⁖ 10 · Letho
Mercredi 14 novembre 2540
Quartier du Canor – Levaria
KarhMane
Mes doigts tapotent la surface froide de la table avec agacement. À mes côtés, Sun reste silencieux, mais à la raideur de ses épaules, je sais qu'il ressent exactement la même chose que moi. Nous devions parler de notre participation au Fest Pop'Art, de notre prochain album ainsi que des différentes activités l'entourant, au lieu de quoi, nous nous retrouvons à devoir nous justifier devant tous les torchons de la presse à scandale et répéter une énième fois que non, nous ne soutenons aucune forme de violence ou de discrimination à travers le monde, et que non, nous n'avons pas vocation à devenir le porte-parole d'une quelconque formation politique.
Ces derniers temps, du fait de l'escalade de la violence des crimes commis d'un côté comme de l'autre envers les populations, la presse cherche tant bien que mal à nous impliquer dans toutes les décisions politiques, interprétant les moindres faits et gestes de notre part pour les associer à des déclarations faites par les représentants du pays.
On en arrive à des absurdités où un même journal nous accuse de soutenir des mouvements extrémistes candaliens en même temps qu'il met en lumière notre implication dans certaines œuvres caritatives dédiées aux victimes de ces mêmes extrémistes candaliens. Cela n'a absolument aucun sens, mais il faut croire que ce n'est pas ça qui arrête les gens.
On en vient également à extraire des paroles de nos chansons pour leur faire dire le contraire du message initial.
On nous accuse de racisme, de dédain, d'être déconnectés de la réalité, de nous enrichir sur le dos de nos fans, de vouloir la mort des autres groupes de musique se partageant le marché avec nous, de prôner la violence et la guerre. On ne peut pas faire plus à côté de la plaque que ça.
Sans compter toutes les images trafiquées de nous, plus ou moins violentes, plus ou moins obscènes. Le Pôle Juridique, dirigé par l'excellente Alise Celiant depuis qu'il existe, et nos fans, organisés en différentes communautés depuis nos débuts, œuvrent activement pour nous protéger de toute cette hostilité, malheureusement, ça ne suffit souvent pas et nous voyons une bonne partie de ce qui se dit et se fait contre nous. Au début, ç'a été très dur. Nous n'étions pas prêts à ce genre de violence. Pas à notre âge. Pas pour l'unique motif que notre musique parle aux gens. Même Phoenix s'est retrouvé désarmé les premières années, ne sachant quelle stratégie adopter pour répondre à ces diffamations ni quels mots nous dire afin de nous réconforter. Nous étions cinq gamins livrés à nous-mêmes et j'ai dû puiser loin dans mes tripes pour trouver la force de nous porter tous les cinq.
Les années passant, même si c'est toujours aussi déplaisant de lire et voir ce genre de choses, nous nous sommes endurcis. J'ai aiguisé ma langue pour répondre de façon respectueuse, mais ciselée, à nos détracteurs. Et nous avons appris à nous servir de cette haine gratuite et sans fondement pour y puiser une motivation supplémentaire à ne pas abandonner. Ce serait donner raison à ces gens-là. Et si la tentation est parfois grande, nous pouvons trouver du réconfort auprès des uns et des autres pour surmonter cela. De plus, nous savons que nous pouvons compter sur nos fans. Ils sont les premiers à monter au créneau et à contacter l'agence pour défendre nos intérêts. Pour eux, nous ne pouvons pas baisser les bras. Nous devons leur rendre ce qu'ils nous donnent chaque jour.
— Comment se fait-il que Chaos, l'un des groupes mélangeant les deux genres les plus en vogue, le rap et la pop, n'ait toujours pas pris position officiellement sur le dernier massacre qui a eu lieu le 18 octobre dernier ?
Bien que je milite pour conserver une attitude calme, en cet instant, je ne rêve que d'une chose : taper du poing sur la table et me lever pour les planter là. Mais ce serait leur donner ce qu'ils veulent. Sun, qui a senti que ma crispation commençait à devenir un peu trop forte, pose discrètement une main sur mon genou qui tressaute avec nervosité. En face, les deux pseudos critiques musicaux qui mènent l'interview nous scrutent avec une attention particulière. Je sais pertinemment ce qu'ils attendent : le mot de trop, le geste de trop, le dérapage qui viendrait faire les choux gras. Si cela venait à arriver, leurs noms seraient cités dans tous les torchons de ragots qui rapportent des millions aux grosses antennes de presse. Ils auraient alors leur instant de gloire. Mais à quel prix ?
J'inspire et expire lentement avant de répondre, tandis que Sun relâche mon genou.
— Nous faisons de la musique et non de la politique. Nos opinions s'expriment à travers nos textes et le contenu qui les entoure. Si vous les aviez lus, écoutés et regardés, vous n'auriez pas besoin de poser la question. Vous le sauriez.
Ma réponse agace visiblement la femme, Loane, d'après le badge épinglé à sa veste orange fluo qui jure atrocement avec sa chevelure vert pomme.
— Pourquoi refusez-vous de faire une déclaration officielle ? La plupart des artistes ont pris position.
— Cela changerait quoi, à part alimenter un peu plus le brasier qui s'est déclaré sur le continent ? rétorqué-je. Même si j'aimerais que nos mots aient la capacité de faire revenir les morts parmi nous, c'est impossible. En revanche, nous pouvons continuer à faire ce que nous avons toujours fait : soutenir les causes que nous croyons juste. Une partie de nos bénéfices sont reversés aux associations qui œuvrent pour la paix et les victimes. Je pense que c'est la meilleure réponse que nous pouvons apporter au regard de la situation. Nous ne sommes ni politiciens, ni tacticiens, ni militaires. Nous sommes des artistes et nous restons à notre place, ce qui ne nous empêche pas de soutenir les causes humanistes qui nous parlent.
— Est-ce une façon de dire que vous dénoncez l'attitude véhémente du Bloc Oriental, en particulier celle du Candal qui serait à la tête des opérations ces derniers mois ?
— Non. Vous ne me ferez pas dire ce que je ne souhaite pas dire. Ce que nous avons toujours dénoncé en tant qu'artistes, c'est la violence : peu importe la forme qu'elle prend, peu importe les victimes, peu importe de qui elle vient. Et malheureusement aujourd'hui, elle vient de partout, elle touche tout le monde et elle prend des formes toujours plus inattendues. Vous me penserez sûrement idéaliste, mais je rêve d'un monde sans violence.
— Pourtant vos textes en sont truffés, réplique l'homme, Larius, toujours d'après le badge qu'il a lui aussi épinglé sur son pull moulant sa silhouette arrondie. Que ce soit le vocabulaire grossier que vous employiez, ou bien les images que vous décriviez. Citons par exemple — attention aux auditeurs âgés de moins de 18 ans, je vous prierai de vous boucher les oreilles : « Je t'éviscèrerai vivant, te privant de ton derniersouffle pour m'abreuver de ce fluide vivifiant ».
Je souffle, me retenant fortement de lever les yeux au ciel.
— Qu'avez-vous à répondre à ça ? insiste Loane, non sans retenir un sourire en coin.
Nous avons souvent été épinglés pour cette partie du refrain de « Marche macabre », un titre appartenant à notre deuxième album, intitulé « Déroute et des ruines », sorti en 2532. Nous sommes en 2540 et visiblement certains font encore exprès de ne pas comprendre le sens de cette chanson.
— Je suis assez surpris, qu'en tant que critiques musicaux, vous n'ayez pas encore saisi ce que nous cherchions à dire, huit ans plus tôt.
Je n'ai pas pu m'empêcher. C'était plus fort que moi et à mes côtés, je vois Sun qui se retient de ne pas rire devant ma répartie. Vexés, les deux critiques n'en démordent pas. Alors pour une énième fois, Sun explique qu'il ne s'agit pas d'une personne que l'on souhaite éviscérer, mais de ses propres cauchemars, pour s'en libérer et s'enivrer de la paix à laquelle nous aspirons tous. Ou tout du moins, à laquelle aspirons-nous tous les cinq au sein de Chaos.
Une chose est sûre, quand nous sortirons de là, nous pourrons inscrire cette émission de radio sur notre liste noire. Elle commence à être longue cette liste. Beaucoup trop longue pour se dire que nous vivons vraiment dans un monde de chacals.
— Mais vous êtes d'accord avec nous que vous ne pouvez pas vous revendiquer de la communauté rap alors que vous véhiculez une image androgyne de vous-même ?
Elle est sérieuse, là ? C'est quoi cette question ? Depuis plus de trois-quarts d'heure, elle enchaîne des questions toutes plus ridicules les unes que les autres, encouragée par Larius qui ne manque pas une occasion de se gausser de nous.
— À aucun moment nous ne nous sommes revendiqués d'un quelconque genre musical. Et quand bien même nous véhiculons l'image que vous décrivez, qu'est-ce que ça change ? rétorqué-je avec une diplomatie mise à rude épreuve. Est-ce l'apparence qui fait la musique ? Pourquoi ne pas simplement accepter que nous puissions produire des chansons à la croisée des genres ? Le plus important n'est-il pas l'émotion et les valeurs que nous portons à travers notre musique ?
— Être catalogué dans un genre ou dans un autre ne nous a jamais vraiment intéressés, rebondit Sun pour appuyer mon propos. Nous sommes un groupe de rappeurs, chanteurs et danseurs. Ni plus ni moins. Nos inspirations ne se limitent pas à ce que les autres attendent de nous ni aux cases dans lesquelles vous aimeriez nous ranger.
— Mais nous ne voulons vous ranger dans aucune case, se défend le critique, un air d'innocente hypocrisie plaqué sur le visage. Nous voulons simplement votre éclairage sur ce que pense l'opinion publique.
— L'opinion publique ? rétorqué-je avec un grand sourire. Laquelle ? Celle de ceux qui écrivent les articles ou celle de ceux qui écoutent réellement notre musique ?
L'animateur de l'émission pince les lèvres, ne sachant visiblement pas comment rebondir pour ne pas perdre la face.
— Ce qui est certain, finit-il par reprendre, c'est qu'on ne peut remettre en cause votre éloquence. Vous êtes réputés pour être l'un des meilleurs leaders de groupe que l'industrie ait connu jusqu'à présent. Comment vivez-vous cette pression quotidienne, notamment pour assurer tous les engagements qui sont les vôtres ?
— J'ai la chance de pouvoir compter sur le soutien des miens en toute circonstance, je ne suis jamais seul.
— Et vous, Sun, n'est-il pas parfois frustrant d'être sans cesse relégué au rôle de l'homme de l'ombre alors que vous êtes le plus âgé et plus expérimenté du groupe ? enchaîne Loane.
Mon sang ne fait qu'un tour dans mes veines, mais mon timbre de voix reste égal. Décidément, celle-là, elle mériterait une bonne tarte dans sa tronche. Et en toute personne non violente que je suis, il s'agirait bien évidemment d'une tarte au citron meringuée bien acide.
— Tu permets que je réponde pour toi, Sun ?
Ce dernier m'adresse un sourire en coin complice.
— Bien sûr.
— Que les choses soient claires, annoncé-je alors fermement, mais d'un ton toujours courtois. Sans Sun, nous n'existerions pas. Sans Len, Lou et Sina, non plus. Nous formons un groupe, c'est-à-dire que sans l'un de nous, il n'y aurait pas cette synergie que nous connaissons actuellement. Chacun sait l'importance qu'il a au sein du groupe et aux yeux des autres.
— Mais pour répondre à votre question, reprend Sun en posant une main sur mon genou sentant que je ne suis pas loin de prendre un ton moins amical, ce rôle me convient parfaitement. Je n'ai jamais aimé être sur le devant de la scène. C'est une pression immense et je ne remercierai jamais assez Len et Lou qui supportent ce rôle à la perfection. J'ai toujours préféré être en retrait. Au départ, je ne devais même pas monter sur scène avec les autres et juste me contenter d'écrire une partie des paroles et produire la musique. On m'a un peu forcé la main, si je puis dire, ajoute-t-il en riant pour détendre l'atmosphère. Et si au départ ça me faisait râler, je ne regrette à aucun moment que Letho, Sina, Len et Lou m'aient poussé à ce point. J'ai la chance de pouvoir produire notre musique ainsi que celles de différents artistes qui ont choisi de me faire confiance. Pourquoi m'en plaindrais-je ? J'exerce le métier de mes rêves, et plus encore, je partage tous ces moments avec les membres qui sont devenus ma famille. Que demander de mieux ?
Je vois bien que de l'autre côté de la table ils sont ennuyés par la réponse positive donnée par Sun. Ils auraient aimé du croustillant, des divergences d'opinions, du clash, au lieu de ça, Sun leur a sorti une bonne tirade pleine de mièvrerie. L'interview se poursuit encore durant de longues minutes, les deux journalistes essayant de trouver la faille pour nous pousser à dire du mal de l'un d'entre nous ou d'autres artistes connus, en vain. Nous esquivons habilement tous les pièges, mais l'exercice m'a donné un mal de crâne effroyable.
Lorsque le générique de fin de l'émission s'élève au-dessus de nos têtes, mes épaules se relâchent imperceptiblement et mes poumons se vident de leur air. Sun m'adresse un sourire réconfortant en coin, afin de me faire comprendre que je n'aurais pas pu faire mieux. C'est con, mais bien que ça fasse des années que j'endosse ce rôle et que je suis un habitué des interviews pièges, savoir qu'il est toujours là pour me soutenir quand je suis sur le point de craquer me donne davantage de force.
Alors que les animateurs de la prochaine émission entrent dans le studio, nos hôtes nous invitent à sortir à leur suite. Nous leur emboîtons le pas et une fois dans les couloirs de la chaîne, les deux critiques musicaux s'arrêtent pour nous faire face.
— Avouez tout de même que vous ne faites par honneur au rap en associant ce genre musical à toute la mise en scène superficielle que vous y ajoutez.
Je ne m'attendais pas à ce que Loane revienne à la charge de façon aussi directe en off. Et à cet instant, la tarte au citron se matérialise très brusquement dans mon esprit. Femme ou pas, elle n'aurait que ce qu'elle mérite. Alors que je reste silencieux, en proie à un mal de tête de plus en plus fort, cette dernière blêmit soudain et se recroqueville sur elle-même, se tenant le ventre.
— Loane ? s'inquiète son collègue. Tu vas bien ?
Elle recule vivement, comme si on venait de la projeter en arrière, jusqu'à ce que son dos bute contre le mur et elle se laisse glisser au sol. Sun et son collègue se précipitent vers elle pour lui venir en aide, et j'en fais de même, malgré l'effroyable migraine qui s'intensifie.
— Loane, qu'est-ce qui se passe ?
L'homme est inquiet, Sun et moi aussi, vu la couleur dont se teinte le visage de la femme.
— Emmène-moi à l'hôpital, arrive-t-elle à murmurer entre ses dents.
Cela ne me ressemble pas, mais à cet instant précis, je me dis qu'elle se prend le retour de bâton des mots acides qu'elle a pu avoir envers nous. Néanmoins, la douleur qu'elle affiche apaise un peu ma colère à son égard et ma migraine en profite pour s'estomper également.
Alors que son collègue est pendu à son bracelet pour commander un taxi afin de l'accompagner à l'hôpital, la journaliste finit par reprendre quelques couleurs. Elle arrive même à se remettre sur pied et nous adresser un sourire pitoyable.
— Je suis désolée de vous avoir inquiété, ça semble aller beaucoup mieux d'un coup. Je ne sais pas ce qui m'a pris.
— Par prudence, vous devriez peut-être tout de même aller consulter pour vous assurer que tout va bien.
Elle me regarde de ses yeux pâles, sous sa frange vert pomme, se demandant sans doute pourquoi je fais montre d'autant de sollicitude à son égard alors qu'elle s'est comportée comme une véritable peste à plusieurs reprises durant l'interview.
— Merci Letho Dan.
Elle hésite, puis finit par lâcher ces mots, comme à contrecœur :
— Et je voudrais m'excuser pour notre attitude lors de l'émission. Mais vous savez comment ça se passe dans le milieu..., non ?
Je la dévisage, surpris par ses propos. Bien que ce soit exactement ce que j'aurais aimé entendre, je ne peux m'empêcher d'avoir l'impression qu'elle n'est pas sincère. Mais dans ce cas, pourquoi se forcer à s'excuser et énoncer la vérité tout haut ? D'autant plus que dans son regard brille une étrange lueur, comme si elle réfutait ses propres mots.
Sun jette un œil dans ma direction en fronçant les sourcils, visiblement aussi étonné que moi. J'accepte ses excuses d'un hochement de tête, puis nous saluons les deux journalistes avant de prendre congé. Le temps de rejoindre les ascenseurs, nous gardons le silence. Quelque chose m'échappe dans ce qui vient de se passer. Comme s'il me manquait un élément essentiel pour comprendre l'étrange attitude de la critique musicale.
Je me masse discrètement l'arrière de mon crâne où une légère pulsation se fait encore ressentir. D'ordinaire, je ne suis pas sujet aux migraines et j'ai déjà eu à gérer des interviews de cet acabit, donc je ne sais pas ce qui a pu provoquer celle-ci. La crise a été aussi courte que foudroyante et j'espère que ce n'est pas un signe d'intense fatigue que je n'aurais pas su gérer. Ce n'est pas le moment de mettre le groupe en difficulté.
— Tu vas bien ? me demande Sun alors que nous sortons de l'ascenseur pour rejoindre l'accueil.
— J'ai juste eu un mal de tête assez pénible. Sans doute à cause de tout ce qu'on a pu entendre cette dernière heure et demie. À l'avenir, il faudra se renseigner davantage sur nos interlocuteurs. Participer à ce genre d'émission... je n'ai franchement plus envie de perdre mon temps à ça.
— Tu sais bien que c'est un passage parfois obligé, répond doucement mon ami. Mais je reconnais qu'ils y sont allés un peu fort. Ça va encore partir en guesphèrilla¹ cette histoire.
— Des fois, j'ai vraiment du mal à comprendre la nature humaine, lâché-je, dépité.
Nous contournons le comptoir de l'accueil et pénétrons dans un petit salon attenant où nous attendaient patiemment nos gardes du corps et managers.
— Vous avez bien géré, les gars, nous félicite Kim.
La quarantaine, des cheveux noirs dressés sur le sommet de son crâne rond, des yeux pétillants, petit et sec comme un roseau desséché, nous avons eu du mal à trouver nos marques tous les deux. Mon précédent manager était aussi à l'ouest que Kim est exigeant. Il pinaille sur absolument tous les détails et si au départ cela avait le don de me taper sur le système, au fil du temps, j'ai appris à apprécier cette rigueur qui me pousse toujours plus loin dans mes retranchements. Il n'hésite pas à me faire répéter des dizaines de fois un discours que je connais déjà sur le bout des doigts pour s'assurer que chaque inflexion de voix est maîtrisée, ou encore à m'astreindre à un programme réglé comme du papier à musique pour garder une forme olympique quand bien même je passe déjà deux heures par jour à la salle de sport par moi-même.
— C'est la dernière fois qu'on met les pieds ici, rouspète Sun.
Allan, son manager, acquiesce en silence avant de nous indiquer la sortie de la pièce. Nous quittons donc les locaux d'une des plus grandes stations de radio de KarhMane, sous les flashs des quelques personnes qui nous ont attendus tout ce temps devant les marches du perron.
C'est le chauffeur de Sun qui est chargé de tous nous ramener à nos domiciles respectifs. Durant tout le trajet du retour, le silence règne dans l'habitacle et je me demande même si Sun n'a pas piqué un petit somme vu la façon dont sa tête a dodeliné contre la vitre.
Fabien et Elouen nous raccompagnent jusque devant les portes du hall de notre immeuble. Souvent, je trouve ce protocole un peu lourd à vivre. Pour eux, comme pour nous, mais nous nous en accommodons, n'ayant pas trop le choix puisque cela fait dorénavant partie des termes de notre contrat. Que Lou, Len et Sina ont d'ailleurs parfaitement ignoré lors de leur dernière escapade ! Elle me reste encore en travers de la gorge, celle-là. Non pas parce qu'ils ont enfreint les règles, mais surtout parce que je me suis fait un sang d'encre pour eux. Entre ça, l'incident à l'embarcadère, et toutes les incertitudes qui entourent notre performance au Fest Pop'Art, le moins qu'on puisse dire, c'est que mes nerfs ont été mis à rude épreuve ces derniers temps. Il m'en a fallu des poids à soulever, des sacs à frapper et surtout des kilomètres à parcourir sur le tapis pour évacuer toute cette énergie négative. Et c'est exactement l'activité qu'il me faut à présent.
Alors que Sun disparaît dans son studio, je file dans ma chambre pour enfiler une tenue de sport confortable et effectue aussitôt le chemin inverse pour rejoindre les installations sportives qui sont situées au rez-de-chaussée de l'immeuble. On y trouve une immense pièce avec de nombreux appareils et équipements où les grandes baies aux vitres sans tain donnent sur les jardins privés de la résidence, mais aussi une salle de yoga, de danse, et un sauna. Un niveau plus bas, une piscine de trente mètres de long ainsi qu'une balnéothérapie est également à disposition de l'ensemble des résidents de l'immeuble. Un luxe que nous savons apprécier tous les cinq, étant quasiment les seuls à en profiter tous les jours que nous passons ici.
D'ailleurs, Lou et Len sont en train de s'entraîner sur un sac de frappes, dans un coin de la salle principale. Le plus jeune montre quelques techniques de coup de pied retourné à son cadet qui peine à reproduire le mouvement. Vu l'état de leurs cheveux collés au visage dégoulinant de sueur et les immenses auréoles marquant leur t-shirt sur le torse et le dos, ça fait un petit moment qu'ils sont là.
S'apercevant de ma présence, ils s'arrêtent momentanément pour me saluer de la main et en profitent pour boire un peu. Le sourire de Len est toujours aussi communicatif et je leur renvoie la pareille avant d'activer le tapis de course le plus proche. Je sélectionne un programme avancé et, rapidement, j'atteins la vitesse de 12 km/h. Je me concentre sur ma respiration, fais le vide dans ma tête et me déconnecte de la réalité.
Inspiration. Inspiration.
Expiration. Expiration. Expiration.
Inspiration. Inspiration.
Expiration. Expiration. Expiration.
Jusqu'à ce que mes poumons me brûlent et que mes jambes n'en puissent plus. Je ralentis le rythme, essoufflé, et me reconnecte peu à peu à mon environnement. Lou et Len sont assis par terre non loin de moi, jambes écartées, pour effectuer quelques étirements.
— Tu te sens mieux ? me demande Lou tandis que je les rejoins.
— Comment ça ? grogné-je en m'essuyant le visage avec le bas de mon t-shirt.
— On vous a écouté avec Sina.
— Alors tu dois connaître la réponse à cette question.
— Oui, mais ça peut aussi faire du bien d'en parler.
Je lui jette un regard en biais.
— Depuis quand t'es-tu transformé en fin psychologue ?
Lou me tire la langue et affiche une mine boudeuse avant de reprendre ses étirements.
— Ah, je me disais aussi..., me moqué-je.
— Tiens, toi qui connais beaucoup de choses, intervient alors Len, est-ce que tu sais ce qui peut provoquer une guérison miraculeuse ?
J'ai dû faire une drôle de tête, car il étouffe un rire avant de préciser sa pensée.
— Tu sais que Lou a été blessé à la paume par le couteau de l'agresseur et qu'il a eu droit à six points de suture ? Et bien, sa blessure est déjà guérie. Il y a une semaine, le médecin lui avait dit qu'il en avait encore pour quinze jours avant que les points tombent, puis qu'il faudrait compter encore quelques mois avant que la cicatrice ne disparaisse totalement. Regarde sa main aujourd'hui.
Lou défait les bandes autour de sa main droite et me la tend, paume vers le ciel. Intrigué, je m'approche et lui attrape les doigts pour l'examiner de plus près. Rien. Aucune marque. Même pas une fine ligne blanche qui pourrait témoigner de sa blessure.
— Vous me faites marcher ? demandé-je en examinant sa main sous toutes ses coutures pour trouver le tour de passe-passe qu'ils sont en train de me jouer.
— Non, affirme Lou en secouant la tête. Tu sais si c'est possible de guérir aussi vite que ça ?
Je gratte sa paume pour m'assurer qu'il n'a pas mis une couche de maquillage ou une prothèse de peau, mais ce n'est pas le cas, alors je lève un sourcil perplexe. Je ne suis pas médecin, néanmoins, non, il ne me semble pas que ce soit possible. Lou récupère sa main pour l'observer à sa tour et je retourne à ma place attrapant ma cheville afin d'étirer l'arrière de ma jambe droite.
— Je vais peut-être enfin devenir le super héros dont j'ai toujours rêvé d'être ! s'exclame Lou.
Néanmoins, derrière son ton enjoué, je perçois nettement son trouble. Quelque chose le tracasse, mais le connaissant, il ne lâchera rien si on lui pose la question de front. Lou a toujours été excellent pour cacher ses faiblesses aux yeux des autres. Il m'a fallu du temps pour le percer à jour et même aujourd'hui, je sais qu'il ne baisse pas totalement ses barrières, non par manque de confiance envers nous, mais plus par peur de nous accabler de ses propres maux, alors que nous sommes là pour ça. Nous sommes une famille, recomposée, certes, un peu bordélique et chaotique aussi, mais une famille tout de même, au sens premier du mot ; des personnes vivant sous le même toit et au sens plus large ; une structure de relation. Sans l'un de nous, la structure se casse la gueule, car nous avons grandi les uns avec les autres, les uns grâce aux autres.
1. Fait de s'affronter sur un sujet au sein des sphères sur le réseau.
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