⁖ 3 · Len
Jeudi 18 octobre 2540
Quartier d'Onyxia – Levaria
KarMane
— La voie est dégagée ?
Sina se penche pour observer le hall et la rue à travers les grandes baies vitrées.
— Je ne vois personne, répond-il.
— On y va alors, s'impatiente Lou, dans mon dos. Anour va bientôt revenir de sa ronde, on va louper le coche.
— Tu veux bien vérifier une dernière fois ?
Sina secoue la tête, mais devant mon regard suppliant, il finit par céder, non sans lâcher un soupir agacé. Cette fois, il traverse l'immense hall en se déplaçant sur les dalles marbrées. Même quand il ne se trouve pas sur scène, il évolue avec grâce. Pas comme moi dont mes mouvements semblent toujours désordonnés, pour mon plus grand malheur, bien que ça amuse au plus haut point les autres. Tandis que mon cœur bat trop vivement dans ma poitrine, je le suis des yeux, jusqu'à ce qu'il colle le bout de sa casquette contre l'une des vitres afin d'observer ce qu'il se passe de l'autre côté.
— Il y a quelques agents de la ville qui ramassent les poubelles, une petite vieille qui promène son chien et quelques personnes lambda qui se baladent, énumère-t-il.
— Et ces personnes lambda, elles n'ont pas l'air suspectes ? Il n'y a personne planqué derrière les poteaux ou les arbustes ?
Il se tourne vers moi et je devine qu'il lève les yeux au ciel d'exaspération dans l'ombre de sa casquette et sa capuche. Une main se saisit de la mienne pour la presser gentiment, mais l'angoisse continue d'enfler en moi. C'est ridicule, je le sais, mais je n'arrive toujours pas à la contrôler.
— T'inquiète pas, Len, on est là avec toi et on fera demi-tour si jamais une horde de journalistes nous saute dessus.
— Ce n'est pas tellement les journalistes qui me font peur..., grogné-je à moitié de mauvaise foi.
— Et puis, ce n'est pas comme si Lou ne maîtrisait pas plusieurs arts martiaux au point qu'il pourrait rivaliser avec certains pros, renchérit Sina.
Le concerné exerce une seconde pression sur mes doigts avant de me pousser dans le dos.
— Allez, ça fait longtemps qu'on n'est pas sorti comme ça, personne ne pensera nous trouver dans la rue ou dans un café, insiste Sina qui est revenu sur ses pas pour nous rejoindre tout en ajustant les quelques mèches de couleur châtain qui ne cessent de s'échapper de sa casquette.
Ils ont raison. Je ne dois pas laisser l'angoisse me dominer. D'autant plus qu'au départ, l'idée de cette escapade vient de moi...
Je rabats à mon tour la large capuche de mon sweat sombre sur ma tête et remonte le col de mon sous-pull sur le bas de mon visage. Puis, après avoir pris une grande inspiration, je leur emboîte le pas.
En franchissant les portes automatiques de notre immeuble, une bourrasque manque de rabattre ma capuche en arrière. Je m'attendais à ce qu'il fasse plus chaud que ça vu la saison.
— Ne traînons pas trop dans le coin, par contre, nous avertit Sina en nous attrapant par le bras avec Lou pour nous faire avancer.
Nous quittons rapidement l'allée qui mène jusqu'à la tour résidentielle qui nous surplombe et rejoignons le boulevard à grandes enjambées. Effectivement, le peu de monde présent ne nous prête pas attention et l'étau qui enserrait ma poitrine se relâche un peu. De plus, comme ils me l'ont répété, je sais que je peux compter sur Lou et Sina, en atteste leurs épaules qui restent collées aux miennes. Je rêve du jour où je serai libéré de cette peur viscérale d'affronter le monde extérieur sans protection. Un rêve qui me parait tellement hors de portée par moment.
Néanmoins, à mesure que nous nous éloignons du quartier d'Onyxia où nous résidons pour rejoindre des lieux plus animés et festifs, je prends plus d'assurance, osant lever les yeux du sol pour regarder autour de moi. Les gens autour de nous ne nous prêtent vraiment aucune attention, ce qui m'étonne et me rassure à la fois. Je n'irai pas jusqu'à abaisser ma capuche, mais j'apprécie cette petite virée entre potes, sans une armada de gardes du corps, journalistes et fans un peu trop zélés aux fesses. Juste nous trois parmi nos pairs, sans projecteurs, sans tenues extravagantes ou tirées à quatre épingles, sans fards ni artifices. Je ne peux nier la légère euphorie que m'apporte cette liberté volée et c'est là que je me rends compte à quel point la vie que nous menons peut s'avérer étouffante par moment. Pourtant, j'aime mon métier. Vraiment. Mais je déteste la foule. Tellement. Sacré dilemme, n'est-ce pas ?
Sina me plante son coude dans les côtes et je lâche un grognement.
— Quoi ?
De l'index, il pointe la façade d'un bâtiment un peu plus en contrebas de la rue que nous descendons.
— Je ne l'avais encore jamais vue celle-là. Je comprends mieux pourquoi les nanas courent après toi. Même moi, je voudrais t'épouser devant ce clip.
Lou ricane et je lève les yeux au ciel avant de contempler brièvement le spot publicitaire qui projette ses ombres et lumières en trois dimensions, donnant l'impression que je sors de l'écran. Je dois reconnaître que les maquilleurs, coiffeurs et designers ont fait du bon boulot. Je ne suis pas sûr de voir la même chose si je me regardais dans un miroir.
— Pense à prendre un ticket, finis-je par répondre. J'ai des milliers de demandes à traiter avant la tienne.
— Ça va, tu rentres encore dans tes pompes ?
Je tente d'administrer une claque derrière la tête de Sina, mais il s'échappe en effectuant un bond sur le côté. À ma droite, Lou se cache derrière sa main pour masquer son fou rire.
— Vous voulez qu'on parle de votre dernière campagne pour AirJ ?
On se chamaille encore un bon moment, jusqu'à ce que nous nous immobilisions devant la devanture d'une célèbre chaîne de cafés.
— Là, ça vous irait ? demande Sina.
Lou se hisse sur la pointe des pieds pour inspecter l'intérieur depuis notre position.
— Ça a l'air plutôt calme, je pense qu'on peut tenter de se poser dans un coin tranquille. Ça te va, Len ?
J'acquiesce et les suis à l'intérieur. Sur le comptoir, immense et brillant de mille feux, sont disposées diverses vitrines, toutes plus alléchantes les unes que les autres. Je m'approche en premier et dévore du regard les cookies aux chocolats, les muffins aux fruits, les tartelettes bigarrées à la chantilly, les pâtes de fruits, les viennoiseries, les crèmes en tous genres, les sorbets, les boissons pétillantes, plates, alcoolisées... Mon ventre gargouille bruyamment. Je crois bien que je serais capable d'engloutir tout ce sur quoi mes yeux se posent.
— Qu'est-ce que vous prenez ? demandé-je aux autres. C'est moi qui régale.
Sina et Lou ne se font pas prier pour remplir le plateau que nous tend le serveur. Il ne nous a visiblement pas reconnus, et tant mieux. Néanmoins, nous ne nous attardons pas plus que nécessaire et filons nous installer dans un recoin de la salle, au fond de trois fauteuils moelleux cachés derrière deux grands pots de fleurs et un paravent.
Au début, nous restons silencieux, sur le qui-vive. C'est la première fois depuis cinq ans que nous sortons sans protection, et si le sentiment de liberté reste grisant, celui d'insécurité tente de prendre le dessus.
Lou, qui fait face à la salle, la scrute avec attention. Son visage reste dissimulé dans l'ombre de sa casquette, mais je discerne l'éclat de ses prunelles noires balayer le café avec intensité. Sina, lui, guette l'extérieur par les baies vitrées. Jusqu'à ce que nous éclations tous les trois de rire devant notre attitude. Au final, nous paraissons plus louches à nous comporter de la sorte qu'à simplement profiter de l'instant présent.
Sina dévoile alors sa chevelure couleur châtain, épaisse de quelques millimètres seulement d'un côté, pour recoiffer ses plus longues mèches de l'autre. Lou en fait de même, ébouriffant sommairement sa tignasse noire qui retombe sur ses oreilles et son front. J'ose les imiter avant d'enfourner un muffin entier dans ma bouche. Je ferme les yeux et savoure l'instant tandis que mes meilleurs amis étanchent leur soif à grandes rasades de jus de fruits.
— Vous vous rappelez quand il fallait quémander pour avoir ne serait-ce qu'une moitié de cookie en dessert ? lancé-je soudain.
— Les choses ont changé, affirme Sina.
— Fanast a bien des défauts, mais il faut tout de même leur reconnaître qu'ils n'ont pas ménagé leur peine pour nous.
Lou a raison. Sans Daniels Grissim — plus connu sous le nom de Phoenix dans le milieu —, nous n'en serions pas là aujourd'hui. Il a cru en nous et nous a donné les moyens de faire entendre notre voix. Quand tout le monde autour de nous nous disait qu'il ne servait à rien de persévérer, quand nous avons accumulé les humiliations publiques lors d'événements médiatisés, quand le doute a commencé à s'immiscer en nous, lui ne nous a pas lâchés. C'était dur. On a galéré. Mais si on devait le refaire, on le referait tous. Parce que ce que nous partageons aujourd'hui vaut plus que les millions que nous gagnons. L'argent ne fait pas le bonheur, ça, j'en suis convaincu. Il y contribue, c'est vrai. Mais à choisir entre l'amour de mes proches et un compte en banque rempli, le choix est vite fait. Je suis prêt à passer une vie entière à manger des patates avec les quatre couillons qui ont donné un sens à ma vie, plutôt que l'inverse.
Je me souviens encore de la toute première fois où j'ai rencontré Lou et Sina. Nous avions tous les trois entre dix et onze ans. C'était notre première année de Genèse Troisième Degré. Nous étions tous dans des classes différentes, mais nous nous étions inscrits aux mêmes cours d'arts martiaux. Lou était le plus jeune du groupe en ayant sauté une année et Sina le plus vieux en étant du début d'année.
Dès le premier jour, ils sont arrivés en retard et ont dû effectuer dix tours de dojo en plus de cinquante pompes. Tous les autres se moquaient d'eux, tandis que moi, j'admirais leur ténacité à exécuter la punition jusqu'au bout alors qu'ils n'en avaient pas les conditions physiques à l'époque. À la fin, je leur ai apporté une bouteille d'eau chacun. Et nous ne nous sommes plus jamais séparés après ça.
Je serai incapable d'expliquer pourquoi, mais je me suis tout de suite senti en paix et en sécurité à leur côté. Toutes les conneries à faire, nous les faisions ensemble. Toutes les épreuves à surmonter, nous les surmontions ensemble. Jusqu'à atterrir à cette audition quelques années plus tard, suite à un pari idiot que nous nous étions lancé. Letho et Sun sont alors entrés à leur tour dans nos vies, pour ne plus jamais en ressortir.
— Tu es bien songeur.
La voix de Sina me sort de mes pensées et je finis le verre que je tenais entre mes mains.
— Quelque chose te préoccupe ? me demande Lou en fronçant les sourcils, l'air suspicieux.
Je secoue la tête.
— Je repensais à notre Genèse.
— Ah ouais..., se moque-t-il. Allez, dis-nous tout, une fan t'a envoyé une déclaration d'amour et tu ne sais pas comment y répondre, c'est ça ?
Je lève les yeux au ciel.
— Ta voix a craqué lors du dernier enregistrement ?
Je lui lance un regard noir. Il se gratte le menton, l'air pensif.
— Tu t'es rendu compte que tu n'étais plus aussi souple qu'avant ?
— Je ne l'ai jamais été ! m'exclamé-je, exaspéré, en lui balançant ma paille au visage.
Nous passons un long moment à discuter et rire ensemble avec insouciance. À travers les grandes baies vitrées du café, nous voyons le ciel se teinter de violet. Lou retourne commander quelques boissons, cette fois alcoolisées, Sina des roulés fourrés salés. Nos managers risquent de tirer la tronche quand il faudra passer sur la balance demain, mais tant pis.
Puis, soudain, quelque chose change. C'est diffus, imperceptible, mais tous les trois, nous nous redressons sur nos fauteuils, une lueur d'inquiétude dans le regard. Je tourne la tête vers la droite et un groupe d'adolescents nous observent avec une vive attention. J'en vois plusieurs qui pointent discrètement leur paume de main vers nous, interface holographique de leur chiX déployée.
Avant même que j'aie le temps d'ouvrir la bouche pour avertir les autres, des véhicules se garent à la va-vite devant le café et des personnes en sortent en trombe. Sans nous concerter, nous bondissons sur nos pieds et fonçons vers la sortie, casquettes et capuches bien enfoncées sur la tête. Plusieurs groupes se lèvent dans la salle pour nous suivre.
Je sens quelque chose s'agripper à moi et mon souffle se raccourcit d'un coup, comme si quelqu'un venait de refermer subitement ses doigts autour de mon cou. Bien que Lou se trouve devant moi et me tourne le dos, il a senti que quelque chose n'allait pas. Sans se retourner, il tend le bras derrière lui et m'attrape par le pull pour me coller à lui. Je n'ai d'autre choix que d'avancer, même si mes pieds semblent subitement avoir été coulés dans du béton.
Une dizaine de journalistes nous barrent désormais la sortie du café, nous inondant de questions en tous genres : notre prochain album, nos collaborations, notre position sur la guerre, nos relations intimes, à quelle heure on mange le matin, ce qu'on pense de l'animateur des informations... J'étouffe.
Sina ralentit, hésitant sur l'attitude à avoir. Quelques fans un peu trop entreprenants venant de l'intérieur du café commencent à nous toucher et je sens la panique m'envahir davantage. Il n'en faut pas plus à Lou pour foncer dans le tas, tête baissée, épaule en avant, afin de forcer un passage vers l'extérieur. Je m'engouffre dans la brèche, mais les cris et les flashs me donnent le tournis et je perds tous mes repères.
Je me retrouve à courir comme un dératé dans la rue, poursuivi par une poignée de personnes visiblement bien décidées à ne pas me lâcher. Je ne sais pas où sont passés les autres et cette pensée amplifie mon angoisse. Tout mon corps est en feu, en manque d'oxygène, et ce n'est que la terreur qui me fait détaler à toute vitesse. Les devantures de magasins deviennent floues, tout comme les visages des passants qui s'écartent sur mon chemin.
Je bifurque à gauche et m'engouffre dans une ruelle plus sombre. Au prochain croisement, je m'arrête quelques secondes, les mains sur les genoux, courbé en avant pour reprendre mon souffle. Un bruit dans mon dos me fait sursauter et je rabats ma capuche sur mon visage avant de reprendre ma course sans me retourner. Dans ma tête, c'est le chaos le plus total.
Lou et Sina ne sont plus avec moi. Je n'ai pas envie d'y penser, et en même temps, je ne peux pas m'en empêcher. Les pires images me viennent à l'esprit et les larmes me montent aux yeux. Je ne veux pas que l'histoire se répète. Je ne veux pas qu'on fasse du mal à ceux que j'aime. Je ne le supporterai pas. Pas eux.
Ma vision se trouble et je m'arrête un instant pour essuyer la sueur et les larmes d'un revers de main. Au fond de la ruelle devant laquelle je me suis arrêté, deux énormes canidés translucides m'observent avec avidité, babines retroussées. Je secoue la tête et l'illusion disparaît, mais pas mon angoisse. Je ne dois pas rester ici.
Comme un fou, je parcours des rues que je ne connais pas, des quartiers populaires, aux bâtiments délabrés et aux devantures de magasins grésillantes, dans lesquels je n'ai jamais mis les pieds et où l'on me regarde avec curiosité. Il me faut un long moment pour me rendre compte que plus personne ne me suit et que c'est mon attitude étrange qui attire l'attention. Alors je me remets au pas. Mon corps hurle de douleur et je fais appel à toutes mes capacités pour ne pas m'écrouler face contre terre, essayant de reprendre le contrôle de ma respiration et de mes émotions.
J'avance comme un automate, sans regarder où je vais. Et seulement quand je me sens légèrement mieux, j'observe enfin l'endroit où je me trouve. Une place sombre. Des lampadaires flottants vacillants. Des ombres mouvantes sur des bâtiments vétustes et désaffectés. Pas une âme qui vive.
Aucun doute, je suis totalement paumé. Sans Lou. Sans Sina. Sans savoir s'ils vont bien.
♪♪♪
♪
♪♪♪
Bonsoir ! J'ai presque oublié de faire la publication aujourd'hui !
Voici donc Len, l'un du trio des têtes brûlées du groupe. J'espère que vous avez apprécié ce personnage. Des petits indices sur son histoire sont disséminés dans ce chapitre ainsi que quelques petits détails qui ont leur importance. Saurez-vous devinez à quoi je fais référence ?
J'ai pas mal documenté l'univers cette semaine, donc je n'ai pas beaucoup avancé sur l'écriture et la correction en tant que telle. Je vais essayer de faire une petite session ce soir pour préparer la publication du prochain chapitre !
Une idée de qui sera le suivant ?
♪ Des bisous ♪
Lysiah
Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top