⁖ 12 · Lou
Lundi 19 novembre 2540
Quartier d'Onyxia – Levaria
KarhMane
Sina m'a littéralement fichu à la porte ce matin. Je veux bien croire que je l'ai un peu trop collé ces derniers jours, mais je me sens néanmoins un peu vexé de m'être fait jeter comme une vieille chaussette puante. Sans aucun ménagement, il a attrapé mes chaussures, mon manteau, les a balancés sur le palier et m'a poussé à l'extérieur en me claquant la porte au nez.
D'humeur maussade en arrivant à l'agence, j'ai finalement retrouvé le sourire en assistant à une énième scène provoquée par la grand-mère de Lénaëlle. Et c'est Allan, le manager de Sun, qui en prend encore pour son grade. Phoenix a bien étudié le fait de la renvoyer chez elle avec son petit-fils, mais les tensions sont toujours aussi fortes autour de ma tentative d'assassinat, alors pour leur sécurité, il vaut mieux qu'ils restent encore quelque temps au sein de l'agence. Au moins jusqu'à ce que Lénaëlle sorte de l'hôpital.
— Lou ! s'écrie Morgan en se jetant à mon cou dès qu'il m'aperçoit. On va voir maman ?
Je jette un coup d'œil à Zati qui consulte son bracelet pour vérifier mon agenda. J'avais prévu de travailler un peu ma voix et de m'entraîner au studio de danse, mais ce sont des activités que je peux annuler sans impacter qui que ce soit d'autre que moi-même.
— Si tu y vas maintenant, tu pourras être à l'heure pour la séance photo qui a lieu en fin de matinée.
Je hoche la tête, et j'interpelle Solstice qui menace de jeter son sac à main au visage de ce pauvre Allan. Ce dernier semble bouillir de l'intérieur, mais prend sur lui pour rester calme et poli.
— Ah, mon garçon ! Je ne t'avais pas vu arriver. Ce chenapan s'est permis de toucher à mes affaires sans ma permission !
— Je vous assure, Madame Kalla, que votre sac n'a pas bougé de place. Je n'y ai pas touché, soupire l'interpellé.
— Et moi, je vous assure que je ne l'ai jamais laissé sur cette chaise !
— Vous avez dû oublier que vous l'aviez déplacé, me hasardé-je pour désamorcer la situation.
Sauf que cela n'a pas l'air de plaire à la grand-mère de Lénaëlle, si j'en juge le regard de braise qu'elle me lance. Un peu plus et je pourrais jurer que ces cheveux rouges sont à deux doigts de s'embraser sur sa tête.
— Morgan aimerait aller voir sa mère à l'hôpital, enchaîné-je aussitôt, pour éviter que la situation ne s'envenime davantage. Voulez-vous que je vous y accompagne tous les deux, aujourd'hui ?
Son regard s'éteint aussitôt et elle baisse son bras qui menaçait le manager de Sun pour le ramener contre sa poitrine. D'une femme autoritaire et flamboyante, elle est passée à une autre apeurée et hésitante. Ses yeux se font fuyants et ses lèvres couleur carmin sont malmenées par ses dents.
— Je ne préfère pas, mais tu peux emmener Morgan. Cela fera du bien à ma petite Léna de voir son fils.
Elle allait se détourner pour sans doute regagner les dortoirs où elle loge provisoirement avec son arrière-petit-fils avant d'ajouter.
— Merci d'être là.
Avant qu'elle s'en aille, derrière son sourire affable, j'ai cru déceler une lueur de tristesse au fond de son regard. Je ne veux pas me mêler de ce qui ne me regarde pas, mais parfois ça me brûle les lèvres de poser la question qui tourne en boucle dans ma tête : pourquoi n'est-elle encore jamais allée la voir à l'hôpital ? Elle a l'air très attachée à Lénaëlle, et elle sait qu'on peut lui mettre un flotteur à disposition dès qu'elle le souhaite. Définitivement, quelque chose m'échappe.
Morgan glisse sa main dans la mienne et je penche la tête vers lui pour lui sourire.
— Prêts, morpion ?
Il me sourit de toutes ses dents d'enfant et nous prenons la direction des sous-sols. Zati préfère rester à l'agence afin de faire le point sur le planning des prochains jours, ce qui m'arrange. Non que je ne l'aime pas, mais je n'ai jamais été très à l'aise en sa compagnie. Je ne sais pas si c'est la différence d'âge ou autre chose qui me donne cette impression, mais j'ai toujours la sensation qu'il est en train de me juger, comme si j'étais un gamin. Ce que je peux être à certains moments, je le reconnais, mais les autres ne me font jamais de remarques désobligeantes contrairement à lui.
Yazul et Jean nous attendent déjà à côté du véhicule. Le premier adresse un sourire aimable à Morgan avant de me saluer formellement. Je lui ai déjà dit qu'il n'avait pas besoin de me montrer autant de déférence, mais rien à faire, il tient à l'étiquette de son rôle de chauffeur. Le poing de Jean vient à la rencontre du mien et il nous ouvre la portière latérale pour que nous prenions place à bord. Puis il s'installe à l'avant, aux côtés de Yazul.
Le temps de sortir du parking, les pneus crissent sur la surface lisse du sol et il nous faut quelques minutes pour rejoindre le boulevard. Là, Yazul pousse davantage le moteur qui se met à ronronner comme un chat, puis le véhicule décolle légèrement du sol tandis que les roues se rétractent dans le châssis. L'homme manœuvre ensuite habilement entre les files pour nous faire gagner du temps et le ronflement du moteur du flotteur me fait somnoler. De l'autre côté de la banquette arrière, Morgan reste silencieux, le nez collé à la vitre sans tain pour observer les tours lumineuses agrémentées de végétations, les bâtiments aux formes longilignes, les magasins aux devantures animées, les passants vacants à leurs occupations, les flotteurs se frayant un chemin comme nous, et le ciel tacheté de nuages moutonneux.
L'hôpital Julietar ne se trouve qu'à un petit quart d'heure de l'agence, situé dans les hauteurs du quartier cossu de Nayë en plein centre de la capitale. Réputé pour ses maisons et immeubles aux arabesques plus fantaisistes les unes que les autres et aux colonnades en pierres blanches, il concentre une bonne partie des meilleurs établissements de santé, ainsi que les médecins et spécialistes les plus réputés du pays. C'est un quartier où il est aussi agréable de se promener, car l'on y trouve plusieurs parcs paysagés d'une très grande beauté. Mes yeux se perdent à leur tour dans ce bout de la ville parsemé de verdure qui nous ferait presque oublier que Levaria est une des villes les plus denses de KarhMane, si bien que je n'ai pas vu le temps passé lorsque nous arrivons au pied de l'impressionnante bâtisse. En forme d'étoiles, les extrémités des branches courbes de l'hôpital pointent vers le ciel comme dans l'intention de le défier.
Afin de ne pas attirer l'attention, Yazul nous conduit vers l'une des nombreuses entrées secondaires, à l'opposé de la zone où se situe la chambre de Lénaëlle. Nous devrons un peu marcher pour la rejoindre, mais il vaut mieux ça que de se faire repérer en passant par l'entrée principale.
Seul Jean nous accompagne dans l'hôpital, histoire de ne pas trop attirer l'attention. J'ai rabattu la capuche de ma veste sur ma tête et prends garde à rester l'ombre de mon garde du corps quand nous croisons du monde. La présence de Morgan me tenant la main contribue également à me fondre plus aisément dans le décor. La presse n'est pas autorisée à rentrer dans les hôpitaux, mais nous ne sommes jamais à l'abri d'une personne qui serait tentée de prendre des photos à notre insu pour les revendre ensuite.
À mesure que nous approchons de notre destination, les doigts de Morgan se resserrent davantage autour des miens. Je baisse la tête vers lui pour observer son profil. Malgré son jeune âge, il est déjà très volontaire et autonome, comme si la vie l'avait forcé à grandir un peu trop vite. Du peu que j'ai pu observer Lénaëlle, il me semble qu'il n'a pas la même chevelure qu'elle, bien plus claire et bouclée. D'ailleurs, il mériterait peut-être de faire un détour chez le coiffeur. Des mèches châtaines, presque blondes, lui tombent sur les oreilles et les yeux et il doit sans cesse les écarter pour ne pas être gêné.
— Quand est-ce qu'elle pourra sortir ? murmure-t-il soudainement, m'arrachant à ma contemplation.
Ses grands yeux bleus se lèvent dans ma direction et son nez tacheté se fronce. Qui aurait pensé que j'aurais un jour pu craquer pour la bouille d'un gosse de cinq ans ?
— Je ne sais pas, crapule. Il faudrait que tu lui poses la question.
— D'accord.
Arrivés dans l'aile réservés aux chambres individuelles luxueuses, nous ne croisons que deux patients et trois médecins déambulant dans les couloirs. L'ambiance plus feutrée et intimiste de cette section de l'hôpital impose une certaine retenue et même Morgan semble marcher sur la pointe des pieds pour faire le moins de bruit possible. Des tableaux représentant toute sorte de choses : paysages, portraits, natures mortes ou encore des formes abstraites et ésotériques jalonnent notre progression, s'invitant sur les murs entre les portes et les fenêtres donnant sur la ville qui s'étend à perte de vue. De nombreuses zones vertes parsèment le paysage, indiquant la position des grands parcs plébiscités par la population, notamment lors des fortes chaleurs.
Le tableau que m'offrent ces grandes baies vitrées nous baignant d'une agréable lumière me ferait presque oublier que je me trouve dans un hôpital. Mes pensées reviennent alors à des préoccupations plus immédiates. Le médecin m'a fait part à plusieurs reprises de la volonté de sa patiente de se faire transférer dans un hôpital plus abordable afin qu'elle puisse elle-même prendre en charge ses frais médicaux, ce que j'ai catégoriquement refusé. Je ne remets pas en cause la qualité des soins des autres centres, mais il n'y a qu'ici qu'elle pourra bénéficier d'une telle sécurité. Et vu les récents articles sortis à son sujet, elle n'est pas prête de retomber dans l'anonymat immédiatement.
Je pensais que la situation allait s'arranger si j'apportais mon témoignage pour l'innocenter dans l'affaire de la tentative d'assassinat contre ma personne, mais au final, ça n'a fait que rajouter de l'huile sur le feu.
Et je ne comprends pas.
Pourquoi les gens perdent-ils autant de temps et d'énergie à diffuser de fausses rumeurs ? Comment peut-on se lever le matin avec pour objectif en tête de s'acharner ainsi sur quelqu'un qui n'a rien fait de mal ? Parfois, la connerie humaine me dépasse totalement. Même si certaines personnes ont pu mal interpréter ce qu'elles ont vu à l'embarcadère, Lénaëlle n'a jamais eu l'intention de me tuer, au contraire. Sans elle, je ne sais pas ce qui se serait passé. L'homme qui s'est évanoui dans la foule aurait très bien pu atteindre son objectif.
Je sais que les autorités enquêtent sur cet individu, mais pour l'instant, d'après les informations qu'elles ont bien voulu me transmettre, elles n'ont pas encore réussi à l'identifier. Qui est-il ? Pourquoi voulait-il me frapper avec ce couteau ? Ne pas avoir les réponses à ces questions et savoir qu'il est toujours en liberté me terrifie.
Chaque nuit, je me réveille en sueur, avec la désagréable sensation qu'une lame m'a perforé un poumon, le foie ou encore le cœur. Chaque nuit, un goût de fer se répand dans ma bouche, comme si j'allais vomir un flot de sang. Mais ce ne sont que des cauchemars. Et je dois me raccrocher à ça. Je sais me défendre. Jean me protège également. Il y a peu de chance qu'il repasse à l'acte. Néanmoins, le savoir hors d'état de m'atteindre me rassurerait sans doute beaucoup.
— À quoi tu penses ?
Morgan me sort de mes pensées alors que je fixais la porte de la chambre depuis bien trop longtemps.
— À rien d'important. Je t'attends ici.
Je lui lâche la main et le pousse dans le dos pour l'inciter à entrer.
— Tu ne veux pas venir avec moi ? Maman serait contente que quelqu'un vienne la voir.
— Et ce quelqu'un, c'est toi, rétorqué-je avec un clin d'œil.
— Oui, mais...
— Allez, file !
Alors que je lui fais les gros yeux, Morgan rigole et se glisse à l'intérieur de la chambre. Je passe une main dans mes cheveux avant de rejoindre Jean qui attend, debout, à côté de deux gros fauteuils moelleux. Je m'y avachis et ferme les yeux un instant.
— Pourquoi fais-tu tout ça ? m'interroge soudain mon garde du corps.
Je rouvre les yeux et tourne la tête vers lui pour le dévisager. Ces iris bleu acier me scrutent avec intensité, comme s'il cherchait à sonder mon esprit. Parce que j'ai la sensation que c'est mon rôle ? Parce que je me suis attaché à ce gosse ? Parce que je ne supporte pas de savoir que quelqu'un a été victime d'une agression physique de cette gravité à ma place ?
— Tu te sens coupable ?
— J'aurais dû prendre ce coup de couteau, grogné-je. Il m'était destiné, je ne comprends pas pourquoi elle a fait ça.
— Parce que les gens bien, ça existe encore ? se hasarde-t-il.
— Ce n'est pas être bien de faire ce qu'elle a fait, c'est être bête. Elle aurait pu mourir alors qu'elle a un fils à élever.
— Parfois, les gens ne réfléchissent pas avant d'agir, mais le font par instinct.
— Ça reste idiot.
Jean hoche la tête, se grattant machinalement la nuque. J'ai toujours apprécié le fait qu'il ose me parler comme il vient de le faire en cet instant. En dehors des membres du groupe, je n'ai pas vraiment d'amis. Des connaissances plutôt. Professionnelles surtout. Jean, même s'il est en charge de ma sécurité, même s'il est mon aîné de six ans, est ce qui s'en rapproche le plus.
Le silence retombe entre nous, et c'est l'arrivée du médecin de Lénaëlle qui trouble cet instant un peu suspendu dans le temps.
— Monsieur Hungo, me salue-t-il poliment en inclinant la tête sur le côté. Comment va votre main ?
J'observe ma paume droite. Rien ne suggère que j'ai pu être blessé à l'arme blanche il y a de ça un mois. J'aurais dû conserver une cicatrice pendant encore un certain temps, voire peut-être même à vie vue le nombre de points de suture qu'il m'a fallu, pourtant ma peau est aussi lisse qu'avant. Cette cicatrisation miracle est un mystère que je n'explique toujours pas. Et le chirurgien qui m'a suivi non plus. Je relève le regard vers la silhouette longiligne du Docteur Jouviel. Ses lunettes carrées, posées sur le bout de son nez ainsi que ses pommettes saillantes, collent parfaitement à l'image que je me suis toujours faite d'un ponte en médecine.
— Plutôt bien. C'est de l'histoire ancienne maintenant.
— Évitez tout de même de trop forcer dessus pendant encore quelques semaines.
J'acquiesce, reconnaissant de sa sollicitude.
— Comment se porte mademoiselle Kalla ?
Ma question a fusé avant même que je ne me dise que ça ne me regarde pas. Je n'ai aucun droit de demander des informations aussi personnelles sur une personne que je ne connais pas. Le médecin me dévisage avec attention, lissant son costume bleu roi indiquant son statut de chef de service.
— Vous avez sans doute vos raisons de rester dans ce couloir, mais cela lui serait plus bénéfique si vous lui rendiez réellement visite. Néanmoins, elle va bien. Très bien même. C'est une jeune femme extrêmement déterminée, peut-être un peu trop d'ailleurs, car elle a tendance à repousser trop loin ses limites, mais c'est aussi ce qui lui permet de se remettre en un temps record. Je m'attendais à ce qu'elle reste en rééducation pendant au moins un mois, voire plus, mais elle pourra sortir dans quelques jours. Le fait qu'elle puisse passer un peu de temps avec son fils tous les jours l'aide à mieux supporter la douleur lors des séances de kinésithérapie. En revanche, je crains que le retour à la réalité soit une épreuve plus difficile dans son cas. Se faire licencier dans ces conditions en étant mère célibataire... ah, vraiment, parfois notre société me dépasse, ajoute-t-il dans un claquement de langue dépité.
Je l'observe en clignant des yeux. Je ne m'attendais pas à ce qu'il me donne autant de détails sur sa situation. Gêné d'avoir l'impression de m'être immiscé dans la vie privée d'une inconnue, je reste silencieux, ne sachant quelle attitude adopter.
Avisant mon malaise, le médecin m'adresse un sourire chaleureux.
— Ne vous inquiétez pas. Comme je vous l'ai dit, c'est une battante. Je suis persuadée qu'elle aura les ressources nécessaires pour rebondir. Et quand bien même... cela n'est pas de votre ressort. Vous avez déjà fait bien plus pour elle que la plupart des gens comme vous.
— Des gens comme moi ?
À mes côtés, Jean se tend. J'aurais dû me retenir de réagir à cette remarque, mais la surprise a pris le dessus sur la raison. Cette fois, c'est au tour du médecin d'être mal à l'aise, vu la façon dont il passe sa main avec nervosité dans ses cheveux noirs. Visiblement, ses propos ont aussi dépassé sa pensée.
— Hum, oui, vous voyez bien ce que je veux dire.
On ne peut pas faire plus vague que ça.
— Non, Monsieur Hungo ne voit absolument pas de quoi vous parlez, et à vrai dire, moi non plus, intervient Jean.
Confus, le médecin tente de se justifier laconiquement.
— Eh bien, les personnes... disons... célèbres comme vous.
— Parce qu'être célèbre veut forcément dire n'en avoir rien à faire des autres ? grogne Jean, les bras croisés sur sa poitrine. Comment osez-vo...
— Jean, c'est bon.
Toujours assis au fond du fauteuil moelleux, je pose une main sur son avant-bras pour l'empêcher de poursuivre. Un courant désagréable me traverse la main, comme si je m'étais pris un coup d'électricité statique. Je grimace, mais raffermis ma poigne. Ce n'est ni le lieu ni le moment de se disputer sur ce genre de sujet.
— Mais, Lou...
— Jean, j'ai dit stop. Le Docteur Jouviel est en droit de penser ce qu'il veut, je ne me sens pas offensé.
Le concerné m'adresse un regard reconnaissant avant d'en couler un autre, plus craintif, en direction de mon garde du corps qui a vraiment pris un air patibulaire.
— Je suis désolé si mes propos vous ont paru déplacés, s'excuse-t-il néanmoins en portant une main à sa poitrine.
— Ce n'est pas le cas. Jean a tendance à prendre son rôle un peu trop à cœur par moment, ne lui en tenez pas rigueur.
Je n'aime pas mentir, mais dans le cas présent, c'est le mieux que je puisse faire. Mon autre main se cramponne à l'accoudoir du fauteuil pour évacuer ma frustration.
Le médecin hoche la tête avant de changer de sujet.
— Pour en revenir à votre question initiale, mademoiselle Kalla se porte bien au regard de ce qu'elle a traversé. J'autoriserai sa sortie d'ici quelques jours, à condition qu'elle se ménage et qu'elle effectue des bilans réguliers pour s'assurer qu'aucune complication ne viendrait entraver sa guérison complète. Souhaitez-vous en être informé quand elle sortira ?
Encore une fois, j'ai la désagréable impression de m'immiscer dans la vie de cette jeune femme sans son consentement. Qui suis-je pour avoir accès à toutes ses informations ? Puis je repense aux peu de choses que j'ai apprises sur elle : en dehors de sa grand-mère et de son fils, elle ne semble pas avoir de famille et personne n'est venu la voir à part Morgan. De plus, les derniers articles lus à son sujet n'augurent rien de plaisant pour sa sortie. Mon poing s'agrippe davantage à l'accoudoir.
— S'il vous plait, finis-je par répondre. Une voiture viendra la chercher pour la ramener chez elle.
Le Docteur Jouviel acquiesce et, après avoir remis en place ses lunettes sur son nez, finit par s'excuser de devoir reprendre la ronde qu'il venait d'entamer. Je le salue avec politesse et observe sa silhouette longiligne s'éloigner dans le couloir.
Lorsqu'il n'est plus en vue, Jean se tourne vers moi, l'air mécontent.
— Tu aurais dû le remettre à sa place ! Pourquoi laisses-tu toujours passer ce genre de propos ? s'agace-t-il. Tu es quelqu'un de bien, ne laisses pas les autres suggérer le contraire.
— Cela passerait pour de l'arrogance. Tu le sais très bien, soufflé-je.
— Bordel, Lou ! jure-t-il. Comment peut-on penser ça de toi alors que tu es engagé dans la plupart des grandes causes qui touchent les gens de plein fouet : la famine, la guerre, l'isolement social, les inégalités de genre et de classe, le dérèglement climatique... pour ne citer que les principales et sans parler du fait que j'avais tu n'as eu un mot de trop, même quand on te pousse dans tes retranchements ?
— Il y aura toujours une grande différence entre qui je suis et ce que je fais réellement et comment le public le perçoit. Je ne t'apprends rien sur la façon dont fonctionne l'opinion publique. Si les gens ne m'apprécient pas ou si leur regard sur moi est biaisé, je ne pourrais pas y faire grand-chose. C'est comme ça.
— Je te trouve bien fataliste, ça ne te ressemble pas.
Un soupir s'échappe de ma gorge.
— Je suis juste fatigué. Je n'ai pas envie de dépenser de l'énergie dans une cause perdue d'avance. Je ne pourrais jamais contrôler ce que pensent les autres de moi, et de toute façon, je ne le souhaite pas. La seule chose que je peux faire, c'est rester fidèle à mes principes et c'est ce que je fais.
— Cette maturité non plus ne te ressemble pas. Letho sort de ce corps, ajoute-t-il avec ironie.
— Tu m'emmerdes.
L'insulte est partie toute seule, mais ne semble pas renfrogner Jean qui se fend d'un sourire moqueur.
Néanmoins, il a raison. Il faut croire que l'échange avec le Docteur Jouviel m'a affecté bien plus que je ne suis prêt à l'avouer ; en témoigne l'accoudoir du fauteuil qui me reste dans la main après l'avoir bien malmené. Je suis surpris d'avoir eu la force de détruire du mobilier d'aussi bonne qualité d'une main, mais je n'y accorde pas davantage d'attention, plus préoccupé d'avoir l'air d'un con à essayer de réparer mon méfait.
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