CHAPITRE 40 - DIEGO
02.01.18,
Appartement n°4, HLM E, Quartier de Brownsville | BROOKLYN – 4:00 AM.
J'ai l'impression d'être vidé. J'ai mal au ventre et je pleure encore, un peu, mais je ne sais même plus pourquoi. C'est ce genre de moment où l'on se sent mal, plus bas que terre et aussi minuscule qu'un insecte, et qu'on ne sait pas exprimer ce mal être avec des mots car c'est trop bizarre et intense.
Je sens à peine les battements réguliers de son cœur sous ma joue. En revanche, je sens parfaitement son souffle chaud dans mes cheveux et ses doigts légers qui caressent mon épaule et ma nuque, se frayant quelques fois un passage dans mes cheveux. Sa présence m'apaise, même si elle est douloureuse aussi. Son odeur me calme, et la chaleur de son corps aussi. Le mien a cessé de tressauter à cause des sanglots mais, là encore, je sens des larmes silencieuses rouler sur mes joues.
- Shttt, calme-toi.
Il m'embrasse sur le haut du crâne, le nez enfoui dans ma tignasse de cheveux noirs et légèrement bouclés. Sa main sur ma nuque se pose sur ma joue, afin de maintenir mon visage posé contre son torse. Nos jambes sont emmêlées sous les couvertures et ma main repose sur ses abdominaux fins. C'est horrible ce sentiment d'être bien et d'être mal aussi en même temps.
- J'y arrive p-pas...
Je tremble encore un peu, et j'ai envie de pleurer même si je ne sais pas vraiment pourquoi. Je me souviens vaguement de la soirée ; l'intervention chez les mecs de Klayne, le retour victorieux au hangar et la petite partie de défonce avant qu'on ne rentre chez nous. Je crois me souvenir de Dgina assise sur les genoux de Miguel et Wayne ronchon à côté de moi, mais c'est tout. Tout est flou.
- Ça va passer.
Sa voix est douce et rassurante, et je sais qu'il a raison. J'ai pris deux pilules d'ecstasy et je suppose que, pour une première fois, c'était beaucoup trop. Mon corps et mon cerveau ne sont pas habitués à ses effets, et j'en subis désormais les conséquences. Même si je n'ai pas le courage de le dire à voix haute, les dents serrées malgré moi, je me promets de ne plus jamais toucher à une seule drogue de ma vie.
Je n'ai jamais été pour les drogues, c'est vrai, car voilà le résultat maintenant. J'ai toujours été conscient de l'état dans lequel toutes ces merdes nous mettent, et j'en ai toujours été effrayé. Mais ce soir j'avais besoin d'oublier : Dgina était totalement stone, un peu perchée dans son monde, et j'espérais moi aussi me sentir comme sur un petit nuage. J'espérais réussir à oublier le visage de Milo Klayne.
- P-pourquoi t'es l-là ?
Je bégaie malgré moi, la mâchoire crispée et le cœur douloureux. Je ne comprends pas pourquoi il est encore là, avec moi, alors que je lui ai tout avoué. Il est au lit avec un assassin, et ça ne semble pas le moins du monde le dégoûter, ou même l'effrayer. Je pensais qu'il se serait enfui, qu'il m'aurait hurlé de ne plus l'approcher, mais à la place il s'est mis nu pour moi et je ne comprends pas pourquoi il s'obstine à rester là.
- Quoi ?
- Avec moi... pourquoi ?
Je ne reconnais pas ma voix, qui bégaie et tremblotte. D'habitude, elle est toujours assez grave et rocailleuse, mais là elle est tellement aiguë que c'en est étrange. J'ai l'impression de ne plus être moi-même.
- Parce que je t'aime.
Je ferme les yeux et, d'une façon presque inconsciente, je viens blottir mon visage un peu plus contre son torse. Mon nez vient finalement trouver cet emplacement doux et rassurant, au creux de son cou et de son épaule. J'aimerais rester allongé là toute ma vie.
- Tu n'es pas un assassin, Diego. Je sais pourquoi tu l'as fait, et je ne t'en veux pas. Je t'admire. Beaucoup.
Il m'admire ? J'ai envie de vomir. Il ne devrait pas être fier de moi, même si j'ai tué Milo Klayne uniquement pour lui épargner des représailles de la part de Skull : je n'aurais vraiment pas supporté qu'Evan subisse quelque chose d'horrible par ma faute. D'ailleurs, il n'aurait jamais dû être mêlé à tout ça. Je hais Skull de m'avoir fait suivre lorsqu'il pensait que je n'étais pas fiable. Je déteste aussi Miguel.
- Maintenant, essaie de dormir.
Il m'embrasse sur le front, sa main protectrice posée sur ma joue, et il éteint la lumière de ma lampe de chevet. Malgré l'obscurité, je ne parviens pas à me calmer. Je ressens encore et toujours l'euphorie de l'ecstasy dans mes veines et, allongé là contre lui, je garde les yeux ouverts à fixer le néant.
Je ne tombe de fatigue qu'une bonne heure plus tard, alors que lui est déjà tendrement endormi contre moi.
X X X
Ce n'est pas la lumière du jour qui me réveille, contrairement à d'habitude, bien que les rayons du soleil caressent déjà les murs de la pièce. Quand je me redresse dans le lit, et que je me prends le visage entre les mains pour tapoter un peu mes joues, je constate que je me sens comme après une gueule de bois : ça tambourine dans ma tête, et j'ai la bouche si sèche que je pourrais boire des litres et des litres d'eau sans jamais être désaltéré.
Mon cœur se serre quand je remarque qu'Evan n'est plus là. Rien qu'à voir le jour dans la pièce, je suppose qu'il est aux alentours des dix heures du matin et je suis déçu de ne pas le trouver à côté de moi au réveil. Après tout, à quoi je m'attendais ? Je lui ai avoué avoir tué un homme : il a certainement besoin de temps désormais afin d'encaisser la nouvelle. Je l'imagine, là, seul, à réfléchir à tout ça. À nous. Il est certainement à Central Park – je sais qu'il adore cet endroit – à se poser tout un tas de questions sur nous. Peut-être se demande-t-il s'il a raison d'être avec moi ? Peut-être doute-t-il de nous ? Toutes ces question, je me les pose à moi-même depuis que j'ai appuyé sur la détente, et ça a le don de me rendre dingue.
Je me décide à quitter le lit après avoir entendu un bruit de vaisselle assourdissant dans la cuisine. Quand j'ouvre la porte de ma chambre, une douce odeur vient titiller mes narines : pancakes ? J'ai un doute. Il pourrait tout aussi bien s'agir de ce gâteau simple mais délicieux que fait maman avec les yaourts.
- Holà hermano.
J'ignore totalement Andrea qui, plantée devant l'évier, fait la vaisselle. Je retiens le sourire débile qui menace d'étirer mes lèvres quand je vois Evan, totalement craquant, qui fait cuire des pancakes sur la vieille gazinière de maman. Il me lance un sourire magnifique qui me fait fondre le cœur. Gêné par la présence d'Andrea, je m'approche d'eux sans oser faire le premier pas vers lui.
- Heu... salut.
Je reste planté là comme un imbécile : il est là. Il n'est pas en train de réfléchir à s'il doit me quitter ou pas. Il n'est pas à Central Park à se demander si je suis assez bien pour lui ou pas. Il est là, dans ma cuisine, à plaisanter avec ma sœur parce qu'il me veut moi et pas un autre. J'ai envie de le serrer contre moi, l'embrasser à en perdre haleine, mais je n'ose pas : la présence d'Andrea me met bien trop mal à l'aise pour oser poser mes mains sur lui. Je ne veux pas qu'elle voit à quel point je peux être amouraché.
- Salut toi.
Je me mords l'intérieur de la joue tandis que, pendant ce temps là, mon cœur s'emballe un peu : son sourire. Son fichu sourire. Il illumine son visage et, là, je jure n'avoir jamais rien vu d'aussi beau que lui. Le rouge lui monte aux joues. Quand je passe entre lui et Andrea pour me munir d'un mug dans le placard au dessus de l'évier, je laisse ma main traîner sur ses reins. Je profite de l'inattention de ma sœur pour lui voler un petit baiser sur la joue :
- Bonjour.
Je le sens se tendre contre moi, gêné, tandis que je regarde ce qu'il fait : une bonne dizaine de pancakes sont déjà en train de reposer, prêts, dans une assiette.
- Ça a l'air délicieux.
- Mange. Je les ai faits pour toi.
J'avoue que l'idée me plaît : mon petit-ami, chez moi, qui me prépare mon petit-déjeuner pour me faire plaisir. C'est adorable.
- Oh dirait un vieux couple tous les deux !, nous chambre Andrea.
- Oh tais-toi !, je grogne.
Je me munis de deux pancakes que je dépose dans une petite assiette. Je les pose sur la table de la cuisine, prêt à déjeuner, quand je sens Evan près de moi dans mon dos. Son parfum titille mes narines et c'est très agréable, au lever, de sentir son odeur. Je m'installe à table en silence tandis qu'il se laisse tomber sur la chaise près de moi, après avoir déposé sous mes yeux la bouteille de sirop d'érable.
- Merci, dis-je.
- De rien.
Il me sourit, tendrement, les yeux brillants. En fait, il me bouffe carrément des yeux et je ne sais même plus où me mettre. C'est gênant mais, en même temps, c'est très agréable.
- J'vais devoir y aller. Ma mère m'a appelé, elle veut que je rentre , m'informe-t-il.
- Oui, d'accord.
Je lui lance un regard en coin, avant de sourire, puis viens croquer dans une part de pancake. Je me sens bien : c'est chaud, sucré et doux. J'avais faim. Quand je lève les yeux vers Evan, je constate qu'il ne me quitte pas des yeux. Andrea, elle, est toujours en train de frotter les plats et les assiettes dans l'évier, tout en écoutant de la musique grâce à son téléphone portable.
- Viens.
Je quitte la table, un sourire en coin stupide, et fais signe à Evan de me suivre. Quand il entre après moi dans ma chambre, je viens refermer la porte. Tout doucement, je viens le plaquer contre. Il sourit contre ma bouche quand je viens frôler son nez avec le mien.
- Dis-donc, coquin, chantonne-t-il.
Je le fais taire en posant ma bouche sur la sienne. C'est l'explosion de saveurs, là. Je sens aussitôt le goût sucré de ses lèvres, mêlé à leur chaleur et leur tendreté. C'est ce genre de petit moment de bonheur suspendu dans le temps. C'est ce moment où je me sens moi-même dans ses bras. Je n'aimerais être nulle part ailleurs. Je soupire d'aise contre sa bouche quand il pose ses mains sur mes fesses, avant de les peloter légèrement.
- Putain... j'avais trop envie de t'embrasser , dis-je la voix enrouée.
- Moi aussi.
Jamais personne avant ne m'a fait perdre mes moyens comme lui. Jamais un garçon ne m'a fait autant d'effet, pas même ces mecs hyper bien roulés du Monster. Je n'ai jamais eu envie, avant Evan, de passer mes journées à toucher un corps et à embrasser des lèvres. Jamais. C'est tout nouveau pour moi, et je suis totalement accroc à tout ça.
- J'vais devoir y aller... arrête , ricane-t-il.
- Hm ? Non, j'crois pas.
Je l'attire contre moi, amusé, tout en déposant une pluie de baisers sur son cou et sa gorge. Il rit, tout bas, sa bouche contre mon oreille. Son corps plus petit que le mien mais musclé malgré tout me met en transe : j'ai une folle envie de le déshabiller.
- Diego... vraiment, je dois y aller. J'vais me faire engueuler.
D'humeur joueuse, la soirée chaotique d'hier me semble déjà bien loin. Je ne pense qu'à lui. Je mordille la peau de son cou dans le but d'y laisser un suçon : je sais que cela le met mal à l'aise, qu'il s'efforce toujours de les cacher, et ça m'amuse.
- Voilà , dis-je une fois terminé. Tu peux y aller maintenant.
Il me lance un regard noir clairement forcé avant de se libérer de mes bras. Il se plante devant le miroir au dessus de mon bureau et, amusé, je l'entends gémir.
- Tu fais chier, putain, j'fais comment maintenant ? , grogne-t-il en posant ses doigts sur la marque violacée dans son cou.
- Tu fais rien. Laisse-le comme ça, c'est sexy.
Il roule des yeux et soupire, désespéré par mes bêtises. J'aime le voir comme ça. Il s'approche de moi et pose ses mains sur ma taille.
- On se revoit quand ? , demande-t-il tendrement.
- Jeudi ? C'est ton anniversaire, il me semble.
- Oui.
Ses joues s'empourprent et, à vrai dire, les miennes aussi. J'avais oublié que nous sommes déjà le 2 Janvier et que, dans deux jours, il aura 18 ans. Je n'ai encore acheté aucun cadeau, ni même planifié quelque chose, et je me dis qu'il va falloir que j'y réfléchisse aujourd'hui. Je fronce les sourcils : qu'aimerait-il avoir pour son anniversaire ? Je doute.
- Je t'appelle, d'accord ? , dis-je.
- Oui, d'accord.
On s'embrasse chastement sur les lèvres pour nous dire au revoir, avant qu'il ne quitte la chambre. Je l'accompagne jusqu'à la porte, prêt à le laisser partir, mais je me ravise.
- Heu... je t'accompagne à ta voiture.
Je préfère, en fait. J'avais totalement omis le fait qu'il a pris un risque énorme en se pointant ici, au beau milieu de la nuit. Une Audi garée à Brownsville, ça ne passe pas inaperçue et ça a le don d'attiser les rumeurs et la jalousie. Je me demande même si nous allons la retrouver en bon état une fois descendus de l'immeuble.
- Bon... tu m'appelles, alors ?
Je le regarde ouvrir la portière de sa jolie voiture qui, finalement, n'a été aucunement amochée pendant la nuit par des petits cons. L'envie de le prendre dans mes bras me démange, mais j'opte pour la discrétion en m'appuyant de façon nonchalante contre la portière ouverte. Il s'installe sur son siège et, malgré moi, j'ai conscience d'être en train de le dévorer du regard.
- Oui. Sans faute.
- OK. Bye, alors.
- Te amo.
Il sourit comme un imbécile avant de démarrer le moteur, et je referme la portière sur lui après lui avoir fait un petit clin d'oeil taquin. Je le regarde s'éloigner, puis tourner à l'angle de la rue, avant de le perdre finalement de vue.
Quand je me retrouve à nouveau dans l'appartement, Andrea ne peut s'empêcher de couiner :
- Vous êtes trop mignons.
- Càllate. Ou est maman ?
- Partie faire quelques courses à l'épicerie.
Je hoche la tête, puis m'installe à nouveau en silence à la table de la cuisine. Je termine mon petit-déjeuner en fixant le mur, l'esprit embrumé. Je me repasse les événement d'hier soir : d'abord Evan, son corps nu contre le mien. Puis, ensuite, je me souviens de cette descente chez les gars de Klayne, avec Miguel et Wayne.
L'opération s'est en partie bien passée : je pense qu'on a assez cogné pour les faire flipper et les dissuader de nous mettre des bâtons dans les roues, mais on a aussi un peu ramassé. Je crois que Miguel s'est fait péter le nez et que Wayne a une dent cassée en plus de sa pommette légèrement égratignée. Moi, j'ai morflé, pour la simple et bonne raison que ma tête n'était pas à la baston : je pensais à Evan. Comme me le disait Skull, il est ma faiblesse : je suis incapable de me concentrer dès lors que son joli visage apparaît dans mon esprit. Résultat, un œil au beurre noir – encore une fois – une pommette enflée et le menton douloureux. Même si je n'ai rien de cassé, j'ai pris plus cher que Wayne et Miguel réunis.
- T'as foutu quoi hier, Diego ?
J'entends la voix d'Andrea, désormais froide et légèrement en colère. Quand je me tourne pour la regarder, elle a clairement l'air contrariée et semble m'en vouloir. Je fronce les sourcils :
- En quoi ça t'regarde ? , je tente.
- En quoi ça me regarde ? Oh, j'sais pas. T'sais, t'es juste rentré totalement défoncé et t'as failli me cogner. Et puis, au cas où t'aurais oublié, on vit sous le même toit , elle fait mine de réfléchir avant de reprendre : Ouais, franchement, en quoi ça me regarde ?
Je baisse les yeux, honteux : je me souviens alors de ce moment où je suis rentré, au plus mal et complètement stone. Je ne voulais voir personne, je voulais pleurer seul même si je ne savais pas réellement pourquoi j'avais les larmes aux yeux, et elle a insisté. J'ai pété les plombs, je l'ai carrément jetée hors de ma chambre, et je m'en veux.
- T'as vraiment de la chance que maman dormait et qu'elle n'a rien remarqué !
- J'suis désolé.
- Tu peux l'être. Tu fais n'importe quoi en ce moment, et t'es bizarre !
Elle a raison. Je déconne un peu, c'est vrai. Je fume beaucoup plus qu'avant – ça me détend – et je rentre parfois un peu bourré au beau milieu de la nuit après les soirées passées au hangar à fumer et à picoler de la bière avec les gars. C'est ma façon à moi d'oublier, en soit, même si je sais que ce n'est pas la meilleure solution.
- Tu sais, si tu veux pas me parler, je le comprends. Mais parle-en au moins à Abe. Il pourra t'aider, lui.
Elle me comprend mieux que quiconque ici – sauf peut-être Evan. Elle a clairement vu que ça ne va pas, que quelque chose me tracasse. Elle a compris que je ne veux pas lui en parler, en partie pour la préserver de tout ça. Le fait qu'elle ignore tout de moi, de ce que je fais avec les AlasNegras, ne peut que lui être bénéfique.
Contrairement à Evan, elle ne sait rien. L'ignorance vaut parfois mieux que la vérité.
X X X
Docks d'East River | BROOKLYN – 1:06 PM.
Je regarde Manhattan de l'autre côté, les hauts buildings qui brillent au soleil, les voitures sur le pont, les avions au dessus de la ville. Blotti dans mon pull que je porte sous ma veste en cuir, j'apprécie la fraîcheur de la brise qui passe légèrement à la surface de l'eau avant d'effleurer mon visage. Assis sur le quai, les jambes dans le vide et les pieds au dessus de l'eau, j'attends. Après trois sonneries, j'entends sa voix.
- Salut Diego.
- Salut Abraham.
Il y a un petit moment de flottement, où ni lui ni moi ne savons quoi dire. Je ne sais pas lui mais, moi, j'ai mal au cœur et au ventre. Une boule d'angoisse semble me compresser l'intérieur de la poitrine, tellement que j'en ai la nausée. Je me sens minable à nouveau, comme une merde, et entendre la voix de ce grand frère que j'admire tant à l'autre bout du fil me fait réaliser à quel point j'ai pas assuré.
- Tout va bien ? , demande-t-il inquiet.
- Oui. Enfin... non, en fait.
Je regarde un bateau qui passe sous mes yeux. Le genre de bateau attrape touristes qui fait le même trajet en boucle toute la journée, toute la semaine, toute l'année. Les gens, exposés à l'air frais et blottis dans des doudounes colorées, prennent Manhattan en photo. Je constate avec tristesse qu'aucun de ces abrutis n'est tourné vers Brooklyn : ils n'ont d'yeux que pour le luxe.
- Qué esta pasando ?
Je réfléchis à la façon dont je peux lui annoncer la nouvelle. Je ne l'ai pas eu au téléphone depuis des semaines et, depuis, il s'est passé plein de choses : Milo Klayne, Evan, mon jugement. Je n'ai pas envie de simplement lui dire que j'ai tué un homme – il ne comprendrait pas. Mais il me connaît, il sait à quel point protéger ceux que j'aime est important pour moi, alors j'espère qu'il comprendra.
- Tengo novio.
- Quoi ?!
Je me mords l'intérieur de la joue, gêné. Je n'ai pas peur, car sa réaction n'est pas signe de dégoût, je l'entends à sa voix. Il est plutôt surpris. Calmement, je répète :
- J'ai un copain.
- Diego... wow, je... heu... je sais pas quoi dire.
Je regarde autour de moi : l'endroit est désert et, là, je me sens comme au confessionnal d'une église. Abraham est mon confident depuis des années, voire plus qu'Andrea. Comme moi avec elle, il est toujours de bons conseils avec moi et c'est une oreille attentive. Il n'est pas du genre à juger les autres, du moment que ces derniers sont heureux. Alors, gêné, j'enchaîne :
- Il s'appelle Evan. Je l'ai rencontré au lycée, quand il a renversé ma moto alors que j'étais dessus. Je pensais que c'était un pendejo tu sais, et un abruti de fresa avec son Audi à la con, mais je me trompais. Il est génial.
- Wow, hem... Diego. Il roule en Audi ? , demande-t-il surpris.
- Ouais, je pouffe de rire. Et il habite à Manhattan et son père est flic.
- Tu te fous de moi ?
- Absolument pas.
Je me rends bien compte du ridicule de la situation : mon frère, qui a toujours été convaincu que j'aimais les gonzesses, apprend que j'ai un copain et que, de plus, ce dernier est fils d'un flic de Manhattan. Je pense que je réagirais de la même façon si les rôles étaient inversés, là. Je souris, tristement, avant de reprendre :
- J'suis... je l'aime, Abe. Vraiment. Il est... c'est Evan, quoi. Il est génial.
Je me sens soulagé de pouvoir enfin le dire à voix haute, vraiment, à quelqu'un d'autre qu'Evan. Je n'ai jamais avoué à Andrea mes sentiments pour lui d'une façon aussi claire, et ça me fait tout bizarre. Abraham reste silencieux au bout du fil, un moment, avant de reprendre :
- Oh, je vois. Je suis heureux pour toi. Mais vous êtes pas un peu... différents ?
Je comprends ce qu'il veut dire : lui fils de flic, moi gars des gangs. Lui qui vit à Manhattan, au milieu du rêve New-Yorkais, tandis que je galère dans l'un des quartiers les plus pourris de Brooklyn. Nos deux modes de vie sont totalement différents mais, en fait, je trouve que c'est ce qui fait le plus beau de notre relation : malgré le fossé énorme entre nous, l'amour est un peu plus fort que tout. Mon cœur se réchauffe.
- Si. Beaucoup en fait. Mais... c'est ça qui est bien.
- Je comprends. Depuis combien de temps tu es avec lui ? , demande-t-il.
- Hem... un petit moment, déjà.
J'ai honte de réaliser que je ne sais pas depuis combien de temps ça dure, nous deux. En fait, il faut avouer que cela a été compliqué : on s'est embrassés, puis éloignés, puis rapprochés, puis quittés, avant de se retrouver encore une fois. À partir de quel moment je peux commencer à compter les jours ? Notre premier baiser ? Notre première vraie discussion ? Je n'en sais rien. De toute façon, je ne suis pas le genre de gars canard qui compte les jours, les heures et les secondes passés en compagnie de son cher et tendre. Je trouve que les gens qui font ça sont totalement ridicules et, dieu merci, je ne suis pas comme eux.
- Mhmh, dit Abraham. Mais... ?
- Mais... tout allait bien, à un moment. On était heureux, ensemble, vraiment. Sauf que j'ai merdé et Skull m'est tombé dessus. Tu sais que j'ai pété la gueule d'un type ?
- Oui, Andrea me l'a dit. Tu aurais dû m'appeler, d'ailleurs. Bref, quel rapport avec Evan ?
- Le rapport ? Skull a payé ma caution. À partir de là, il m'a dit que je lui était redevable. Il m'a demandé de buter un type.
Je baisse les yeux sur mes cuisses, honteux, lorsque j'avoue ça à mon grand-frère. Je me sens minable, plus bas que terre, d'autant plus lorsque j'entends sa respiration se couper à l'autre bout du fil avant qu'il ne gronde :
- Tu l'as pas fait ? Dis-moi que tu l'as pas fait, Diego.
J'entends le désespoir dans sa voix, la peur et l'angoisse, et je me sens coupable. J'ai peur que son regard sur moi change : je ne supporterais pas qu'il me voie comme un pourri comme papa Luis ou Luis Jr.
- Je... j'ai pas eu le choix, Abe , j'avoue d'une voix faible et étranglée.
- Seigneur, non, Diego !
Il commence à m'engueuler, clairement, en mêlant des mots espagnols toutes les deux secondes. Je l'entends me dire que je n'aurais jamais dû me faire avoir par ce type, que je n'aurais jamais dû suivre les traces de papa et de Luis. Je l'entends me demander – m'implorer – de lui expliquer pourquoi je l'ai fait, pourquoi j'ai basculé dans cette délinquance là et, les larmes aux yeux, j'avoue :
- Il... il a menacé Evan. Un jour j'me suis pointé au hangar et il était là, ligoté sur une chaise. Abraham j'te jure, j'ai jamais autant flippé de ma vie, je renifle. Il m'a menacé de le défigurer au fer rouge si j'le faisais pas alors... tu sais à quel point ce type est taré. Si je l'avais pas fait, si j'avais pas tué ce type, il aurait fait du mal à Evan et... j'pouvais pas. J'suis désolé Abe... j'suis désolé.
Je me tais, vidé : c'est toujours aussi douloureux pour moi de repenser à cette histoire. Le souvenir d'Evan menacé au beau milieu du hangar me hante, tout comme le souvenir de la balle logée dans le crâne de Milo Klayne.
- Diego, je... wow. OK. Je comprends.
- J'voulais pas le faire... mais j'y ai été obligé. J'suis pas comme papa, j'suis pas comme Luis...
Skull n'arrête pas de me le répéter. J'entends en boucle ce discours là « tu es pire que ton frère Luis » ou le « tu suis les traces de ton père ». Je sais qu'il sait qui je suis au fond – un gars gentil et droit – et qu'il s'agit encore de l'une de ses tortures psychologiques pour me faire craquer, pour me faire sentir comme une merde. Il veut me faire douter, me faire péter les plombs, et j'ai peur qu'il y parvienne un jour : je commence déjà à croire que je ne vaut pas mieux que mon père.
- Non, Diego. Hé, écoute-moi, s'agace-t-il. Tu n'es pas papa. Et tu n'es pas Luis non plus. Tu n'as rien à voir avec eux, entiendes ? Tu as tué cet homme par amour, d'accord ? Je sais très bien que tu n'as éprouvé aucun plaisir à le faire, et voilà pourquoi tu es différent d'eux. Papa et Luis ne sont que des psychopathes. Ne laisse jamais personne te mettre ça dans le crâne, d'accord ? Jure-le moi !
Je sais qu'il a raison, dans le fond. Mais c'est difficile pour moi de me dire que je suis un gars bien après avoir tué un homme. Même si je l'ai fait pour protéger mon petit-ami, même si je n'ai éprouvé aucun plaisir à appuyer sur la détente, c'est toujours aussi douloureux et je ne l'oublierai jamais.
- Oui... juré.
- Je suis désolé, Diego. J'aimerais tellement être là... pour toi, pour maman, pour Andrea.
- Ne t'excuses pas. Tu as fait le bon choix, je ne t'en veux pas. Aucun de nous ne t'en veux.
C'est la vérité : même s'il a pris la fuite pour échapper au gang et à ce psychopathe de Skull, qu'il nous a laissés ici derrière lui, nous ne lui en voulons pas. Nous préférons le savoir heureux en Floride plutôt que malheureux ici. J'aurais certainement fait le même choix s'il n'y avait pas eu Andrea. Maman, bien qu'elle soit ma mère et la femme de ma vie, est une adulte et je sais au fond qu'elle aurait su se débrouiller sans moi. Mais Andrea... je n'ose même pas imaginer ce qu'elle aurait pu devenir si j'avais suivi Abraham.
- J'ai quelque chose à t'annoncer Diego. Je comptais t'appeler pour le faire, d'ailleurs.
- Oui ?
- Je... je vais me marier.
Je souris comme un idiot, les larmes aux yeux, parce que je suis heureux. Mon Abraham va se marier : je n'arrive pas à le croire.
- J'ai trouvé un boulot depuis quelques mois, m'annonce-t-il. Jess aussi. On s'est installés dans un petit appart' tranquille dans la banlieue d'Orlando. On s'est dit que ce serait le bon moment.
- Wahou, félicitations.
- J'ai mis de l'argent de côté et j'ai réservé trois billets d'avion, pour vous trois.
Je suis tenté de refuser, de lui dire que je refuse qu'il paie, mais je me souviens subitement qu'on n'a pas de quoi payer ne serait-ce qu'un seul billet. Entre le loyer à payer et les factures, il ne reste plus grand chose du peu d'argent que maman touche tous les mois à faire des ménages par-ci, par-là. Je me tais alors, et je réponds :
- C'est super, Abe. C'est prévu pour quand ?
- Trois semaines.
- Trois semaines ?! Tu comptais me le dire quand ?
- Justement, j'allais t'appeler ce soir.
- Bordel, mais, trois semaines ?
Je m'attendais à ce qu'il me sorte quelque chose du genre « cet été » ou « l'été prochain » mais en fait, pas du tout. Je suis sur le cul.
- Oui. On ne fait ça qu'en famille. En fait... on s'en fiche de faire une grosse fête. Je n'ai invité que vous et, Jess n'a invité que ses parents, ses sœurs et sa meilleure-amie. On préfère.
- Je comprends.
Je réfléchis : je préfère ça. Un mariage en petit comité, juste la famille, c'est sympathique. D'une certaine façon, aussi, je trouve ça romantique : pas de gens futiles autour d'eux. Simplement eux, les personnes qu'ils aiment le plus au monde et c'est tout.
- Merde, Diego, j'dois raccrocher. Je t'envoie les billets d'avion par mail ?
- Oui, d'accord. J'te rembourserai, Abe.
- Hors de question.
Je roule des yeux, tandis qu'il m'explique à la hâte qu'il doit retourner bosser en cuisine. Je souris comme un idiot, réjoui à l'idée qu'il va bientôt se marier et rassuré par le fait qu'il ne m'ait pas raccroché au nez après mes aveux. Puis, juste avant qu'il ne raccroche, une idée – carrément stupide je l'avoue – me passe par la tête :
- Hé, attends, Abe ?
- Ouais, quoi ?
Je me mordille la lèvre en pensant à son mariage. Gêné, je demande :
- J'peux venir avec Evan ... ?
. . . #eastriverFIC
Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top