CHAPITRE 12 - DIEGO

27.09.17,
Central Park | MANHATTAN – 9:31 PM

Je tape nerveusement du pied par terre, mon vieil iPhone 4 au creux de ma main droite. Je me sens ridicule, à cliquer sans cesse sur le bouton d'accueil afin d'allumer l'écran  : 9:31 PM. Une minute de retard. Je ne sais même pas s'il va venir. Je n'ai obtenu aucune réponse à mon message.

Je suis conscient de lui avoir carrément imposé le lieu et l'heure du rendez-vous, alors je comprendrai s'il ne venait pas. Je sais que j'ai été trop abrupt, trop autoritaire. En y réfléchissant, je ne sais même pas pourquoi je suis ici à cet instant précis, assis sur un banc face au carrousel à l'arrêt et fermé. Je ne sais même pas pourquoi j'ai envoyé ce message  : autant celui du rendez-vous que celui où je lui demandais s'il sortait avec Campbell.

En fait, au fond de moi, je sais pourquoi je n'ai pas pu m'empêcher de lui écrire  : j'ai vu rouge quand Dylan a passé son bras autour de ses épaules, comme s'il se l'accaparait. Il y a quelques semaines, j'aurais été jaloux d'Evan, rêvassant d'être à sa place. Aujourd'hui, j'étais jaloux de Dylan, si bien que j'aurais pu lui envoyer mon poing dans les dents ou le nez.

Je ne sais pas pourquoi j'ai réagi ainsi. Je sais que j'étais jaloux – un peu – et en colère, je ne suis pas dans le déni. En revanche, je ne sais pas pourquoi j'ai ressenti tout ça. Depuis cet échange de SMS, je n'ai pas cessé une seconde de réfléchir  : le sourire d'Evan, sa façon de me tenir tête, notre baiser, ma jalousie envers Dylan qui l'a approché d'un peu trop près. Toutes ces pensées se bousculent dans ma tête, si bien que je commence à avoir la migraine.

Je me sens honteux, aussi, d'avoir forcé son casier. J'aurais pu simplement lui parler, comme un homme normalement constitué, et lui demander son numéro. Sauf que non. Question de fierté. Je suis ridicule.

9:38 PM. Je serre les dents tandis que mon écran s'éteint. Les coudes plantés sur mes genoux, penché en avant, je fixe les aiguilles de pins qui craquent sous mes rangers en cuir. Je soupire, avant de venir passer ma main dans mes cheveux en signe de lassitude. Mon ventre se tord quand je réalise qu'il ne viendra pas. Je me sens stupide d'avoir pensé qu'il accepterait de me voir après la façon dont je lui ai parlé lundi soir.

Résigné, je range mon téléphone dans ma poche avant de me lever. Au loin, de l'autre côté des grilles du parc, j'entends les bruits de la ville  : le moteur des voitures, les conversations des passants, les klaxons. Mon cœur se serre à l'idée de quitter cet endroit calme au cœur de la ville  : Central Park est mon endroit préféré au monde. Un poumon au beau milieu de cette urbanisation de masse.

Les mains dans les poches de ma veste en cuir, mon casque de moto pendu à mon coude, je marche tête baissée en regardant mes pieds. J'apprécie le chant des oiseaux nocturnes, haut dans les arbres, et les senteurs florales. Le calme qui règne dans cet endroit obscur m'apaise.

- Diego  ?

Je me fige, comme un imbécile. Je n'arrive pas à retenir les battements endiablés de mon cœur qui s'emballe, ni le sourire idiot qui menace d'étirer le coin de mes lèvres. Doucement, je relève la tête et je me retourne. Je me mords l'intérieur de la joue pour ne pas sourire. Je le regarde.

Dans l'obscurité ses yeux brillent. Je les sais noisette, mais ils sont beaux quand même ainsi si sombres. Ses cheveux sont légèrement décoiffés à cause des quelques rafales de vent et son nez me semble légèrement rouge. Je fixe un instant sa bouche, avant de faire descendre mon regard sur son torse  : il porte un hoodie noir d'une marque de sport ultra chère et un jean hyper moulant, bleu foncé, troué aux deux genoux. Ses pieds sont fourrés dans une paire de sneakers de marque. Il est à tomber, ainsi habillé.

- Tu es en retard.

Ma voix est plus agressive que ce que j'imaginais. Je déglutis tandis qu'il me fixe, les mains dans les poches de son sweat. J'ai l'impression que ses yeux me fusillent et, d'un coup, je me sens totalement minable. Il me déstabilise.

- Désolé..., je m'excuse.

Il esquisse un sourire et fait quelques pas vers moi. Je reste planté là, droit comme un I, tandis qu'il vient se planter devant moi. Je ne le lâche pas des yeux une seconde, conscient d'être totalement envoûté par sa bouche et son visage magnifique. Quand il s'arrête là, à seulement quelques centimètres, l'odeur de son parfum vient chatouiller mes narines.

- J'ai cru qu'tu viendrais pas.

- J'ai failli ne pas venir.

Il est trop proche. Si la soirée commence déjà ainsi, je ne suis pas sûr d'arriver à tenir le choc. Je pourrais presque sentir son souffle sur mon visage s'il n'était pas plus petit que moi. Je baisse les yeux pour le regarder, à peine, tandis qu'il lève un peu les siens. Quelques mèches de ses cheveux tombent devant ses yeux  : je me fais violence pour ne pas y passer mes doigts.

- Tu as mangé  ? , me demande-t-il.

- Non.

- Viens.

Je fronce les sourcils mais je me décide à le suivre. En silence, nous déambulons dans les allées de Central Park jusqu'à ce coin un peu plus fréquenté. Nous croisons quelques personnes et des lumières de food-truck, marchands de fleurs et animations nous éclairent. Evan s'arrête devant un food-truck qui sert principalement des hot-dogs. Je fais la moue.

- Tu prends quoi  ? , me demande-t-il.

- Heu... rien, j'ai pas faim.

Comme un complot, mon ventre se met à gargouiller bruyamment à cet instant précis. Je déglutis, gêné comme si j'étais pris en flagrant délit, tandis qu'Evan tourne la tête pour me regarder. Un sourire amusé étire le coin de ses lèvres et ses yeux brillent. Wow.

- Tu es sûr  ? , il fronce les sourcils.

- Oui.

Je déglutis. En réalité, je meurs de faim. Je n'ai pas mangé depuis midi et ma séance de boxe au hangar après les cours n'a fait que me creuser l'estomac. Je me sens honteux  : je suis certain qu'il pourrait se payer un menu à 50$ dans un restaurant de petit bourge, alors que je n'ai même pas de quoi me nourrir d'un sandwich.

- Qu'est-ce qui ne va pas  ?

Je le regarde. Il pose sa main sur mon avant bras, comme pour me rassurer. Je frissonne à ce contact. Je déteste mon visage d'être parfois aussi expressif  : il a clairement vu que quelque chose me tracasse.

- Je... j'ai pas de thunes sur moi.

Il me sourit  : un petit sourire triste. Moi, je fais la moue. Je ne veux pas qu'il ait pitié de moi. Je porte mon attention sur le monsieur du food-truck qui s'adresse à nous. Evan prend la parole  :

- Deux hot-dogs et deux cornets de frites, avec deux cocas s'il vous plait.

- Evan...

Je suis gêné qu'il commande pour deux, bien conscient qu'il va payer pour moi. Je m'apprête à annuler la commande, à lui dire que je ne suis pas d'accord, mais il me lance un petit sourire tellement adorable que je me tais. Mon cœur s'emballe un peu  : il est gentil. Je suis mort de honte.

Environ deux minutes plus tard, nous reprenons notre route à travers les allées du parc. Mon hot-dog dans la main, j'en croque une bouchée avant d'enfourner quelques frites. Evan fait de même, marchant près de moi en silence. Il prend finalement la parole  :

- On se pose quelque part  ? , demande-t-il.

- Oui. Je te suis.

Côte à côte, en silence, nous marchons quelques mètres jusqu'à la pelouse. Nous nous installons dessus, adossés contre un immense arbre centenaire. Son épaule frôle la mienne, tout comme sa hanche, alors qu'il étend ses jambes devant lui. Moi, je garde mes genoux repliés contre mon torse. Un rapide coup d'oeil en l'air m'indique que le ciel ce soir est dégagé. Malgré les lumières de la ville, je distingue quelques étoiles et même quelques nébuleuses.

Tandis que nous mangeons, il n'y a que le silence, les bruits de la nature et de la ville au loin. Evan et moi nous lançons quelques regards dans l'obscurité. Il me sourit même de temps en temps tandis que je me contente de répondre avec une petite moue gênée.

Une fois notre repas terminé pour tous les deux, une dizaine de minutes plus tard passée dans le silence le plus total, Evan me demande  :

- Tu voulais qu'on parle  ?

Je le regarde du coin de l'oeil, tout en continuant de fixer le ciel. La lune est dissimulée derrière la cime d'un énorme pin, et je suis déçu.

- Oui, je voulais m'excuser.

Je ne sais pas s'il se rend compte de la chance qu'il a de m'entendre dire ça. En général, je ne m'excuse jamais. Que j'ai tort ou que j'ai raison, je ne suis pas doué pour me confondre en excuses. J'ai bien trop de fierté  : l'un des plus gros défauts de la famille Flores.

- T'excuser pour  ? , il demande à voix basse.

- Pour lundi. Je n'aurais jamais du... réagir comme ça. J'ai merdé.

Je n'arrive pas à croire que je suis posé dans Central Park avec Evan Wright. La vérité me frappe soudain, comme un uppercut venu par surprise me frapper la mâchoire. Je cligne des yeux plusieurs fois avant de finalement venir le regarder vraiment, comme si je voulais m'assurer qu'il est bien réel. Il me sourit.

- Je ne t'en veux pas.

J'aime la façon dont nous parlons  : à voix basse, à la limite du chuchotement. Il n'y a personne autour de nous mais nous discutons comme si nous essayions de nous cacher. J'apprécie  : c'est apaisant. Même si ce n'est que le début de la soirée, je n'ai pas peur de dire que j'aime passer du temps avec Evan.

- Tu devrais , je dis.

- C'est pas le cas.

Un petit sourire étire le coin de mes lèvres. Je pouffe de rire en l'entendant ricaner, un peu, avant qu'il ne vienne regarder le ciel. Je n'ose pas aborder le sujet du baiser.

- Je comprends, tu sais.

Je fronce les sourcils et me tourne vers lui. J'attends qu'il vienne me regarder. Quand il tourne finalement la tête, ses beaux yeux accrochent les miens et, tout bas, il dit  :

- Je sais que t'as pas une vie facile et que tu vis pas dans un environnement sécurisant. Je comprends que tu veuilles pas admettre que tu es gay. Je t'en veux pas.

J'ouvre la bouche pour parler mais je me ravise, surpris. Nous y voilà. La discussion tant redoutée est en train de débuter. J'hésite un instant avant de répondre, parce que je sais que je suis venu ici ce soir pour être sincère et pour jouer cartes sur table. Que ça lui plaise ou non, il va avoir droit a la vérité.

- Evan tu sais, je...

- Mais, il me coupe la parole. Est-ce-que ça représentait vraiment rien pour toi, ce baiser  ?

Je baisse les yeux, soudain honteux. J'ai beau faire le caïd les ¾ du temps, je suis totalement guimauve quand il s'agit d'Evan. Je l'étais aussi lorsqu'il s'agissait de Dylan Campbell, mais désormais c'est du passé.

- J'sais pas.

C'est la vérité. Je n'ai pas forcément envie de parler, mais j'ai envie de dire la vérité. Je n'en sais rien.

- C'est le bordel, Evan. J'en sais rien , je reprends.

- Je te plais  ou pas  ?

Je me demande un instant pourquoi il est là, près de moi, à discuter de ça. Je me demande pourquoi il n'a pas peur de moi, comme tous les autres au bahut. Ce gars est vraiment un mystère. Je souris. Autant quand je me pose la question à moi-même je ne sais pas quoi répondre, autant quand c'est lui qui me la pose je ne peux que dire  :

- Oui.

- Tu me plais aussi.

Nos regards s'accrochent. Je déglutis. À la lumière de la lune, son visage tourné vers moi, je vois sa carotide ressortir sous la peau pale de son cou. Une envie terrible d'y déposer mes lèvres me tord le ventre. Il m'attire comme un aimant. Cette fois-ci, mes yeux rivés sur son cou, c'est moi qui m'approche de lui. Quand je sens son souffle contre mon visage, je me recule subitement.

- Excuse-moi... je peux pas.

Il me sourit. Il accepte mes excuses et me comprend. Je lui en suis reconnaissant. Après quelques minutes de silence que nous passons à regarder le ciel, il prend la parole  :

- Pourquoi tu restes là  ? On vient de parler, c'est bon. , demande-t-il surpris.

- J'ai pas envie d'partir. J'suis bien là avec toi.

Au loin, quelque part sur la cinquième avenue, plusieurs sirènes de voitures de police se font entendre. Il doit certainement se passer quelque chose. Evan se tend contre moi. Je décide de ne pas relever. Finalement, il reprend la parole  :

- Je suis bien avec toi aussi.

Je ne sais pas décrire ce que je ressens à cet instant précis à l'intérieur de ma poitrine. C'est comme si le vide que je ressentais depuis des années était finalement en train de se faire moins important et moins douloureux. J'ai chaud au niveau du cœur et du ventre, et ma gorge est serrée sous l'émotion. J'inspire profondément pour calmer ce flots de nouvelles sensations étranges et je viens regarder le ciel. Evan fixe les étoiles, l'air concentré. Mon cœur s'emballe.

- Tu aimes les étoiles  ? , je demande avec intérêt.

- Sans plus. C'est juste apaisant.

Je scrute le ciel à la recherche de quelque chose qui, je l'espère, lui plaira. Je n'aime pas beaucoup parler de moi, laisser entrevoir aux autres que j'ai des passions et que je porte de l'intérêt à certaines choses. Mais j'ai envie d'apprendre à le connaître, vraiment. Et je sais que, dans ces cas là, c'est censé être 50-50  : je lui parle de moi, il me parle de lui. L'astronomie est le seul sujet que je n'ai pas peur d'aborder  : c'est l'un des seuls sur lequel je sois suffisamment calé pour ne pas avoir peur de dire de la merde.

- Regarde, tu vois ça  ? , je tends mon doigt vers le ciel. Cette... traînée de lumière et de toutes petites étoiles, comme un tapis  ?

Le parfum d'Evan emplit mes narines. C'est un supplice. Je meurs d'envie de blottir mon nez au creux du col de son sweat pour humer son odeur jusqu'à en perdre la tête. Je m'efforce de rester concentré sur le ciel.

- Oui, je vois. , me répond-il d'une voix douce.

- C'est la Galaxie d'Andromède. Au départ, les chercheurs l'avaient nommée «  nébuleuse d'Andromède  » mais après des recherches plus poussées, elle a été ré-classifiée Galaxie.

- Mh  ? , il tourne la tête pour me regarder, un peu, avant de reporter son attention sur le ciel.

- Elle est à 2.55 millions d'années lumières de nous. Tu sais ce que ça veut dire  ?

- Non  ?

- La lumière que tu vois a été créée alors qu'on n'était même pas nés.

Je baisse les yeux pour le regarder. Sa tête repose presque sur mon épaule tant nous sommes proches, désormais. Je ne saurais pas dire si c'est lui qui s'est rapproché de moi, ou si c'est moi qui me suis rapproché de lui. Néanmoins, cette proximité m'est agréable. Il hoche la tête, pour me montrer qu'il m'écoute. Je lui souris.

- Quel âge tu as  ? , je demande finalement.

- 17. Pourquoi  ?

Je déglutis, discrètement. 17 ans. Je le pensais plus vieux. Du haut de mes 19 ans, je me sens coupable. Je chasse ces idées de ma tête  : la différence d'âge, à cette époque de notre vie, ne compte pas.

- Si cette Galaxie se trouvait simplement à 2.55 années lumière de nous, au lieu de 2.55 millions, cela voudrait dire que la lumière que tu vois aurait été générée quand tu avais 14 ans.

- Wow... , il murmure en regardant le ciel. Et toi, tu aurais eu quel âge  ?

- 16 ans. 

Il fronce un peu les sourcils. Il réalise à son tour que nous n'avons finalement pas le même âge. Il devait certainement croire que j'avais 18 ans. Alors que ses yeux se perdent sur ma bouche, je décide de reprendre.

- Il y a mille milliards d'étoiles dans cette galaxie, toutes aussi uniques les unes que les autres.

Je ne dis rien de plus, tout simplement car je ne sais pas quoi dire d'autre. Je n'ai jamais vraiment été habitué à parler ainsi et, là, je crois que j'ai épuisé mon quota de paroles. Je me fige. Il se redresse contre l'arbre, séparant par la même occasion nos corps. Je me permets de me détendre un peu. Je le regarde tandis qu'il boit une gorgée d'eau d'une bouteille tirée de son sac à dos.

- Comment tu sais tout ça  ?

Son regard brillant vient se planter dans le mien. Il sourit, et je vois qu'il est surpris. Je hausse les épaules, avant de me racler la gorge. Je crache par terre, dos à lui, avant de venir poser ma tête contre le tronc d'arbre, yeux rivés sur le ciel étoilé.

- Je le sais, c'est tout.

- Tu aimes l'astronomie  ?

Il change de position, assis dans l'herbe face à moi. Il me scrute de haut en bas un moment, dans l'attente d'une réponse.

- Ça t'étonne  ? , je grogne.

- Oui, un peu.

Il me sourit  : un sourire adorable. Je lui souris en retour, avant de pouffer de rire. Finalement, je capitule  :

- Tu as combien de moyenne en maths  ? , je demande.

- Moi  ? , il fait les gros yeux. Heu... genre, 11. Pourquoi  ?

- J'ai 17 en maths. 19 en physique, et encore parce que j'ai pas rendu à temps un devoir maison. Autrement j'aurais 20. Alors oui, j'aime l'astronomie, même si ça ne sert à rien. Là où je vis, personne en a rien à foutre des notes. J'ferai jamais d'études de toute façon.

Je hausse les épaules pour donner l'air d'être détendu. Or, je ne le suis pas. Réaliser que je n'ai aucun putain d'avenir malgré mon dossier scolaire impeccable me donne envie de vomir.

- Wow... Diego je... pourquoi tu dis ça  ? Pourquoi tu pourrais pas faire d'études  ?

En guise d'encouragement, il pose sa main sur mon tibia. Mes jambes sont allongées devant moi, près de lui. Je regarde ses longs doigts fins et pâles sur le tissus de mon jean noir et je déglutis. J'ai trop parlé. Je n'ai pas envie d'aborder ce sujet-là.

- Peu importe, Evan. J'veux pas en parler.

- Oh... OK. D'accord... , il se tait un instant avant de reprendre d'une voix douce  : de quoi veux-tu qu'on parle, alors  ?

- De toi.

Il pouffe de rire et baisse honteusement les yeux sur ses doigts qu'il vient craquer nerveusement sur ses cuisses.

- De... de moi  ?

Son soudain manque de confiance en lui m'étonne. Il n'ose plus me regarder et se tortille comme un enfant qui attend sa punition après avoir fait une bêtise. Je me penche un peu vers lui et, du bout des doigts, je viens relever son menton pour qu'il me regarde. Je lui souris.

- Hé... oui, de toi. J'ai envie de te connaître, Evan. Vraiment.

Toutes mes barrières sont tombées ce soir. À quoi bon me cacher devant lui et m'efforcer de faire le dur  ? Il m'a percé à jour en seulement quelques jours tandis que d'autres, depuis des années, prétendent tout connaître de moi alors que ce n'est pas le cas. Ce qu'il voit ce soir, le Diego intéressé et délicat, c'est cette partie de moi que j'adore mais qui ne colle pas avec la vie au quartier.

- Je ne suis pas qu'un fresa, tu sais , il commence.

- Tu sais même pas ce que ça veut dire, cabròn.

Je me moque gentiment de lui, en ricanant un peu, avant de vite retrouver mon sérieux. Il vient me taper dans l'épaule avec son poing, avant de baisser la tête à cause de la gêne. Je l'entends rire  : c'est un magnifique son.

- C'est toi le cabròn, et je sais parfaitement ce que veut dire fresa dans ton jargon à toi.

- Voyez-vous ça , je ricane.

- Tu sais... , dit-il sérieusement, ma grand-mère est morte il y a deux ans. Mon père était son seul enfant, ce qui fait qu'on a touché son héritage. On a revendu sa maison dans le Michigan. Ma voiture que tu détestes...c'était un beau cadeau, oui, mais sans l'héritage je serais certainement à pieds ou dans les transports en commun.

Je vois qu'il déglutit avec difficulté et, là, je me sens comme une merde. Quand je pense que je l'ai mis dans la case «  fils à papa  » sans même le connaître, je me sens stupide.

- Evan, j'suis désolé je...

- Je t'en veux pas, tu pouvais pas savoir. Mais je te le dis  : je suis pas un petit bourge. Je... je sais que j'habite à Manhattan et que ma vie, en comparaison de la tienne, semble idyllique mais elle l'est pas. Vraiment.

- Evan...

Je me sens stupide. J'ai l'impression qu'il ne me parle même plus parce que je le lui ai demandé, mais tout simplement parce qu'il en a besoin. C'est comme quand on garde trop de choses pour soi et qu'au bout d'un moment on explose, parce que la coupe est pleine et qu'on ne peut plus encaisser le quotidien. Je connais ça moi aussi, à la seule différence que je ne parle pas quand j'en ai besoin. À la place, je frappe dans un sac de boxe ou sur les gens.

- Ma mère est écrivaine, ça paye assez bien, mais c'est banal. Mon père... son boulot paye super bien aussi, mais on ne roule pas sur l'or non plus. Il est flic, et à chaque fois qu'il quitte la maison le matin je psychote à me demander s'il rentrera vivant le soir.

Je me crispe. Je suis en train de craquer – clairement – pour le seul mec du lycée dont le père bosse à la NYPD. J'imagine sa réaction s'il apprenait que son fils fréquente un Flores  : il me ferait certainement la peau et me laisserait croupir en taule, comme mes connards de père et de frère.

- On pourrait rouler sur l'or. Mais... j'ai une sœur, tu sais. Elle a huit ans et... elle est malade. Elle a un cancer, une leucémie en fait, et ça fait plus d'un an qu'elle est internée à l'hôpital. Sa chimiothérapie coûte une fortune et... et, il renifle, et en plus ça fonctionne même pas. Je passe mes journées à m'inquiéter pour elle et à m'inquiéter pour mon père et... j'en peux plus. Parfois j'aimerais que... que tout s'arrête. Au moins le temps de quelques heures, pour souffler un peu.

Je viens le prendre dans mes bras. Il pleure, mais je sais que ce n'est pas de la tristesse. Loin de là. Ce sont des larmes de fatigue, parce qu'il est psychologiquement épuisé. Je caresse son dos avec ma main tandis qu'il repose son front contre mon épaule. Je ne lui murmure pas de mots réconfortants, parce que je n'ai jamais vraiment su consoler quelqu'un, mais je crois que le simple fait de le tenir ainsi contre moi l'apaise. Peu à peu, les tressautements nerveux de son corps se calment et je ne l'entends plus renifler. D'une petite voix, il avoue en se redressant  :

- Ce soir... ça me fait du bien. D'être avec toi... ça me fait oublier un peu le reste.

Je lui souris. Il essuie les larmes sur ses joues avec la manche de son hoodie et il vient soupirer, les épaules rentrées vers l'intérieur comme un animal battu.

- Ça va  ? , m'enquis-je.

Il hoche la tête. Je me crispe quand je le vois ramper vers moi. Mes muscles se tendent au possible quand il grimpe à califourchon sur mes cuisses. Il pose ses mains fines sur mes pectoraux et, à cet instant précis, je maudis ma veste et mon t-shirt de séparer ses mains de ma peau.

- J'ai envie que tu m'embrasses.

Son murmure s'écrase sur mon visage. Je sens ses mains remonter vers mes épaules, vicieusement mais légèrement à la fois, avant que ses doigts ne se plongent dans mes cheveux sur ma nuque. Je sens son souffle sur mon visage et nos ventres se rencontrent. Oui, décidément, je maudis ces fichus vêtements de nous séparer. Je louche sur sa bouche, à quelques centimètres de la mienne.

- On peut pas. , je gémis.

- S'il te plaît... , supplie-t-il.

Mon nez trouve sa carotide. Il caresse mes cheveux et presse son corps contre le mien avec envie. Si je n'avais pas un minimum de décence et de self-control, je serais probablement déjà en train de bander. Or, je me l'interdis. Je ne veux pas qu'il pense que je suis ce genre de gars là, même si j'ai clairement envie de lui sauter dessus, là.

- Diego...

J'inspire profondément son odeur comme un camé snifferait son rail de coke. C'est planant. Ma bouche vient trouver la peau laiteuse de son cou et j'y dépose une pluie de baisers et de tendres morsures. Ses doigts s'agrippent à mes cheveux, fort, et il balance la tête en arrière en un gémissement carrément sensuel. Il soupire d'aise tout en se cambrant contre moi. Mes lèvres claquent sur sa peau et je me maudis  : je meurs d'envie de lui arracher ses vêtements.

- Me vuelves loco...

En général, quand je commence à mêler des mots espagnols dans ce genre de situation, c'est mauvais signe  : je me perds. Là, c'est lui qui a de l'emprise sur moi et non l'inverse. S'il le savait, il pourrait faire de moi ce qu'il veut. Ma main droite se glisse sous son pull entre nos corps, et je caresse son ventre. Je remonte mes doigts jusqu'à ses pectoraux où je viens frôler ses tétons. J'en fais rouler un sous mon pouce, tout en dévorant son cou. Il soupire, ses mains fourrageant dans mes cheveux et sa bouche contre mon front. Sa peau est douce, agréable, et j'adore son goût légèrement salé.

- Diego... besame...

Je plante mes dents dans la chair tendre du creux de son cou et de son épaule. Ma main gauche vient trouver la droite, sur ses côtes. L'entendre me parler espagnol m'excite plus que tout autre geste ou tout autre parole. Ses mains fourragent dans mes cheveux et, alors que mon visage remonte vers sa bouche pour l'embrasser, je me stoppe net dans ma progression lorsque j'entends  :

- Pédés de merde... prenez-vous une chambre.

En moins de temps qu'il ne faudrait pour le dire, je repousse Evan qui tombe à la renverse près de moi. Les cheveux en bataille, les muscles bandés au possible, je fais désormais face à ce connard de type qui nous regarde d'un air dégoûté.

- T'as dit quoi là  ?!

- Tu vas faire quoi, me frapper  ? , me provoque-t-il en ricanant. Retournes baiser ta pédale de copain et laisse moi passer.

Mes poings. Je ne les contrôle plus. J'en abat un premier sur son nez, l'autre au creux de son estomac, et je recommence. Je suis conscient qu'il me décroche quelques droites maladroites, mais je suis bien plus fort que lui. Il ne tarde pas à tomber au sol. Fou de rage, dans cet état second qui me fait perdre le contrôle, je lui fous la rouste de sa vie.

- Hijo de puta , je cogne.

- Diego... Diego, arrête, stop.

Je sens vaguement les mains d'Evan sur mes épaules et mon visage. Il essaie de me faire émerger, je le sais, mais la seule chose qui me préoccupe, là, c'est le visage ensanglanté de ce type. Je n'arrive pas à arrêter de cogner, mais pourtant j'en ai envie.

- DIEGO STOP PUTAIN  !

Je me sens vaguement tomber en arrière. Mes yeux fixent les étoiles un moment, tout est flou, puis je sens deux mains sur mes joues. Quand je sors de ma léthargie, je vois les beaux yeux d'Evan. Ce dernier se tient près de moi tandis que, toujours allongé sur le dos, je cherche l'air.

- Arrête. S'il te plait. Tu vaux mieux que ça.

- J'suis désolé...

Je me relève les jambes engourdies, tremblant de rage de la tête aux pieds. Le type gémit de douleur par terre et, mon premier réflexe, c'est regarder autour de nous pour m'assurer que personne ne nous a vus. Heureusement pour nous, cet endroit est très peu passager.

- On se casse, Evan. Viens.

- Mais, et lui on peut pas le laisser comme ça, t'es sérieux là  ?

Il panique et, d'un côté, je le comprends. S'il n'avait pas été là, j'aurais certainement achevé se connard sans même m'en rendre compte. Il est dans un sale état, certainement défiguré pour une durée indéterminée. Il ne semble même plus avoir la force de se relever. D'un geste que je sais un peu trop brusque, je viens prendre le bras d'Evan dans ma main pour l'attirer à moi.

- C'est comme ça que ça marche chez moi, Evan. On se bat et on se casse. Y a pas de place pour les remords.

Il me regarde, hésitant. Finalement, il me suit jusqu'à la sortie du parc. Ce sale type nous a gâché la soirée  : je sais que je ne vais pas redescendre en pression d'ici deux bonnes heures et je ne veux pas qu'Evan me voit ainsi. Je ne veux pas risquer de le blesser, maladroitement.

- Où on va  ? , demande-t-il alors que je grimpe sur ma moto.

- J'te ramène. Désolé.

Cette fois-ci, sans hésitation, il passe ses bras autour de ma taille avant de nouer ses mains contre mes abdominaux. Mon casque sur sa tête est légèrement trop grand pour lui, mais je préfère ça plutôt que prendre le risque qu'il se blesse. Quand j'y pense, le ramener du Monster vendredi soir, bourrés tous les deux et sans casque, était carrément irresponsable.

Alors que je dévale la cinquième avenue, je m'efforce de respirer l'air pollué à pleins poumons. L'odeur d'Evan virevolte autour de mon nez et ça m'apaise, tout comme la chaleur de son corps. À mesure que nous descendons vers East Village, je sens les battements de mon cœur se calmer et ma respiration se faire de plus en plus régulière  : c'est l'effet Evan. Sa présence est bénéfique pour moi.

- Ne te gares pas devant chez moi, mes parents pourraient nous voir.

Les poils se dressent sur mes bras dans les manches de ma veste  : son murmure au creux de mon oreille met tous mes sens en éveil. Je m'arrête finalement à quelques immeubles du sien. Je vois son Audi garée le long du trottoir à quelques mètres de là. Je n'éteins pas le moteur. Je me sens minable quand il descend de la moto pour se planter devant moi. Je récupère mon casque.

- Je suis vraiment désolé, Evan. Je voulais pas que tu voies ça... c'est pas moi ce gars-là.

Je ne sais pas pourquoi sa vision de moi m'importe autant. D'habitude, je me fiche du regard des gens  : ils peuvent penser que je suis violent, stupide, terrifiant ou pauvre, je n'en ai rien à faire. C'est différent lorsqu'il s'agit de son regard à lui  : ça me préoccupe.

Je me crispe, encore une fois, quand il vient poser sa main sur ma joue. Il caresse ma peau avec son pouce alors qu'un petit sourire triste étire ses lèvres. D'une voix faible, triste mais à la fois fière – il me semble – il murmure  :

- Je sais.

Cette fois encore je suis tenté de l'embrasser. Quand il est là, sur le point de me quitter, je serais prêt à n'importe quoi pour le garder là un peu plus longtemps. Sauf que je me l'interdis. Evan et moi ne sommes pas faits pour être ensemble. C'est un garçon sans histoires, moi je viens du quartier. Son père est flic, je fais partie d'un gang. C'est un garçon calme et posé, je suis une vraie bombe à retardement. Nous ne sommes pas du même monde et, encore une fois, réaliser que je ne peux pas être heureux à cause de ma putain de vie de merde me troue le cœur.

Quand il tente de poser sa bouche sur la mienne, je tourne la tête à contrecoeur. Son nez s'écrase sur ma tempe et ses lèvres frôlent ma joue.

- J'peux pas Evan.

- Pourquoi  ? , il trépigne, son visage trop près du mien.

- Tu sais très bien pourquoi.

Je lui lance un regard tout en le repoussant d'une main sur l'épaule. Je le pousse sur le trottoir, loin de moi. Je n'ai qu'une envie au fond de moi  : l'emporter sur ma moto et rouler loin de toute cette merde, finir cette soirée en beauté.

- Diego.

Je ne réponds pas et, le cœur en miettes, je quitte la rue en faisant gronder le moteur de ma moto.

Quand je passe de l'autre côté d'East River pour revenir à la réalité, lancé à pleine vitesse sur le pont de Brooklyn, je réalise  : j'ai carrément craqué pour Evan Wright.

.   .   . #eastriverFIC 

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