Prologue

L'homme en noir était habitué à ne rien ressentir. Ni le froid humide de l'automne, ni la chaleur étouffante de la maison qu'il venait de faire flamber. Il s'était également tenu éloigné de tout sentiment superflus. La peine, la joie, toutes ces émotions inutiles et fatigantes, il s'en était débarrassé des centaines d'années auparavant. Cette habitude l'avait tenu loin de l'horreur de la guerre et de la culpabilité. Jusqu'alors, il s'en portait très bien.

Et pourtant, ainsi penché au-dessus du petit corps inconscient qui s'était accroché à lui, éperdu de terreur, quelque chose avait changé. Comme si une bulle de savon avait éclaté dans sa poitrine, un arôme doux et délicat se diffusait entre ses côtes.

Il se sentait mal à l'aise mais il accepta cette sensation nouvelle. Il glissa une main sur la joue de l'enfant, attendri, étrangement désolé pour elle. Une petite perle de sang séchait entre ses clavicules et d'autres entachaient encore la douceur de son visage.

Il ignorait son prénom. Il y avait de cela quelques minutes, il ignorait même son existence. C'était une fille de chasseur, une enfant qui aurait dû périr ce soir au nom d'un combat interminable que les immortels avaient déjà gagné.

Mais elle était particulière. Tout dans sa façon de courir témoignait un entraînement harassant pour une petite de seulement dix ans. Un entraînement qui la préparait à le détruire lui. L'odeur de son sang, si propre à ses origines, s'était diffusé partout autour d'elle dans la forêt : elle était née pour le combattre et pour le vaincre.

Et pourtant.

Il baissa les yeux sur les poignets délicats de l'enfant et glissa machinalement la pulpe de son pouce sur le relief de ses veines. Elle avait les marques. Brillantes et éclatantes aux yeux des immortels, aucun humain ou chasseur n'étaient en mesure de s'en apercevoir avant les dernières années qui auraient précédé sa transformation.

Elle était l'enfant impossible. Descendante des chasseurs et porteuse de la malédiction. Fille de deux natures ennemies, l'épicentre d'un équilibre créé par des forces obscures et irrationnelles. Elle était exceptionnelle. Et elle était vouée à souffrir le martyr.

Alors il lui avait tout enlevé. Ses souvenirs de chasseur, ses marques de maudite, tout avait disparu. Dans ses veines ne battait plus le sang de la plus grande contradiction de l'univers, mais celui d'une enfant ordinaire. Une simple humaine privée de son enfance, de ses parents, de dix longues années de joie et de tendresse et des derniers instants de pure horreur.

Il ne pouvait pas la laisser là. Abandonnée par sa mémoire, elle s'éveillerait avec un bras cassé, du sang sur le corps, perdue au milieu d'une forêt et sans le moindre indice sur sa propre identité.

Il passa ses bras sous le corps de l'enfant et la souleva de terre avec une facilité déconcertante. Il ne pouvait pas traîner, la milice attendait son retour. Le vent siffla dans ses oreilles lorsqu'il se mit à serpenter entre les arbres à une vitesse irréelle. Sa longue cape claquait derrière lui et la tête de l'enfant reposait fermement contre son torse, imperturbable.

Il avait parcouru plusieurs kilomètres déjà lorsque les effluves de l'atmosphère lui indiquèrent la présence d'un humain tout près de lui. Il aurait pu continuer son périple et s'éloigner de l'homme sans même avoir à craindre d'être aperçu. Pourtant il s'était suffisamment battu, et il avait suffisamment vécu, pour reconnaître un mélange de peur et de haine battre dans des veines humaines.

Il s'arrêta net et examina son environnement sans chercher à regarder autour de lui.

Un craquement de petit bois au sol. L'intrus se tenait à une trentaine de mètres ; il était jeune, il cherchait à se faire discret, et il était faible.

Le martellement de son rythme cardiaque dans sa poitrine. Il était terrifié mais plus encore, il était déterminé.

Le sifflement de sa respiration entre ses lèvres entrouvertes. Il était furieux et il l'avait repéré.

Il déposa doucement la fille au sol et en une fraction de seconde il faisait face à l'humain malavisé. Deux immenses perles d'une étonnante couleur ambré, comme celle du whisky, s'écarquillèrent devant lui. Le jeune garçon, si extraordinairement courageux derrière son angoisse, trébucha en arrière sous la surprise. Il se rattrapa de justesse, s'éloigna d'un bon mètre et braqua sur lui un revolver antique – probablement un modèle commercialisé au XVIIIe siècle – au canon démesurément long et à la crosse coulée dans l'argent brut.

Il laissa échapper un sourire. Les chasseurs étaient décidemment des collectionneurs.

- Ne m'approche pas, vampire ! cracha le jeune homme.

Il ne fit pas un geste. Cet adolescent le fixait avec une hargne qui ne laissait pas de place à l'interprétation. Il avait été formaté, comme le bon petit soldat qu'il était, pour se battre, pour haïr et pour supprimer les créatures comme lui.

Pourtant quelque chose clochait. L'odeur de son sang, qui pulsait dans ses veines au rythme d'un tambour de guerre, n'avait pas l'aigreur et l'amertume propre aux chasseurs. Ce garçon était humain. Un vrai de vrai, né sous la bonne étoile de la normalité, et pourtant il se comportait comme le plus vaillant des combattants et brandissait devant lui une arme spécialement créée pour le détruire. Qui était-il ? D'où venait-il ?

- Où est Léna ?!

L'homme pencha brièvement la tête, admettant qu'il était un peu perdu.

- Léna ?

- La fille que tu allais emmener ! Où est-elle ?!

Léna. L'enfant impossible s'appelait Léna.

La créature prit une grande inspiration et se surpris à savourer tout le bien être que diffusait ce prénom dans ses tissus. Il reprit ses esprits au bout de quelques instants et fit un infime mouvement de menton pour indiquer que la gamine se trouvait derrière lui. La main du garçon trembla légèrement lorsqu'il coula un bref regard paniqué derrière l'homme, avant de raffermir sa poigne autour de son arme.

- Qu'est-ce que tu lui as fait, monstre ?!

Quelle agressivité. C'était de bonne guerre, ceci dit, il n'y avait pas grand-chose de plus monstrueux que d'emprisonner une famille entière dans les flammes en les attaquant par surprise.

Mais tout de même. Ce terme pour définir sa nature de vampire était une spécialité chez les chasseurs, et ça avait tendance à l'agacer. Ce n'était pas loin de la vérité, mais c'était hypocrite. Ce garçon devait avoir à peine douze ans, et la flamme de haine et de rage qui brûlait dans ses yeux dessinait largement les ambitions sanglantes d'un véritable monstre. Cette guerre était engagée des deux côtés, depuis toujours, et aussi jeune pouvait être cet étrange humain aux allures de chasseurs, il était aussi coupable que lui, fils du plus vieux vampire de l'Histoire.

Alors dans un bruit sourd, le dos de l'adolescent percuta un tronc d'arbre, la gorge encerclée par la main puissante de la créature. L'arme était tombée au sol, le corps était immobilisé, les poumons à un cheveu d'être privé d'oxygène. Les perles d'ambre s'enflammèrent d'une stupéfaction gorgée de panique et la créature prit la parole.

- Qui es-tu ?

Le garçon tenta de se débattre, d'éloigner le bras qui le comprimait contre le tronc, en de vigoureux coups de griffes et de pieds. La créature répéta sa question, plus fortement cette fois, les nerfs commençant à rougir d'impatience.

- Mi... Michael Miller...

- Pourquoi possèdes-tu des armes de chasseur ?

- Qu... qui vous dit que je ne suis pas un chasseur ?

Bon sang, ce garçon avait du répondant, en plus de sa stupide témérité.

- Je sais que tu n'en es pas un.

- J'en suis un !

- Qui t'a entraîné ?!

Il serra les dents et détourna les yeux, le visage rougit par la colère et la difficulté à respirer. L'homme en noir intensifia la pression autour de sa nuque pour le presser à répondre.

- Je... C'est la famille Serf, la famille de Léna... elle m'a entraîné à devenir un chasseur...

L'immortel plissa les yeux, concentré sur le rythme cardiaque du dénommé Michael, pour y déceler la moindre trace de mensonge. Il n'en trouva aucune, ce qui ne pouvait signifier qu'une chose : ce jeune homme était définitivement un imbécile. Il était seul, et aucun chasseur expérimenté n'était susceptible de débarquer brusquement si ses mentors étaient la famille Serf. La seule survivante de ce clan était l'enfant endormie contre un arbre, et même elle, si elle se réveillait, n'aurait jamais pu lui venir en aide.

Il poussa un ricanement dédaigneux et envoya valser le corps de l'adolescent sur quelques mètres. Il s'écrasa au sol dans un roulement de feuillages et de branches chahutées mais se redressa aussitôt, le regard rivé sur le sol, cherchant à tout prix son arme.

Elle était à deux mètres du vampire, et, persuadé d'avoir l'avantage sur ce point, il se jeta dessus. Son corps s'écrasa à nouveau dans la terre, les mains tendues vers un pistolet qui avait quitté le sol.

- Tu ne croyais tout de même pas que cela serait si facile.

Le garçon releva des yeux ahuris vers la créature, dont les doigts étaient enroulés autour de la crosse d'argent. Il blêmit et commença à bégayer :

- Co... comment faites-vous pour...

- Tu n'es pas le seul à t'entraîner, Michael.

L'immortel balança l'arme au loin dans son dos, la paume de main rougie par le contact du métal. La brûlure était atroce, comme toujours, mais il parvint à la maîtriser sans même sourciller. L'adolescent posa sur lui un regard nouveau, laissant enfin tomber les barrières d'espoir qui le poussaient à croire qu'il pouvait le vaincre. C'était peine perdue, et il le comprenait enfin.

Il serra les dents et se redressa péniblement, les yeux rivés à ceux, glacials, de son vis-à-vis vampirique.

- Bien. Pouvons-nous parler, maintenant ?

- Tuez-moi si vous voulez, mais ne faîtes pas de mal à Léna, je vous en prie.

Il suppliait. Il suppliait avec une telle dignité que même le vieil immortel en fut désarçonné. Ce gamin méritait l'estime de ses mentors, aussi désespérément humain pouvait-il être.

- Je ne compte pas lui faire du mal.

Il acquiesça, partagé entre le soulagement et une évidente méfiance.

- Que lui avez-vous fait ? Pourquoi ne pas l'avoir assassiné avec sa famille ?

- C'est ce qui était prévu. Mais elle s'avère être... différente.

- Différente ?

- Cette enfant a les marques. Elle est vouée à devenir l'une des nôtres.

Michael en perdit presque l'équilibre. Il demeura bouche-bé un moment, l'air de tourner l'information en boucle dans sa tête sans réussir à en saisir la logique.

- C'est... c'est impossible...

- C'est ce que je croyais également, mais c'est un fait. Les Serf étaient contaminés par la malédiction, et c'est Léna qui en a hérité.

- Mais elle est née chasseur ! aboya-t-il, au comble d'une panique scandalisée.

- Je sais. Cela signifie qu'un immortel et qu'une de ses ancêtres se sont accouplés. J'ignorais moi-même que cela était possible.

Michael accusa le coup dans un hoquet sidéré. Il en perdit complètement sa garde et se détourna du vampire pour balayer distraitement l'horizon des yeux, les doigts compulsivement agrippés aux boucles brunes qui encerclaient son visage. L'immortel patienta, calme et immobile, en attente que le jeune homme retrouve une contenance.

Il finit par revenir vers lui, le visage tordu par la souffrance et la rage.

- Alors vous alliez l'emmener, c'est ça ? La prendre avec vous jusqu'à ce qu'elle soit transformée ?

Le vampire encaissa cette accusation sans broncher. C'était une idée qui le tentait, à dire vrai. Mais hélas, ce genre de décision n'était pas de son ressort.

- Non. Je lui ai retiré ses souvenirs et j'ai endormi la malédiction. Ainsi elle n'a plus aucune idée de ses origines, et elle ne souffrira jamais du réveil des marques.

- Que... les marques endormies ? Ça signifie qu'elle ne deviendra jamais un monstre ?

Le « monstre » en question grimaça d'agacement mais ne releva pas l'insulte.

- Non. Ça signifie que je reviendrai, dans une quinzaine d'années sans doute, et que je les réveillerai moi-même.

- Mais pourquoi ?! hurla Michael, au comble du désespoir.

- Parce que si je ne le fais pas, elle mourra. D'un seul coup, pour aucune raison et sans crier gare. Et tu ne pourras rien faire pour la sauver.

Il respirait fort, étouffé par la panique, la peur et la colère. Il se mit à faire les cent pas, les mains tremblantes, broyé d'affliction. Ça n'atteignait pas l'immortel. Ce que cette nouvelle pouvait provoquer chez son interlocuteur lui était bien égal, et en toute logique, il aurait déjà dû arracher la tête de ce jeune homme à l'instant où il avait déclaré être un chasseur. Pourtant, il n'en faisait rien. Ce Michael était concerné par le bien-être de l'enfant d'une façon beaucoup trop profonde pour être ignorée.

Et Léna n'avait plus personne pour veiller sur elle désormais. Plus personne à part ce garçon si désespérément courageux.

- Elle ne peut pas être condamnée à devenir... ça... c'est... c'est...

- C'est ainsi, et tu n'y peux rien. Ceci étant dit, si tu souhaites accomplir ton devoir de chasseur, je t'en prie. Tues-la maintenant, et Léna ne deviendra jamais une immortelle.

Il fit quelques pas de côté, comme pour lui laisser le passage, et Michael releva les yeux vers la petite silhouette avachie qui patientait contre un arbre.

Bien entendu, si cet imbécile décidait finalement de s'en prendre à l'enfant, il irait rejoindre ses mentors en deux temps trois mouvements. Mais c'était un excellent test. Ce petit homme si fier de son entraînement de chasseur irait-il jusqu'au bout de ses convictions ? Ou bien son attachement à Léna serait-il plus fort que le reste ?

Un silence s'étira entre les deux hommes. La nuit continuait son chemin autour d'eux, le vent sifflait dans les arbres, et au loin, l'immortel pouvait encore entendre la jolie maison lentement s'effondrer sur elle-même, avalée par les flammes. Rien de tout ça n'atteignait Michael. Il avait les yeux rivés sur la fille impossible, désespéré, partagé peut-être, certainement terrorisé par sa propre hésitation.

Finalement il détourna le regard, une larme douce et douloureuse roulant sur sa joue.

- Je ne peux pas faire ça.

L'immortel hocha simplement la tête, ni soulagé, ni agacé. Il était simplement certain, désormais, que Michael saurait prendre soin de l'enfant.

- Alors je te la confie. Libre à toi de lui parler de ses origines, de son avenir d'immortelle, ou bien de la laisser vivre une vie paisible jusqu'à ce que je revienne.

- Co... comment allez-vous faire pour savoir quand réveiller les marques... ?

- Je ne serai jamais bien loin. Et les marques se réveillent toutes aux alentours du même âge. Je ne serai pas en retard. Mais ce jour-là, Michael, tu devras me laisser faire.

Il blêmit à nouveau, et sembla enfin arborer le visage de l'adolescent qu'il était supposé être. Un jeune garçon dépassé par les évènements, et effrayé par quelque chose qu'il ne pouvait maîtriser.

- Vous laisser faire ?

- Oui. Un jour, Léna se plaindra de douleur aux poignets, et cela deviendra insupportable pour elle. Peut-être qu'elle te suppliera de l'emmener à l'hôpital, peut-être même qu'elle ira jusqu'à te demander d'abréger ses souffrances. Et tu n'en feras rien. Cela signifiera que je suis là, que j'ai réveillé les marques, et que je la prendrai avec moi.

De nouvelles larmes inondèrent ses joues.

- Et... et après ? Je la reverrai ?

L'immortel se laissa un temps de réflexion pour imaginer une situation où cette jeune femme serait susceptible de revenir sur les terres humaines, peu de temps après sa transformation sur l'île de Calcite.

- Il y a peu de chance. Ne compte pas trop là-dessus.

Michael acquiesça d'un bref signe de tête, dévasté. Le vampire s'autorisa un dernier coup d'œil en direction de la fille endormie.

Elle survivrait. Léna Serf, l'enfant impossible, deviendrait l'une des leurs, malgré ses origines, malgré tout ce qu'il venait de faire à sa famille. Et il serait là, lui aussi, pour veiller sur elle.

Tout allait bien se passer.



***

Haaa mes louloups ! Je suis tellement ravie de vous retrouver pour ce tome 2 !

Est-ce que le prologue vous a plu ??

Alors, comme promis, je vous le donne en avance. Les chapitres ne vont pas arriver tout de suite, mais ils vont arriver ! 

J'espère que vous serez nombreux/ses à embarquer avec moi pour la suite des aventures de notre petite Léna <3 

Je vous aime toujours plus haut que le soleil !

A très vite pour la suite mes louloups !

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