⁖ 7 · Lénaëlle


Vendredi 26 octobre 2540

Quartier Nayë – Levaria

KarMane


Un bruit désagréable me sort de la léthargie dans laquelle j'avais plongé avec délice. J'aurais préféré y rester encore un petit moment, mais ma conscience en a décidé autrement.

Je papillonne des yeux et fixe le plafond, d'une blancheur immaculée. Pourquoi mon corps me paraît-il aussi lourd ? Alors que je veux lever le bras pour me passer la main sur le visage, celui-ci ne répond pas à mon signal. Je ferme les yeux et tente de me redresser, mais mes muscles refusent d'obéir. En plus d'être douloureux, ils restent raides. Je rouvre les yeux et baisse le regard. Un masque transparent emprisonne mon nez et ma bouche. Je jette un œil à droite et à gauche, sans bouger la tête ; je suis entourée de machines. Qu'est-ce que ça veut dire ?

La panique me saisit et dans un sursaut d'énergie, mon bras gauche frémit de quelques millimètres. Une silhouette se redresse aussitôt et si j'avais pu crier, je me serais sans doute arraché les cordes vocales. Mes rétines, encore engourdies, ont du mal à ajuster la mise au point sur la personne en contrejour qui se penche vers moi.

— Jean. Fais appeler un médecin, elle vient de se réveiller.

Cette voix. Je dois rêver. Oui, c'est ça. Encore un de ces songes tordus dont moi seule ai le secret. Ils ont toujours l'air si réels qu'au départ je pourrais m'y méprendre, mais ce ne sont que des rêves. Ou des cauchemars.

Délicatement, l'homme m'enlève le masque du visage. Ses traits se précisent peu à peu, comme s'il se matérialisait devant moi. J'ai dû m'assoupir dans le navirovan. L'altitude m'a toujours fait faire des rêves étranges. Pourquoi songerais-je à lui dans une chambre d'hôpital ? Peut-être suis-je en train d'écouter un de leurs morceaux pour bien m'en imprégner avant le rendez-vous ?

— Lénaëlle, c'est ça ?

Un grognement s'échappe de ma gorge et je tente une nouvelle fois de me redresser. De temps en temps, il m'arrive de rêver que je dois courir, mais la gravité est souvent bien plus importante et mes jambes deviennent alors de plus en plus lourdes, comme si elles voulaient se fondre dans le sol pour m'y clouer à tout jamais. Là, c'est un peu la même chose, mais avec ma voix.

L'homme se penche davantage vers moi et m'aide à me redresser en calant l'oreiller dans mon dos. La douleur éclate, aussi inattendue que violente. Je serre les dents et agrippe le drap de toutes mes forces comme si j'espérais pouvoir lui transférer toute ma douleur. En vain.

— Ça va ? s'inquiète celui qui se tient toujours à mon chevet.

— Qui es-tu ? arrivé-je à grogner après avoir retrouvé un semblant de respiration.

— Tu ne sais pas qui je suis ?

Il a l'air plus inquiet que contrarié. Et moi, je me sens mal. J'ai chaud. J'ai froid. J'ai faim. J'ai envie de vomir. J'ai la tête qui tourne. Les jambes qui me démangent.

— Je crois que c'est le bon moment pour me réveiller, marmonné-je.

— Pardon ? Tu n'as pas l'air bien. Qu'est-ce qu'il fout, Jean ? jure-t-il plus bas.

Un flash me saisit. L'embarcadère. La foule qui s'agglutine. La bousculade. Ce groupe qui me projette dans la masse sans que je n'aie rien demandé. Eux. Ceux que je dois rencontrer dans quelques heures. Lui. Ce couteau.

Je porte une main à l'arrière de mon dos. Mes doigts tâtent doucement le côté gauche, vers le bas. Une compresse est maintenue par un bandage qui m'entoure la taille. La nausée me reprend, plus virulente encore, et une goutte de sueur coule le long de ma tempe.

L'instant d'après, un linge humide s'applique sur mon visage. Je repousse la main qui le tient et regarde droit dans les yeux son propriétaire.

— Je ne suis pas en train de rêver, alors ?

Il secoue la tête et ses cheveux noirs lui balayent le front, tandis qu'il triture les trois anneaux de son oreille gauche.

— Qu'est-ce qui s'est passé à l'embarcadère ? murmuré-je plus pour moi-même que pour mon interlocuteur.

— Un tremblement de terre a eu lieu.

— Un tremblement de terre ? À Levaria ?

— Les scientifiques ne l'expliquent pas, car nous ne sommes pas situés sur une zone sismique, pourtant les faits sont là.

— Pourquoi es-tu là ? lui demandé-je alors abruptement.

Il retient un sourire en fronçant légèrement le nez, puis s'éclaircit la gorge pour me répondre d'un ton sérieux.

— Même si toute la presse affirme le contraire – et on travaille dessus avec Phoenix –, tu m'as sans doute sauvé la vie ce jour-là en t'interposant devant ce type. Alors, je viens prendre de tes nouvelles tous les jours. Et il faut avouer qu'ici c'est calme.

Ça fait trop d'informations d'un coup à digérer. Me suis-je vraiment interposée comme il le dit ? Pourquoi la presse dirait-elle le contraire ? Et... tous les jours? Puis... calme? Ça bip de partout.

— Oui, tu as vraiment surgi de nulle part pour t'interposer entre lui et moi. Parce que tout ce qui intéresse les médias, c'est d'engranger des vues et de cumuler les commentaires, mais ça, je ne t'apprends rien, je pense. Ça fait une semaine que tu étais plongée dans le coma. Et c'est surtout parce qu'il n'y a pas de caméras. J'ai répondu à toutes tes questions ? me demande-t-il après avoir baissé quatre de ses doigts les uns après les autres.

Je dois le regarder avec une tête bizarre parce qu'il éclate de rire.

— Une... une semaine ? Morgan... il... il faut...

Avec des gestes désordonnés, j'essaye de repousser les draps pour sortir du lit. La douleur me transperce de toute part, mais mon esprit n'est concentré que sur une seule et unique chose.

— Hey, calme-toi. Il va bien. Il se trouve au siège, avec ta grand-mère, sous notre protection.

Sous notre protection ? Les choses sont de plus en plus confuses dans ma tête et j'ai l'impression que la pièce tournoie autour de moi. Il m'attrape par les épaules et me force à m'adosser contre l'oreiller.

— Ils vont bien, je te le promets. Tu ne devrais pas t'agiter comme ça. Attends que le médecin arrive. Jean est parti le chercher. Et ce serait bien qu'il ramène ses fesses maintenant, ajoute-t-il plus bas.

J'essaye de résister à la pression qu'il exerce sur mes épaules pour m'empêcher de me redresser, mais je n'ai pas assez de force.

— Je ne suis pas sûr que ce soit bon signe, reprend-il en désignant les moniteurs autour de nous qui s'emballent. Je t'assure que Morgan ne risque absolument rien là où il se trouve en ce moment alors...

L'entendre me dire que mon fils est en sécurité me fait lâcher totalement prise et je laisse la douleur m'envahir, n'ayant plus la force d'écouter la suite.

— Lou...

Ma main se pose sur la sienne alors que je me sens glisser dans les limbes de l'inconscience.

— Ils n'ont que... moi... promets-moi... qu'il ne leur... arriv... rien...

Je vois ses lèvres bouger, ses sourcils noirs se froncer au-dessus de son regard onyx moucheté d'or, ses mèches légèrement ondulées balayer son front alors qu'il se penche vers moi, puis... plus rien.

***

— Mademoiselle ? Mademoiselle ? Vous m'entendez ?

Une lumière vive m'agresse la rétine et je grogne.

— Bien. Suivez le son de ma voix. Si vous m'entendez, essayez de cligner des yeux ou de serrer le poing.

J'essaye de faire ce qu'il me dit, mais j'ai la sensation que rien ne se passe.

— C'est très bien. Continuez comme ça.

J'aimerais parler, mais aucun son ne sort de ma gorge. La luminosité diminue et l'obscurité me happe à nouveau.

— Mademoiselle, je sais que vous m'entendez. Voilà, suivez le son de ma voix. Vous êtes en sécurité et je suis là pour vous aider.

— V... vous...

J'ai la voix éraillée, comme si on m'avait frotté les cordes vocales avec du papier de verre.

— C'est très bien ce que vous faites. Continuez comme ça.

— Q... m'a... arri...ve...

C'est décousu, non contrôlé, mais je crois que j'ai réussi à me faire comprendre.

— Vous avez eu une activité anormalement trop importante à votre premier réveil. Ce qui est positif, car cela montre votre détermination, mais c'était trop d'un coup, alors nous vous avons replacé dans un coma artificiel pour vous en faire ressortir plus progressivement. Ces derniers jours, vous avez fait beaucoup de progrès. Nous allons y aller étape par étape et tout ira bien, je vous l'assure.

— Où... suis-je ? réussis-je enfin à articuler à peu près correctement.

— À l'hôpital Julietar de Levaria.

L'hôpital Julietar ? Autrement dit, l'hôpital privé le plus cher de la capitale. Je me redresse brutalement et le médecin esquisse un mouvement de recul.

— Si vous voulez réussir votre sortie de coma, il va falloir éviter ce genre de chose, mademoiselle Kalla, me réprimande-t-il.

À peine a-t-il posé sa main sur mon épaule, que je m'effondre en arrière, incapable de retenir mon corps.

— Je... pas moyens... de payer... hôpital...

Jamais il n'a été aussi difficile de parler. Savoir que je ne contrôle pas mon corps me donne une suée froide et le médecin m'attrape la main pour me la presser gentiment. Derrière ses lunettes carrées, il m'adresse un regard empli de bienveillance.

— Calmez-vous. Vous êtes tirée d'affaire, le plus dur se trouve derrière vous. Fanast se charge de tous les frais, vous n'avez à vous inquiéter que de votre rémission.

— Je ne veux... être... re... redevable de... personne. Amenez-moi u... une décharge... que j... je la signe.

— Et où pensez-vous aller comme ça ? maugrée le médecin avec un sourire mi-amusé, mi-agacé. Vous ne seriez même pas capable de sortir de ce lit et de tenir sur vos jambes. Vous êtes passée à deux doigts de la mort. Alors, pour la dernière fois, calmez-vous si vous ne voulez pas que je vous administre un sédatif.

Entendre le mot sédatif me fait soudain me sentir très fatiguée, alors je ferme les yeux.

— J'aimerais voir... Mo... Morgan, murmuré-je, la voix tremblante.

— Qui est-ce ?

— Mon... fils.

— Je vais voir ce que je peux faire. Mais avant ça, j'aimerais que nous réalisions un petit bilan.

Pendant une bonne heure, l'homme me fait accomplir une série de tests. D'après lui, je ne devrais pas garder d'importantes séquelles du coma artificiel dans lequel ils m'ont plongé.

— Dans tous les cas, tant que vous êtes incapable de vous tenir debout et de marcher seule, vous ne sortirez pas d'ici. La durée de la rééducation est variable d'un patient à l'autre, alors je ne pourrais pas vous dire combien de temps ça prendra, mais soyez rassurée, ici, vous serez bien accompagnée dans cette épreuve, conclut-il avant de quitter la chambre.

Adossée au lit qu'il a redressé en position assise, je prends enfin le temps d'observer les lieux avec attention. Les examens m'ont fatiguée et je n'ai qu'une envie : fermer les yeux, pourtant je lutte afin de rester éveiller. La pièce me paraît immense ; plus grande encore que la pièce principale de mon appartement. Un espace salon a été aménagé dans un angle, avec deux canapés se faisant face et un fauteuil de la même gamme. La table en verre qui trône au centre est ornée d'un bouquet de fausses fleurs bleues et blanches. Aux murs, des peintures abstraites ont été accrochées. Certaines me parlent, d'autres non, mais ce que j'apprécie le plus, c'est la vue sur les toits de Levaria.

L'hôpital Julietar est situé sur les hauteurs de la capitale, dans l'un des quartiers les plus bourgeois. Je n'ose même pas imaginer le prix de la chambre pour une journée. Cette idée me redonne une bouffée de chaleur et mes pensées glissent vers Morgan. Comment va-t-il ? Et mamie ? Je sais qu'elle n'aime pas trop sortir de sa maison et qu'elle perd plus rapidement ses repères dans un environnement qu'elle ne connait pas.

À mesure que mes inquiétudes grandissent, mon mal de tête s'amplifie et je finis par fermer les yeux.

***

— Maman ? Tu dors ?

Je sens un index s'enfoncer dans ma joue.

— Morgan ?

J'entrouvre les yeux et aperçois le visage de mon fils penché sur moi, tout sourire. Ses cheveux bruns, aux reflets dorés, ondulent autour de lui comme un soleil noir, alors qu'il tourne la tête pour regarder derrière lui.

— Tu vois, je t'avais dit qu'elle dormait pas !

Je suis son regard et me fige. Lou Hungo est assis sur l'un des canapés, jambes croisées, l'interface de son bracelet déployé le long du dos de sa main. Il fait la grimace et tire la langue à Morgan qui lui répond de la même manière. Lou Hungo. Mais qu'est-ce qu'il fait là ?

— Tu as dit au médecin que tu voulais voir ton fils, alors avec Jean on est venu l'accompagner jusqu'ici.

C'est seulement maintenant que je me rends compte de la présence d'une silhouette massive d'un homme qui se tient à l'écart, adossé au mur, bras croisés sur sa poitrine et l'œil rivé sur la porte d'entrée.

Un flash me percute de plein fouet. L'embarcadère. Cet homme qui me retient par les épaules alors qu'une douleur sans nom me transperce le dos. Et ce regard. Noir. Irisé d'or. Teinté de surprise, de soulagement et de peur.

— Maman ? Ça va ? T'es toute blanche.

Je secoue la tête et me redresse. L'effort me coûte cher, et j'ai l'impression que mes bras pèsent plusieurs tonnes alors que je les soulève pour serrer Morgan contre moi.

— Tu vas bien, mon cœur ?

— Tu sais que j'ai mangé avec les gens qui dansent ? me raconte-t-il, le menton posé sur mon épaule. Ils sont trop cools ! Ils ont fait rire mamie et elle s'est fait pipi dessus ! C'était trop dôle ! Et puis, on a visité là où ils s'entraînent et...

Alors que ma pipelette de fils continue son monologue, lové entre mes bras, je relève les yeux vers Lou, toujours assis sur le canapé, le regard rivé sur sa main. Un souvenir plus récent s'impose brutalement à ma mémoire. Il était déjà là à mon premier réveil. Des bribes de la conversation que j'ai eue avec lui me reviennent et mes joues s'enflamment. Comment ai-je pu lui parler aussi familièrement et abruptement ? Et surtout, comment ai-je pu oser lui demander de s'occuper de Morgan ?

Alors que ce dernier gesticule pour trouver une meilleure position, il m'enfonce son coude dans le flanc, déclenchant une vague de douleur insupportable me faisant gémir. Il se fige aussitôt et l'instant d'après Lou arrive à mon chevet.

— Tu veux que j'appelle le médecin ?

— Je suis désolée, grimacé-je.

— De quoi exactement ?

Ses sourcils se froncent et il me regarde l'air perplexe. J'hésite sur la façon de m'adresser à lui, puis décide de le tutoyer comme lui le fait pour moi.

— Je... tu n'as rien à faire ici... tu as mieux à faire... et je suis désolée de t'avoir demandé de veiller sur Morgan. Je vais demander mon transfert dans un autre hôpital et je rembourserai ma dette si vous m'accordez un étale...

— Allez, viens Morgan, je crois que ta mère a besoin de repos. Elle se met à déblatérer trop de conner... bêtises.

— Mais...

— Allez, salut. On reviendra pour la prochaine visite.

Je n'ai pas le loisir de rétorquer quoi que ce soit, qu'il est déjà sorti de la pièce, tenant la main de mon fils qui m'adresse un dernier sourire éclatant. Jean les talonne de près, refermant la porte doucement dans son dos.

Ai-je vraiment émergé ou suis-je toujours plongée dans le coma ?

Me revient alors en tête la raison de ma présence à l'embarcadère.

OniriQom.

Chaos.

Fest'Pop Art.

Quel jour sommes-nous ?

Je jette un œil à l'affichage lumineux sur l'un des murs qui indiquent la date et me mords la lèvre. Il reste un mois et demi avant l'événement. Un mois et demi. Je n'ai jamais été aussi pressée de souffrir pour sortir de là.

♪♪♪

♪♪♪

Coucou !

Je suis ravie de vous retrouver pour un nouveau chapitre du point de vue de Lénaëlle. On avait laissé nos héros en mauvaise posture dans l'avant-dernier chapitre...

J'espère que vous survivez à cette chaleur étouffante, de mon côté, les journées sont longues, alors je n'ai presque pas écrit. La chaleur anéantit toute forme d'énergie qui pourrait subsister à la fin de la journée. Vivement qu'on retrouve des températures dignes d'un moins de septembre !

Sur ce...

♪ Des bisous ♪

Lysiah

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