CHAPITRE 31 - EVAN
29.11.17,
East Side Community High School | MANHATTAN – 10:02 AM.
Le cours de sciences humaines m'a semblé interminable. Il y avait longtemps que je n'avais pas décroché d'un cours de cette façon là : je ne sais même pas quel était le sujet de la session d'aujourd'hui. Pour être honnête, j'ai passé deux heures à regarder le ciel à travers la fenêtre. L'absence de Léa pour cause de rendez-vous médical m'a aidé à me perdre dans ma bulle : elle n'était pas là pour papoter, comme elle le fait souvent.
La salle de réfectoire est pleine à craquer, tous les élèves agglutinés à l'intérieur à cause de la météo capricieuse : un orage de grêle a éclaté il y a une bonne dizaine de minutes, et il fait désormais un vent à décorner les bœufs.
Au milieu de tout ce brouhaha collectif – rires, conversations entremêlées et cris amusés – j'avoue me sentir un peu seul. Je regarde Lily et ses amis assis à une table à l'autre bout de la pièce, tandis que je déguste un café ainsi qu'une viennoiserie assis seul au bout d'une table de quinze personnes. Je me sens mal.
Inconsciemment, je me mets à le chercher du regard même si je sais qu'il n'est pas là. Au fond de moi, j'espère l'apercevoir au milieu de tous ces gens insignifiants à mes yeux. Sauf que sa table habituelle est occupée par un groupe de filles totalement banales. Mon cœur se serre dans ma poitrine : il me manque. Je ne l'ai pas revu depuis dimanche, ce jour où il m'a largué en plein Central Park. Lundi, j'ai été soulagé de ne pas le croiser au lycée pour la simple et bonne raison que j'avais besoin de digérer la chose : le voir aurait été trop difficile. Sauf qu'il n'était pas là mardi non plus, que j'ai commencé à m'inquiéter, et qu'aujourd'hui mercredi je m'inquiète d'autant plus. Je sais à quel point il aime étudier et je ne peux m'empêcher de me faire des films quant à son absence.
Je n'arrête pas de penser au gang, à ce Miguel et à cet autre sale type qui, de toute évidence, tire les ficelles de tout ce réseau. Plus les jours passent, plus je me revois ligoté sur cette chaise à fixer le visage abîmé de Diego. Tout ceci me fait toujours aussi mal. Mon cœur se serre quand je réalise que tout est certainement lié : mon kidnapping et l'absence étrange de Diego, ce n'est sûrement pas une coïncidence.
- Salut. Je peux m'asseoir ?
Je lève les yeux vers Dylan Campbell, toujours aussi canon là debout devant moi. Il porte un pull noir et simple qui moule ses bras musclés et son torse, et son jean skinny moule aussi parfaitement ses fesses et ses jambes élancées. Sa bouche est pulpeuse et son teint est radieux. Je hoche la tête pour accepter.
- Pourquoi tu n'es pas avec Lily ?
- Pas envie.
Depuis le bowling, c'est assez tendu entre moi et Lily. Elle n'a clairement pas apprécié que je prenne la fuite et, moi, je n'ai pas apprécié ses réflexions à la con concernant mon copain. Enfin... ex copain. J'ai la nausée.
- Il s'est passé quelque chose ?
- On peut dire ça.
Je hausse les épaules, indifférent, même si au fond ça me fait de la peine. Lily est la seule vraie amie – et cousine, bien sûr – que j'ai ici. Je m'entends très bien avec Léa, mais cela n'a rien à voir. Lily c'est Lily, et ça me fait de la peine de me sentir si loin d'elle.
- Evan, hem... tu es sûr que ça va ?
- Oui, pourquoi ?
- J'sais pas. Depuis lundi t'es toujours tout seul et t'as l'air malheureux. Je m'inquiète pour toi.
Je suis surpris quand il pose ses doigts fins sur mon poignet, sur la table, pour m'encourager à parler et me rassurer. Je viens le regarder : ses yeux sont magnifiques. En fait, tout est magnifique chez lui, mais malgré ça il ne m'attire pas. Je le vois juste comme un bon pote super canon avec qui il ne se passera jamais rien. Diego hante encore mes pensées, jours et nuits, et il n'y a pas de place pour un autre que lui.
- Je vais bien.
- Un problème avec Diego ?
Je me crispe, me rappelant soudain qu'il est au courant pour nous. Je lui lance un regard et hausse les épaules, avant de croquer un morceau de ma viennoiserie. Je hoche positivement la tête : je n'ai aucune envie de lui raconter ma triste et minable rupture. En réalité, je n'ai pas envie de parler de Diego. Répondre que tout va bien m'évitera certainement d'en discuter.
- Evan, hem... tu sais que je t'aime beaucoup, pas vrai ?
Je hoche la tête tandis que mes joues se réchauffent un peu. Il caresse le dos de ma main avec son pouce et je suis gêné par ce contact, bien conscient que quelques élèves pourraient le remarquer.
- Il faut que je te dise quelque chose. Je... je fais pas ça pour foutre la merde, vraiment pas. C'est juste que... je tiens à toi et je ne veux pas que cet idiot te fasse souffrir.
Je fronce les sourcils, surpris par son air alarmé. Je sens une pointe d'amertume dans sa voix. Je ne comprends pas.
- Pourquoi tu me dis ça ? , je demande.
- J'ai vu Diego, hier soir. Au Monster.
Mon ventre se tord. Donc, pendant que j'étais incapable de dormir lui s'éclatait en boîte ? J'ai d'autant plus la nausée, désormais. Feignant l'indifférence, je hausse les épaules et ravale ma fierté :
- Il a le droit de s'amuser. Il fait ce qu'il veut.
J'enfourne mon dernier morceau de viennoiserie dans ma bouche avant de le mâcher nerveusement. Le regard que me lance Dylan en dit long sur ce qu'il pense : il est sous le choc.
- Evan... il remontait du sous-sol. Tu sais très bien ce qu'on y fait là-bas.
Je me mords l'intérieur de la joue, cessant subitement de mâcher et oubliant même d'avaler. Je le regarde, choqué par ce qu'il vient de me dire. D'abord, c'est le néant et l'incompréhension : je reste planté comme un idiot, statique, à encaisser la nouvelle. Puis ensuite, c'est la déception : mon cœur explose, mon ventre me fait mal, et j'ai les larmes qui me montent. Je suis triste, mais je suis surtout en colère.
- Cool pour lui.
J'ai l'impression qu'on vient de me planter un couteau dans le dos. L'imaginer au lit avec un autre gars me donne envie de hurler, mais je me retiens. Je ne supporte pas l'idée qu'un autre ait pu poser ses mains sur lui, l'embrasser et ne faire qu'un avec lui alors que j'en suis raide dingue. Je ne supporte pas le fait qu'un autre ait pu obtenir ce que je voulais tant de lui. J'ai la haine.
- Evan, putain, pourquoi tu réagis pas ? C'est ton petit-ami !
- Non, il ne l'est plus. Il fait ce qu'il veut, je m'en tape.
Je touille mon café, déjà presque froid, dans le gobelet en carton devant moi. Je fixe la boisson les yeux larmoyants. Je ne peux m'empêcher de penser que la couleur du café est similaire à la couleur de sa peau. Je suis en colère, et déçu.
- Merci de me l'avoir dit.
Sans un mot de plus, je prends la fuite : j'ai besoin d'être seul. J'ai envie d'être au calme, dans le silence, juste moi. Je n'ai pas envie qu'on vienne me parler de Diego, ni d'entendre des cours ennuyeux à mort ou des ragots dans les couloirs.
Quand je m'installe finalement derrière le volant de ma voiture qui, à mon grand soulagement n'est pas abîmée par la grêle, je démarre le moteur et commence à rouler.
Sans but, sans destination précise à atteindre, j'erre dans les rues de Manhattan à la recherche de calme et de sérénité. Poste éteint, je n'entends que le bruit du moteur et de la pluie sur la carrosserie, et ça me fait du bien.
X X X
Hayden Planetarium | MANHATTAN – 11:11 AM.
Je ne sais pas ce que je fiche ici, étant donné que j'ai du mal à comprendre l'astronomie. Pour moi, toute cette immensité est un mystère que je suis incapable de visualiser. En fait, tout ceci me fait froid dans le dos : nous existons, sur une planète qui nous semble immense, mais au final nous sommes minuscules au milieu de tout cet univers, la Galaxie, le Système Solaire. Pourquoi même existons-nous ? C'est cette part de mystère qui m'attire mais me repousse à la fois.
Diego m'aurait certainement donné une explication scientifique à tout ça : nous existons car les conditions de vie sur Terre le permettent, bla bla bla. Il n'aurait pas eu tort, car c'est en partie vrai. Mais moi je me dis : qui diable a décidé de foutre le premier dinosaure sur Terre ? Qui diable ensuite y a foutu les singes, qui ont ensuite évolué au point de devenir les Hommes que nous sommes tous aujourd'hui ? Moi, c'est cela qui m'intéresse. J'ai du mal à me dire que le premier être vivant sur Terre s'est créé à partir d'une bactérie ou je ne sais quoi du même genre.
Le planétarium Hayden est un endroit magnifique et passionnant, même pour quelqu'un comme moi qui ne s'intéresse pas forcément à tout ça mais qui se pose quand même quelques questions. Ce qui m'impressionne le plus ici, c'est la maquette à l'échelle de notre Système Solaire. Cela m'avait déjà frappé lorsque j'étais venu avec Diego, mais le Soleil est immense et la Terre, à côté, semble ridicule. Quand je l'imagine en vrai, ce que cela donne dans l'espace, j'ai le sentiment d'être aussi minuscule qu'un atome.
Je reste planté là un moment, à lire la fiche descriptive du Soleil. Je me souviens le cœur serré de ce moment où Diego m'avait tout expliqué, allant chercher dans sa mémoire des données scientifiques totalement incroyables. Un goût amer dans la bouche, je sors mon téléphone de ma poche. En quelques secondes, sous l'effet de la colère, je prends notre Système Solaire en photo avant de lui rédiger un SMS. Mes doigts frappent le clavier tactile avec colère.
✉ À : DIEGO ✉
11:17 AM – Pendant que toi tu te tapes des mecs pour oublier ta vie de merde, regarde où je suis, moi. Je pensais que je comptais pour toi, au moins un minimum. Je me suis trompé.
J'envoie le MMS sans même réfléchir, guidé par la déception et la colère. Dans ma tête, tandis que je déambule dans les couloirs et les salles du planétarium, je n'arrête pas de l'imaginer nu contre un autre gars. Je n'arrive pas à me sortir ces images de la tête, imaginant l'autre toucher ses tatouages et embrasser sa peau avec délice comme je me plaisais à le faire.
✉ À : DIEGO ✉
11:21 AM – J'espère qu'il baise bien, au moins. Et que t'as pris ton pied.
Les larmes aux yeux, j'envoie le message à nouveau sans réfléchir. Au fond de moi, je pense vraiment tout ce que je viens d'écrire même si, en temps normal, je l'aurais formulé avec plus de tact. Mais je me dis que, d'un côté, ce n'est pas plus mal : je veux qu'il soit conscient de la peine qu'il me fait. Je veux qu'il sache que je sais ce qu'il a fait, et qu'il s'en sente honteux.
Mon portable désormais bien rangé dans la poche de ma veste, je reprends mon chemin. Je me plante désormais devant l'affiche de Mars, et en lit rapidement les grandes lignes. 144 798 500 km². Température maximum de 293 Kelvin, soit 20°Celsius. Température minimum de -143°Celsius – ça caille là-bas ! – tandis que la température moyenne est, elle, d'environ -63°Celsius, soit 210 Kelvins. Faite majoritairement de dioxyde de carbone à 96%. Je suis certain que Diego connaît ces caractéristiques par cœur.
Intéressé, je me mets à lire toutes les affiches : Pluton, Saturne, Mercure, Vénus, Neptune, Uranus, Jupiter. Cela me prend une bonne vingtaine de minutes, même si je ne comprends pas grand chose. Certaines informations sont pour moi bien trop scientifiques et caractéristiques à l'astronomie, mais cela reste tout de même intéressant.
Je me retrouve finalement dans cette salle étrange, qui retrace grâce à des affiches, des vidéos et des archives la création de notre univers. Je suis planté devant une tablette qui diffuse une animation sur le Big Bang, quand deux mains se posent sur ma taille. Je n'ai pas besoin de me tourner pour savoir qu'il s'agit de lui.
- On peut parler ? , demande-t-il en sentant mon corps se crisper.
- J'ai rien à te dire.
- Evan. S'il te plaît.
Je capitule, prenant le chemin des toilettes sans même lui adresser un regard. Je sens sa présence dans mon dos tandis que je marche vers les sanitaires pour hommes, mais il ne me touche pas pour autant. Quand nous entrons dans la pièce, je le vois vérifier chaque cabine individuelle avant de tourner le loquet intérieur de la porte pour verrouiller les lieux. Il y reste planté devant, les bras croisés sur son torse, et je me sens pris au piège.
- J'ai vraiment une vie de merde, tu penses ? , demande-t-il amèrement.
- Tu te crois obligé de rappliquer où je suis à chaque fois que je dis quelque chose qui te déplaît ?
Je ne sais pas où je trouve les couilles de lui parler ainsi, de cette façon hautaine que je déteste tant, alors qu'au fond de moi j'ai juste envie de me jeter dans ses bras et le supplier de me reprendre. Mais je suis en colère avant tout, encore et toujours obnubilé par cet autre gars qui l'a touché.
- Arrête de jouer au con, Evan.
- Ah ! C'est moi qui joue au con ? T'es mal placé pour me dire ça, toi. J'ai pas baisé un mec en boîte, moi, et j'ai encore moins osé me planter devant toi en te disant qu'il faut qu'on parle !
Je croise mes bras contre mon torse moi aussi, planté devant lui. Je ne le quitte pas des yeux, le défiant du regard. Finalement, c'est lui qui baisse les siens avant d'avouer :
- C'était une erreur, Evan.
- Ouais. T'as dit la même chose à propos de nous.
Je me souviens de dimanche, à Central Park. On se quittait, et il m'a dit qu'avoir accepté d'être avec moi était une erreur. Je déteste ce mot.
- Arrête, tu sais très bien que ce n'est pas ce que je voulais dire.
- Mais tu l'as dit, pourtant.
- Bordel Evan, grandis un peu !
Il gronde, et décroise ses bras pour lever les mains au ciel. Je baisse les yeux sur ses poings serrés, ses bras reposant désormais le long de son corps : il est en colère et s'efforce de se retenir. Je tique.
- Quoi ? Tu veux me frapper ? , je provoque. Vas-y, je t'en prie.
Il s'approche de moi, menaçant. Je recule impressionné avant de me heurter au mur derrière moi, froid, à cause des carreaux de faïence. Ses mains se posent sur ma taille et j'en ai le souffle coupé. Je louche sur sa bouche avec envie.
- J'ai envie de tout, sauf te frapper Evan.
Je déglutis difficilement, perturbé par ses paroles : il a envie de moi, là. Il veut m'embrasser, me toucher, me presser contre lui. J'en ai envie moi aussi, mais je me dégage de ses bras pour revenir me planter au beau milieu de la pièce.
- C'était bien, alors ? , je demande amèrement.
- Quoi donc ?
- Bah ? Ta partie de baise avec ce mec.
- Comment t'es au courant, d'abord ? , il fronce les sourcils.
- Dylan t'as vu.
Je le vois fermer les yeux et inspirer profondément, s'efforçant de rester calme. Ses poings sont toujours serrés et, quand il rouvre les yeux, je me sens impuissant.
- T'es jaloux ? , demande-t-il.
- À ton avis ?
Est-ce-que je suis jaloux ? Bon sang, oui. Je suis jaloux de ce type mais je suis aussi en colère contre Diego. Il n'aurait jamais dû coucher avec ce gars, là. Moi, je ne l'aurais jamais fait.
- Tu vois, commence-t-il, je ressens exactement la même chose que toi, là, quand je te vois avec Dylan.
- Oh arrête ! , je m'agace. Il n'y a rien entre lui et moi, même si toi et moi on n'est plus ensemble !
- Comme tu le dis si bien, on n'est plus ensemble !
Il a l'air d'en avoir rien à foutre. C'est comme si son cœur était devenu de pierre, comme s'il ne ressentait plus rien. Il est sans peine ni pitié, là, et ça me fait mal. J'ai l'impression qu'il a effacé tout ce que nous avons vécu tous les deux.
- Ouais, c'est vrai , dis-je amèrement. Dans ce cas, pourquoi t'es là ?
- Je...
- Tais-toi. J'ai pas envie. T'as baisé un mec, t'as pris ton pied, c'est génial. Maintenant casse-toi. Et si vraiment tu veux plus de moi, fous-moi la paix.
Je tourne le loquet de la porte pour l'ouvrir, et lui fais signe de sortir. Il me lance un regard noir, où derrière se cache le regard amoureux et triste – je le sais – avant de sortir. Il vient frôler mes doigts avec les siens avant de s'éclipser.
J'ai honte de finir en larmes dans les toilettes du planétarium : je n'ai jamais été aussi en colère de toute ma vie.
X X X
Appartement n°14, Immeuble 050, Quartier d'East Village | MANHATTAN – 10:01 PM.
J'ai passé l'après-midi dans le lit, à enchaîner les 3 volets de Captain America sur mon ordinateur portable. Je n'ai pas trouvé l'envie de rédiger mon devoir maison de sciences humaines, ni de faire mes exercices de mathématiques. Je suis resté seul à la maison jusqu'à 9:30 PM, heure à laquelle maman est finalement rentrée d'une sorte de salon du livre spécial romans policiers, et voilà que nous sommes en train de nous engueuler. Elle n'est même pas fichue de me remercier pour le plat que j'ai cuisiné avec amour afin qu'elle déguste quelque chose de bon en rentrant. J'ai la haine, là aussi.
- Tu vas me dire pourquoi, oui ou non ?!
Elle est en colère parce que j'ai séché les cours. Papa, qui reçoit les SMS, l'en a informée. Je suppose qu'il a cru bon de lui demander de m'engueuler directement plutôt que le faire lui-même par téléphone. Je lui en veux : après notre coup de fil, celui où je lui ai parlé de ma rupture, je pensais qu'il serait un peu plus indulgent.
- Bordel, maman, j'ai loupé qu'une heure de cours, je terminais à onze heures dans tous les cas ! Il n'y a pas mort d'homme !
- Il n'y a pas mort d'homme ? Tu n'es qu'un petit con, Evan !
Je reste la bouche ouverte, choqué, un moment. En fait, je suis carrément sur le cul. Jamais elle ne m'a parlé ainsi. Je ne comprends pas son changement d'humeur soudain, elle qui est si douce d'habitude et qui déteste les gros mots. Je fronce les sourcils, prêt à répondre, mais elle enchaîne :
- Tu sèches les cours. Et en plus de ça tes notes sont en chute libre !
- Quoi ?!
- Oh ne fais pas l'innocent ! J'ai trouvé ton trieur, au beau milieu de la cuisine ! 8 en physique, 5 en maths, 9 en sciences, 3 en espagnol ! Tu files un mauvais coton !
Je capitule : elle a raison. Ces derniers temps, je fais n'importe quoi. Disons que je préférais passer mon temps libre avec Diego plutôt que travailler mes cours à la maison. Je n'ai pas ouvert mon agenda depuis près d'un mois, me récoltant des avertissements en masse en cours par les professeurs. Elle a raison, je n'ai rien à dire.
- Je suis désolé.
- Tu as un copain, je le comprends. Mais l'école, c'est important ! Tu veux devenir chirurgien ? Tu finiras à ramasser les poubelles si tu continues comme ça !
- Et alors ?
Je n'apprécie pas la réflexion qu'elle vient de me faire, là. Je craque nerveusement mes doigts, accoudé au comptoir de la cuisine, tandis qu'elle réchauffe le plat en le remuant nerveusement avec la cuillère en bois.
- Quoi, et alors ?! Tu veux finir éboueur ?
- Il n'y a pas de sous-métier, maman.
- Tu te fiches de moi ?
Je hausse les épaules. Je me fiche un peu d'elle, en fait. Bien sûr que j'aimerais devenir chirurgien et que ramasser des poubelles ne me branche pas trop, mais je fais surtout ça pour l'emmerder : je déteste cette façon qu'elle a de rabaisser les personnes qui font ce genre de boulot. Il n'y a rien de mal à travailler à la caisse d'un supermarché ou de nettoyer les rues. C'est un boulot comme un autre : on a tous besoin d'argent pour survivre.
- Depuis que tu es avec ce garçon, l'école te passe carrément au dessus ! Il va falloir que tu te calmes, Evan, et vite ! On est encore au premier trimestre, tu as le temps de remonter tes notes. On ne peut pas...
- Arrête de me prendre la tête, putain ! Bordel, maman, il est dix heures passées là ! T'as pas été là de la journée et la seule chose que tu trouves à faire c'est m'engueuler parce que j'ai séché une heure d'espagnol ! On s'en branle, putain !
- Non, on ne s'en branle pas ! , répète-t-elle. Ce garçon a une mauvaise influence sur toi, même si je ne peux pas nier qu'il a l'air de te rendre heureux. L'amour rend parfois aveugle, et c'est le cas, là, Evan ! Les sorties le soir c'est terminé. Désormais, tu resteras ici pour travailler !
Je râle. D'un côté je ne devrais pas m'énerver, car Diego et moi ne sommes plus ensemble et que, au final, je me fiche bien d'être privé de sortie. Mais elle m'énerve. J'ai l'impression d'être en train d'étouffer, de crouler sous les reproches. J'ai besoin d'air.
- Eh, si t'as passé une journée de merde moi j'y suis pour rien ! Merci de me tomber dessus comme ça, maman, franchement c'est super !
- Tu me parles mieux, Evan !
- Je te parle comme je veux ! T'arrive et direct tu m'agresse, j'ai pas envie d'être gentil !
- Au lit !
- Fais chier !
J'ai la rage. Qu'est-ce-qu'ils ont tous à me faire chier, aujourd'hui ? Sur un coup de tête, je pars dans ma chambre récupérer ma veste. Puis, les clés de ma voiture dans la main, je marche en colère vers la porte d'entrée.
- Où tu vas ?! , s'énerve maman.
- Je me casse. Je dors pas ici, c'est mort. V'la l'ambiance.
Je claque la porte derrière moi, pas le moins du monde perturbé par le fait que je m'enfuis de chez moi au beau milieu de la soirée. J'ai les nerfs à vif : à cause de Diego, à cause de maman et, surtout, à cause de moi. Je m'en veux de ne pas avoir été capable de mettre ma fierté de côté au planétarium. Je m'en veux d'avoir demandé à Diego de dégager plutôt qu'essayer de comprendre pourquoi il avait l'air si malheureux. J'ai été stupide, et je le regrette.
Dans ma voiture, j'allume immédiatement le chauffage pour me réchauffer. Je porte mes mains gelées sur le volant avant de quitter ma place de parking en direction de Brooklyn.
Je roule vers le danger, je le sais, mais Diego m'attire comme un aimant et je suis incapable de me calmer. Il est la seule personne qui puisse m'apaiser.
X X X
Appartement n°4, HLM E, Quartier de Brownsville | BROOKLYN – 10:47 PM.
Je suis planté devant la porte de l'appartement numéro 4. Je sais que je suis au bon endroit car, sur les sonnettes en bas de l'immeuble, le nom des Flores est gribouillé à côté du numéro 4. Sa moto est garée en bas, dans le hall dégueulasse et puant de l'immeuble, et j'ai peur de sa réaction lorsqu'il me verra là sur le pas de sa porte. J'ai essayé de lui téléphoner, mais bien évidemment il ne m'a pas répondu. Je suis mal à l'aise à l'idée de me pointer chez lui, chez sa famille, à presque onze heures du soir, mais en même temps je suis incapable de ne pas le faire.
J'inspire un bon coup avant d'abattre légèrement mon poing sur la porte. Je frappe trois coups, attends un instant, puis recommence. J'entends le verrou tourner à l'intérieur de l'appartement avant que la porte ne s'ouvre. Je me retrouve face à face avec une jolie brune à la peau basanée et aux sourcils garnis.
- Salut ? , dit-elle surprise.
- Hem... salut. Tu... tu dois être Andrea ?
Elle ressemble à Diego, même si je la distingue assez mal à cause de l'obscurité de l'appartement. Je remarque que toutes les lumières sont éteintes à l'intérieur, à l'exception de celle du couloir de l'entrée. Les yeux d'Andrea sont petits, et j'en déduis qu'elle était en train de dormir.
- Oui, c'est moi. Tu es Evan, c'est ça ?
- Ouais , je réponds gêné. Diego est là ?
- Non, il est parti après le dîner.
Je me mords l'intérieur de la joue, mort de honte. OK, donc, récapitulons : je viens de frapper à la porte de mon ex petit-ami, à une heure tardive, je tombe sur sa sœur et il n'est même pas là. Je crois n'avoir jamais rien vécu d'aussi gênant. Alors que je cherche mes mots, prêt à rebrousser chemin, Andrea prend la parole :
- Un problème ?
- Hem... je me suis engueulé avec ma mère et, hem... j'espérais que...
- Entre. Tu peux l'attendre dans sa chambre, il devrait pas tarder.
Je suis gêné lorsqu'elle se décale pour me laisser entrer dans l'appartement. J'hésite un moment, mais la curiosité et l'envie de le voir m'empêchent de refuser. La remerciant d'un hochement de tête et d'un petit sourire, je m'engouffre dans la pièce.
Dans l'obscurité, je distingue quand même les éléments principaux des lieux : un canapé, un vieil écran plat, une cuisine ouverte sur le salon, de la vaisselle sale dans l'évier et du bordel un peu partout. C'est petit, contrairement à chez moi alors que, techniquement, ils sont une famille bien plus nombreuse que la mienne. Je me sens intrus, pas à ma place, et gêné d'être ici. Quand Andrea allume la lumière du couloir que je devine être celui des chambres, je réalise que la famille Flores vit vraiment dans la précarité.
- Sa chambre est au bout du couloir, juste là.
Elle pointe une porte du doigt et je souris. Un écriteau « défense d'entrer » y est collé, juste à ma hauteur, et je ne peux m'empêcher de ricaner : c'est bien le style de Diego.
- Merci, Andrea.
- De rien. Je sais pas ce qu'il se passe entre vous, mais il ne va pas bien ces derniers temps. Te voir, ça lui fera du bien je suppose.
Je hoche la tête. Bien évidemment qu'il ne va pas bien : son taré de chef m'a kidnappé, menacé, et nous avons rompu. Je baisse honteusement les yeux sur mes pieds : tout est de ma faute.
- Je vais me coucher, m'annonce Andrea. Si tu veux boire quelque chose, les verres sont au dessus de l'évier et il y a des boissons au frigo. Fais comme chez toi.
- Merci. Hem... dors bien.
Elle me remercie avec un sourire. Quand la porte de sa chambre se referme sur elle, je me dirige vers la porte close de celle de Diego. J'abaisse la poignée, éteins la lumière du couloir, et trouve rapidement l'interrupteur pour sa chambre. Une lumière jaunâtre éclaire aussitôt la pièce en provenance d'une vieille ampoule mal fixée au plafond, juste au dessus du lit. Je regarde autour de moi.
C'est Bagdad, ici. Des fringues par terre – j'en reconnais la plupart – des cahiers sur son bureau dissimulés sous quelques t-shirts. Je repère une bibliothèque branlante dans un coin de la pièce. Je retire mes chaussures et, après avoir marché non sans difficulté jusqu'à elle, je regarde les livres qui s'y trouvent : des livres d'astronomie. Plusieurs atlas de photographies, plusieurs livres scientifiques – formules, composés chimiques et autres – spécifiques aux astres, et livres d'astrophysiciens. Il y a plusieurs œuvres de Stephen Hawking, notamment A Brief History of Time : From the Big Bang to Black Holes. D'autres essais d'astrophysiciens s'y trouvent – Hubert Reeves, par exemple – mais je ne sais pas réellement de qui il s'agit. Stephen Hawking est le seul dont j'ai réellement entendu parler auparavant. J'avais d'ailleurs trouvé le film qui retraçait sa vie très intéressant.
Après avoir jeté un coup d'oeil par la fenêtre, je retire ma veste. Je la pose sur le dossier de sa chaise de bureau avant d'oser venir m'allonger sur son lit, sur la couette. Je croise mes mains sur mon ventre, ma tête sur son oreiller, et je souris en voyant l'énorme affiche collée au plafond juste au dessus de mon visage : la Lune. L'image est magnifique, certainement tirée d'un revue scientifique.
J'aime sa chambre, parce qu'elle lui ressemble : le foutoir d'un gars qui se fiche de tout, sa passion rangée dans une bibliothèque, des livres de cours un peu partout parce qu'il adore étudier, et son odeur imprégnée dans les draps parce qu'elle est toujours forte même si elle est agréable. C'est lui, c'est Diego, et j'aime beaucoup ça. Je me sens mal à l'aise d'être ainsi chez lui, dans son cocon, alors que nous ne sommes même plus réellement ensemble lui et moi. C'est gênant, et j'appréhende sa réaction lorsqu'il rentrera.
Vêtu d'un jogging et d'un pull, je ne peux retenir le frisson qui me remonte le dos : il fait un froid de canard, ici. Sa fenêtre double vitrage est fermée, mais de toute évidence le chauffage ne fonctionne pas. Frigorifié – je commence aussi à m'endormir – je tire vers moi la petite couverture polaire qui recouvre sa couette. Je la remonte jusqu'à mes pectoraux, avant de m'allonger en position foetale. Ma tête enfouie dans son oreiller qui sent son shampooing aux agrumes, je viens éteindre sa lampe de chevet.
Aussitôt, je suis plongé dans le calme et le silence. Et, quelques minutes plus tard seulement, Morphée m'emporte dans ses bras.
. . . #eastriverFIC
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