⁖ 11 · Sina
Vendredi 16 novembre 2540
Quartier du Solir – Levaria
KarhMane
Lorsque je pénètre dans le couloir d'entrée de l'appartement, mon pied bute sur un objet qui va rouler contre le mur. Je baisse les yeux. Des dizaines de cadavres de bouteille jonchent le sol. Je m'y attendais un peu, mais peut-être pas à ce point.
Ma gorge se serre. Mes entrailles se nouent à m'en donner la nausée. J'appréhende ce que je vais voir au bout de ce couloir.
L'odeur d'alcool est si forte qu'il me semble qu'elle s'évapore des murs et la lumière tamisée donne un aspect encore plus lugubre aux lieux. Aux bouteilles se mélangent des détritus en tout genre. Je plisse le nez et avance avec précaution, portant la manche de mon pull à mon nez.
La dernière fois que je suis venu, j'ai passé une journée entière à remettre l'appartement en ordre. Combien de temps me faudra-t-il cette fois si les autres pièces sont dans le même état ? Deux jours ? Trois jours ? Faudra-t-il que je fasse appel à une société de ménage ? J'écarte aussitôt cette idée ; je n'ai pas envie que ce genre de détails se retrouve dans la presse à scandale. Le groupe n'a pas besoin de ça, et moi non plus.
Une fois sur le seuil du salon, cette fois ce n'est pas mon estomac qui se noue, mais mon cœur. À m'en faire un mal de chien. À m'en couper le souffle. Ma main descend sur ma poitrine et j'essaye de reprendre le contrôle de ma respiration devant ce tableau désolant que m'offre mon père.
Vautré dans un sofa qui n'en a plus que le nom, vêtu d'un t-shirt troué et crasseux, d'un slip qui se trouve dans le même état et d'une seule chaussette effilochée, on pourrait penser qu'il a passé l'arme à gauche si ses ronflements disgracieux n'emplissaient pas toute la pièce. Cet homme est-il vraiment mon père ? Oui. Parfois, je voudrais simplement le rayer de ma vie. Mais dès que cette idée me traverse l'esprit, je culpabilise durant des jours ensuite. Malgré l'enfer qu'il me fait vivre, je suis incapable de réellement lui en vouloir. Je sais par quoi il est passé, je sais ce qu'il vit et ressent. C'est un miracle qu'il soit toujours là.
Je m'approche doucement de lui et le secoue par l'épaule.
— P'pa ?
Il grogne, se gratte le nez, lâche une magnifique caisse malodorante, et se retourne. J'insiste.
— P'pa ?
— Mmmh. Fous l'camp.
— Allez, lève-toi, je vais te faire un café.
— D'gage, marmonne-t-il.
Alors que je le secoue doucement par l'épaule une nouvelle fois, mon père se retourne brusquement et me décoche un revers de main magistral qui me fait perdre l'équilibre en plus de voir des étoiles. Assis au milieu des cartons de nourritures abandonnés, je passe mes doigts sur ma mâchoire en la faisant craquer. Je ne sais pas ce qui me blesse le plus. Le voir dans cet état ou le fait qu'il ait levé la main sur moi.
— Laisse-moi crever, bougonne-t-il en remuant pour trouver une position plus confortable.
Je reviens à la charge. Il n'est pas question que je le laisse comme ça.
— P'pa, lève-toi. Je vais ouvrir les fenêtres, te sortir des vêtements propres et...
— Qu'est-ce tu comprends pas dans « d'gage », gamin ?
Sa voix rauque, abîmée par l'alcool et le sommeil, claque au-dessus de ma tête alors qu'il se redresse tant bien que mal, pointant un index hasardeux dans ma direction.
— Ne me parle pas comme ça, répliqué-je doucement. Je suis là pour t'aider et...
— P'tain ! Je n'ai pas b'soin de ton aide !
Il s'est levé d'un bond pour m'attraper par le col et me plaquer contre le mur. Ses yeux fous n'arrivent pas à se fixer sur un point précis et sa jugulaire bat à un rythme effréné.
— P'pa, lâche-moi, c'est Sina. Tu me fais mal.
Je n'ai pas vu arriver son poing contre ma pommette. Sonné, à la fois par la portée de son geste et sa puissance, je me laisse glisser au sol lorsqu'il me relâche pour s'appuyer contre la table à manger.
— C'est toi qui m'fais mal, gamin. Je t'ai dit que j'voulais plus t'voir. D'gage.
— Je suis ton fils, tu ne peux pas te comporter comme ça !
Ma voix a craqué sur la fin de ma phrase et mon père rentre la tête dans les épaules.
— Tu as son visage. C'est trop dur.
Et il s'effondre au pied de la table en sanglotant comme un enfant. Les larmes me montent aux yeux et je prends deux grandes inspirations pour les ravaler et trouver la force de me relever. Ma mâchoire et ma pommette me lancent, mais ce n'est rien comparé à la douleur de voir mon père perdre totalement pied. Malgré son état répugnant, je m'accroupis à ses côtés et passe un bras autour de ses épaules. Il ne lui en faut pas plus pour s'agripper à moi comme si j'étais la dernière chose qui l'empêchait de sombrer définitivement.
— Pourquoi faut-il que tu lui ressembles autant ? murmure-t-il d'une voix pâteuse.
— Parce que j'ai pris le meilleur de vous deux.
Un rire jaune s'échappe de sa gorge entre deux sanglots.
— Il n'y a rien d'bon à tirer d'moi.
— Dis pas ça.
J'attends que mon père se calme, puis je l'aide à se relever et l'accompagne jusqu'à la salle de bain. Là, je fais couler la douche le temps que l'eau chauffe, et reviens auprès de lui afin de le déshabiller puis de le pousser sous le jet. Il se laisse faire, comme un gosse, et mon regard fuit la vision de son corps décharné. Le Ouwah Oliki de mes souvenirs ; alors ex-caporal de l'armée de terre reconverti dans l'administration, n'existe plus depuis longtemps. Âgé aujourd'hui de 52 ans, il en fait au moins dix de plus.
Les premières années après l'incident, il a réussi à maintenir la tête hors de l'eau, essentiellement pour s'occuper de moi, mais rapidement, les reproches de la famille de maman ont fini par peser aussi lourd que la culpabilité qu'il éprouvait déjà. Il a commencé par boire une bouteille le soir, tous les jours. Puis c'est passé à deux. Ensuite, il en décapsulait une troisième dans la journée. Puis une quatrième. Et il s'est noyé.
Je n'ai rien pu faire. Rien à part assister, impuissant, à sa descente aux enfers. Mes mots n'avaient pas de poids, mes pleurs renforçaient son sentiment de culpabilité et mon visage lui rappelait un passé qui ne reviendrait jamais.
Une fois la crasse évacuée, je fais sortir mon père de la douche pour le sécher et l'habiller, puis le guide dans la cuisine. Il se laisse toujours faire sans rien dire, comme si je traînais une coquille vide derrière moi. Je fouille dans les placards, trouve une tasse, puis active la machine à café. Il reste assis sur le tabouret haut du bar, le regard dans le vide. Cette vision de lui me rend affreusement triste et pour éviter de craquer, je m'active. Je commence à ranger le bordel qu'il a mis partout.
Je n'ai pas envie de parler, ni pour le réconforter ni pour le confronter. Je n'en ai pas la force, alors je me contente de remettre de l'ordre.
Au bout d'une grosse demi-heure, je reviens auprès de lui. Il n'a pas bougé, fixant toujours un point imaginaire droit devant lui. Le café s'est refroidi sous la machine, alors je jette le liquide noir dans l'évier et en relance un deuxième. Cette fois, j'attends qu'il ait fini de couler et lui place la tasse entre les mains.
Alors que j'allais repartir, il m'agrippe soudain le poignet et je croise son regard aussi chocolat que le mien est bleu nuit. De la colère et de la douleur s'y mélangent.
— Pourquoi tu me fais ça ? siffle-t-il à mon égard. Pourquoi tu continues à me torturer en venant me voir ?
Cette fois, c'en est trop. Mes poings se serrent et je ne sais pas si c'est moi, mon père, ou le fantôme de ma mère qui se tient à mes côtés, qui attrape la tasse pour la jeter contre le mur, mais cette dernière vole en éclat éclaboussant la tapisserie et le sol. Mon père se fige et son regard devient livide.
— Comment tu peux me dire ça ?! m'écrié-je. Tu crois qu'elle ne manque qu'à toi ! C'était aussi ma mère ! Ils l'ont tué sous mes yeux, bordel ! Ce n'est pas toi qui l'as vue rendre son dernier souffle, alors arrête un peu ! Comporte-toi comme le père que tu aurais dû être !
Jamais je n'aurais un jour pensé lui balancer ces mots à la figure. Mon regard se brouille et le visage de ma mère flotte devant moi. Son sourire triste m'oblige à fermer les yeux. La sensation fugace qu'une main se pose sur ma joue me traverse et en cet instant, je n'ai jamais autant souhaité qu'elle revienne d'entre les morts pour ramener mon père à la raison.
— Imanie..., sanglote ce dernier, je suis tellement désolé... Pardonne-moi.
J'expire lentement et rouvre les yeux. La silhouette de ma mère se dissipe et mon père bat des cils, comme perdu.
— Elle... je... pourquoi tu l'as fait disparaître ?! s'emporte-t-il.
Je fronce des sourcils. De quoi parle-t-il ?
— Elle se tenait là, à tes côtés ! Je l'ai vue !
— P'pa... faut vraiment que tu acceptes de te faire soigner, tu ne peux pas continuer comme ça, murmuré-je, soudain las.
Brusquement, il me saisit par les épaules pour me secouer et me repousser contre le mur.
— Tu n'es qu'un monstre de te jouer de mes sentiments comme ça ! crache-t-il avec une haine que je lui ai rarement vue. Tu devrais avoir honte !
Sa main s'abat à nouveau sur ma joue et je lève les bras pour me protéger la tête. Durant une longue minute, il s'épuise à vouloir me frapper et j'essaye d'esquiver le plus possible. N'en pouvant plus, je finis par l'entourer de mes bras et le serrer contre moi.
— P'pa, arrête s'il te plaît. C'est moi. C'est Sina. Ton fils. Ce n'est pas ce que m'man voudrait. Arrête...
Ma voix se brise et les jambes de mon père cèdent sous le poids de ses émotions. Nous restons un long moment ainsi, dans les bras l'un de l'autre. Sa tête repose sur mon épaule et sa respiration se calme peu à peu pour se caler sur la mienne.
— Je suis désolé, Sina. Tu mérites tellement mieux...
— Ce n'est pas grave...
Je ne sais pas si je pense réellement ces mots ; mon cœur est en miettes, mon âme meurtrie de souvenirs sanglants.
Je finis par me détacher de mon père et le laisse là le temps d'aller changer les draps de son lit. Puis je l'accompagne jusqu'à sa chambre et le couche. Ses cheveux bruns s'étalent en auréole sur l'oreiller et l'espace d'un instant, j'ai l'impression de voir un soleil noir se dessiner sur la soie blanche.
— Je t'aime Sina.
Cela n'a été qu'un murmure, mais mes entrailles se sont violemment retournées. Ses yeux se ferment et rapidement sa respiration m'indique qu'il s'est endormi. J'arrange quelques mèches de cheveux sur son front, puis me lève pour terminer ce que j'avais commencé.
***
Lorsque je me retourne vers Tarick après avoir fermé la porte, ce dernier écarquille des yeux. Je fuis son regard, gêné, et tente de dissimuler mon visage dans l'ombre.
— Tu as ce que je t'ai demandé ? l'interrogé-je d'une voix monocorde.
Il me tend une casquette noire et un masque que je m'empresse d'enfiler.
— Tu... Est-ce qu'il faut appeler les autorités ? s'inquiète-t-il.
— Non. La situation est gérée. Je veux juste rentrer, maintenant.
Mon garde du corps reste immobile un instant, avant de m'attraper doucement par le bras afin de me guider jusqu'aux ascenseurs. Intérieurement, je le remercie de ne pas insister pour en savoir plus.
J'ai passé toute la journée à remettre l'appartement de mon père en état et je me suis assuré qu'un médecin passerait le voir demain matin. J'espère qu'il acceptera de se faire ausculter et surtout prendre en charge. Je ne sais pas si je serai capable de supporter d'autres journées de ce genre.
Nous sortons des ascenseurs pour rejoindre l'obscurité de la rue et la voiture qui m'attend un peu plus bas en compagnie de Jordan dans un silence religieux. Tarick ne me lâche pas, craignant que je ne m'écroule d'un instant à l'autre. Mon corps me donne l'impression de vouloir se disloquer à tout moment et c'est avec soulagement que je monte à l'arrière du véhicule. Comme Tarick, Jordan ne me demande aucune explication.
Le premier s'installe à mes côtés tandis que le second prend place derrière le volant. Ma tempe vient se coller contre la vitre sans tain et mon regard se perd dans les lueurs de la ville nocturne. Mais lorsque le moteur démarre, une larme silencieuse coule le long de ma joue, à l'abri de ma casquette. Je voudrais oublier cette journée. Je voudrais combler ce trou qui se creuse dans ma poitrine. Je voudrais revoir ce visage translucide avec un sourire plus joyeux.
***
Quand je pénètre dans l'appartement, le silence règne en maître. La nuit étant déjà bien avancée, j'imagine que tout le monde dort à cette heure-là. Aussi discrètement que possible, je me déchausse et me délaisse de mon manteau sur le fauteuil de l'entrée. Puis je traverse une partie du salon pour gagner le couloir sur la droite et me réfugier dans la première salle de bains.
Je culpabilise un peu de n'avoir pas dit un mot du trajet, ne serait-ce que pour rassurer Tarick et Jordan sur mon état. Cette nuit, je suis brisé, mais je m'en remettrais. Je n'ai pas le choix. Il le faut.
Une fois devant la double vasque, j'ose allumer le néon qui entoure le grand miroir et lever la tête en direction de mon reflet. Avec ma casquette et mon masque, on ne se doute de rien. Mais j'appréhende ce que je vais y voir en dessous.
Avec des gestes lents, je retire d'abord mon couvre-chef. Le côté de mon œil gauche semble gonflé et légèrement noir. C'est en enlevant mon masque que je mesure réellement l'étendue des dégâts. Le côté gauche de mon visage est tuméfié et ma lèvre inférieure fendue au milieu. Je ne sais pas si le maquillage pourra entièrement dissimuler les traces de violence de mon père.
— Sina ?
Je sursaute violemment et fais voler mon masque et ma casquette au-dessus de ma tête dans un réflexe tout à fait débile. Le regard de Lou croise le mien à travers le miroir et ses sourcils se froncent aussitôt.
— Me dis pas que...
Je hoche la tête, la gorge nouée. La compassion que je lis au fond de ses iris a finalement raison de ma volonté et il ouvre les bras au même moment où je me retourne pour me réfugier contre lui. Je laisse libre cours à mon chagrin, trouvant enfin réconfort contre le corps chaleureux de Lou. Les autres ne connaissent pas tous les détails de mon passé, mais ils savent que mes relations avec mon père sont compliquées. Aujourd'hui, elles ont atteint leur paroxysme.
— Sina ? Qu'est-ce qui se passe ?
La voix inquiète de Len s'élève au-dessus de nous et je sens ses mains essuyer les larmes qui coulent désormais à flots pour creuser des sillons sur ma peau. Son front vient toucher ma tempe et peu à peu, je reprends possession de mes moyens.
Je finis par m'écarter d'eux en reniflant et alors que je m'apprêtais à m'excuser pour mon attitude, Letho et Sun débarquent, vêtements froissés, cheveux désordonnés et traits endormis. Dès qu'ils avisent mon visage, ils froncent des sourcils, comme Lou, et s'empressent de venir me serrer contre eux.
Puis, sans que nous ayons besoin de dire quoi que soit, nous prenons tous la direction du salon. Sun s'arrête au niveau de la cuisine pour préparer des boissons, Letho choisit un film à lancer sur l'immense écran accroché au pan de mur faisant face aux canapés, Lou s'occupe de remplir quelques bols avec des choses à grignoter avant de les disposer sur la table basse, Len ramène des glaçons du congélateur qu'il enveloppe dans un linge pour venir me l'appliquer sur le visage.
Alors, peu à peu, le trou dans ma poitrine se comble. Il est toujours là, il sera toujours là. Mais grâce à eux, il sera moins béant et la douleur sera plus supportable. En cet instant, je ne suis sûr que d'une seule vérité. Ils sont la lumière dans mes ténèbres.
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