boucle et tout bas, comme une prière. Je prie. 

.   .   . #eastriverFIC 

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