Chapitre 4 [part II] - Au coucher du soleil
Je devais admettre qu'une part de moi n'étais pas franchement surprise que cette petite escapade n'ait rien donné de très concluant ; mais même si je me trouvais de nouveau confrontée à l'ambiance morbide du manoir, j'étais tout de même satisfaite d'avoir effectué quelques repérages à l'extérieur. Je suivis une Victoria silencieuse jusque dans les marches, qu'elle descendit tranquillement pour m'amener vers les sous-sols. Tandis que nous nous avancions vers une épaisse porte de chêne, je lui demandai pourquoi le manoir était complètement désert. En poussant la porte d'un geste habitué et sans me jeter un regard, elle répondit :
- Les vampires dorment le jour, pour des raisons évidentes. Et la plupart des lycans aussi ; d'abord par souci d'intégrité, pour tenter de respecter le vœu de cohabitation d'Ingham et Edmund, mais aussi parce que une fois par mois, au moment de la pleine-lune, ils se transforment. C'est suffisamment dur de se remettre d'une telle... expérience, alors ils évitent d'ajouter à cela le manque de sommeil.
J'acquiesçai et dû battre des yeux un instant en entrant dans la pièce à sa suite. C'était une cuisine, effectivement, mais qui était à mille lieux de tout ce que j'avais pu voir dans ce domaine. J'avais la sensation de me trouver dans une cuisine de grand restaurant. Illuminée par des néons aveuglants qui sillonnaient le plafond, les murs étaient en carrelage blanc ou recouverts de plaques en inox, et tout n'était que modernité et appareils dernier-cri. Sur la droite de la porte d'entrée, trois fours s'empilaient les uns au-dessus des autres, suivit d'un plan de travail métallisé où était disposés des micro-ondes, des broyeurs et autres matériels électroménagers dont j'ignorais l'utilité. Au centre trônait un immense piano à gazinières, traversées par un grill quelque peu envahissant et paraissant être l'objet le plus usé de toute la pièce. Le reste des murs était envahi de placards et d'armoires en acier, d'où pendait une multitude de batterie de cuisine, d'ustensiles, ou de petits flacons remplis d'épices. Tout au fond, comme s'ils étaient les rois du stade, deux réfrigérateurs immenses semblaient dominer la salle.
J'eu n'eus pas l'occasion de m'attarder sur davantage de détails, puisque qu'il me fallut reculer d'un bond lorsque deux personnes, des lycans vraisemblablement, sortirent d'une petite pièce semblant être la chambre froide. La fille était petite mais aux formes pulpeuses, des cheveux roses bonbon coupés courts s'éparpillant partout autour de son visage mutin, faisant ressortir le vert si particulier de ses yeux de façon hallucinante. Elle portait une petite blouse blanche, par-dessous laquelle je pouvais apercevoir des bribes de tatouages remontant jusqu'à sa nuque et s'étendant jusqu'à ses mains. Si elle n'avait pas eu l'allure troublante des lycans, toute faite de muscles et de puissance, je l'aurai probablement adoré. C'était le genre de personnage qui, non sans m'intriguer, avait tendance à naturellement attirer ma sympathie. L'homme qui l'accompagnait était quant à lui bien plus grand, probablement proche du mètre quatre-vingt-dix, tout en musculature saillante que ses vêtements peinaient à masquer. Il n'arrivait pas à la cheville d'Allam dans le genre montagne, mais je me raidis tout de même à sa vue. Ses cheveux étaient d'un blond cendré bien coiffés vers l'arrière, cependant rasés tout autour de ses oreilles, laissant deviner la présence d'un tatouage là aussi, à-même le crâne. Son visage était divinement beau, comme pour tous les autres, le dessin de son menton masqué par une impeccable barbe claire d'environs trois centimètres. Il semblait plus encore porté sur le tatouage, de l'encre partout sur la nuque et sillonnant même quelques parcelles de ses pommettes. Tout de blanc vêtu, il paraissait être un ex-tolard reconverti dans la cuisine gastronomique. Je frissonnai lorsqu'il posa un regard curieux sur moi, restée figée dans l'ombre de la belle lycan qui m'avait amenée ici.
- Ah, Victoria, tu nous amènes la petite nouvelle !
La voix de la fille était fine et enjouée. Dans de petits bonds débordant d'enthousiasme, elle virevolta vers moi et commença à ouvrir les bras pour m'étreindre, mais je poussai un sifflement de peur et déployai Sekhmet devant moi en reculant de trois pas. La fille s'arrêta brusquement, choquée de se retrouver menacée par mon arme, me dévisageant comme si j'étais folle à lier. Victoria laissa échapper un petit soupir et posa une main rassurante sur son épaule.
- Elle n'est pas très à l'aise avec les marques d'affection.
J'avais la sensation désagréable que l'on me prenait pour un chat sauvage qu'ils peinaient à dompter. La fille enregistra l'information et sembla se détendre, avant de me lancer un petit sourire prudent.
- Je suis Anastasia, ravie de rencontrer, Léna.
Elle avait un genre d'accent étrange, peut-être russe, ou quelque chose comme ça. En acceptant de ranger mon arme et lui accordant un vague signe de tête, je songeais au fait qu'il était foutrement étrange que tout le monde parle la même langue dans ce domaine. Et la mienne, qui puis-est.
Anastasia enchaîna, désignant le tolard du pouce :
- Et lui, là-bas, c'est Dimitri.
Il me fit un petit sourire puis détourna les yeux et posa brutalement l'épais morceau de viande qu'il tenait dans les mains sur le plan de travail. Mon estomac fit un saut-périlleux dans mon ventre lorsqu'il s'empara d'un couteau plus épais que ma paume de main, puis il s'afféra à découper la nourriture en tranche comme un expert. Anastasia se détourna de moi à son tour et commença à fouiller dans les placards à une vitesse folle.
- Bon, ce n'est pas que vous nous dérangez, mais l'heure du repas va bientôt sonner, nous n'avons pas de temps à perdre, lança-t-elle joyeusement. Il vous fallait quelque chose ?
- Léna a un peu faim, répondit Victoria.
Les deux lycans m'accordèrent un regard interdit, comme s'ils vérifiaient si je méritais de manger ou non.
- Comme Ana le disait, le repas est servi dans une heure et demie, reprit Dimitri d'une voix grave, teintée du même accent singulier que sa collègue. Nous ne pouvons pas proposer mieux qu'un petit encas pour la caler en attendant.
Motivée par une vague de crainte, je pris la parole d'une voix inquiète :
- Euh... qu'est-ce que vous entendez par « le repas est servi » ?
Victoria dévia vers moi.
- Tous les lycans mangent ensembles, à des heures bien précises. Cela nécessite une grande préparation pour Ana et Dimitri.
- Mais... ça veut dire qu'il faut que je mange avec eux ?
- Si tu veux manger, oui, répondit Ana. En dehors de ces heures, les cuisines sont fermées.
Je sentis mon visage perdre quelques couleurs, et Victoria m'accorda un de ses somptueux sourires compatissants.
- Vous aviez dit que vous pouviez m'amener à manger, avec Léonard, soufflai-je.
- Oui, hier, parce que tu venais d'arriver, que tu étais chamboulée et que les heures de repas étaient passées. Mais il faut que tu commences à t'habituer au manoir, Léna, et aussi à son fonctionnement.
Je déglutis avec difficulté, commençant sérieusement à regretter ma décision de ne pas me laisser mourir de faim dans ma chambre. Anastasia sembla avoir pitié de moi, puisqu'elle apparut de nouveau devant mes yeux, laissant néanmoins un bon mètre de distance entre nous. Elle me tendit un sachet de chips d'un geste énergique, et je m'en emparai prudemment.
- Tiens, je te donne ça pour cette fois, parce que tu sembles affamée. Mais je te conseille de venir au repas de toute à l'heure ; crois-moi sur parole, tu vas te régaler.
- Que mangent les lycans ?
- A peu près comme les humains, mais dans des quantités astronomiques, et sans lésiner sur les protéines. Mais il y a toujours des légumes et des féculents pour accompagner la viande, nous ne sommes pas des sauvages. Enfin, la plupart du temps.
A ces mots, elle envoya un clin d'œil à Victoria et retourna vers les armoires sans nous accorder une parole supplémentaire. En prenant de grandes et profondes respirations, je laissai mon regard courir dans la pièce.
- Je croyais que vous n'aviez pas l'électricité.
- Seule la cuisine dispose d'un générateur privé, m'expliqua Victoria en commençant déjà à m'entraîner vers la sortie. Cela aurait été trop compliqué pour alimenter l'intégralité du manoir, et il faut admettre que l'éclairage à la bougie donne un certain cachet.
Elle s'engouffra hors de la cuisine en riant toute seule à sa remarque, tandis que j'admettais bien volontiers l'originalité de la bougie, mais un peu moins l'inconfort de la température ambiante. Un petit chauffage d'appoint n'aurait franchement pas été de trop.
En passant dans l'espèce de petit hall qui donnait accès aux marches, je m'arrêtai face à une étrange porte, à la droite de celle des cuisines, que je n'avais pas remarquée en arrivant. Elle était taillée dans le bois brut, fatiguée, semblait aussi vieille que l'île elle-même. Mais ce qui me surpris le plus, ce fut ses innombrables cicatrices, ses marques de coups, de griffures, comme si un animal s'était acharné dessus. Des frissons parcoururent toute ma colonne vertébrale comme des milliers d'aiguilles, et j'avais déjà commencé à m'avancer lorsque l'éclat de voix doux mais impatient de Victoria résonna du haut des marches. Je m'arrêtai, me promis à moi-même de résoudre le mystère de cette porte, puis la rejoignis d'un pas rapide.
La louve se mit alors en tête de me faire une visite guidée du domaine, tandis que je grignotais mon sachet de chips, au plus grand bonheur de mon estomac. A mesure que je mangeais, je me sentais reprendre des forces, mais lorsque le petit sachet fut vide entre mes doigts, je n'étais clairement pas calée.
Comme je m'y attendais, toutes les pièces qui peuplaient le manoir étaient immenses et absolument ahurissantes. Au rez-de-chaussée, Victoria me fit visiter un salon magnifique, dans les tons rouge et ocre. C'était une pièce gigantesque, et il me semblait n'avoir jamais vu autant de canapés et de fauteuils réunis au même endroit. Comme si tout était conçu dans une idée de cohabitation et non pas d'entente parfaite, des petits groupes de meubles étaient disposés un peu partout, pour que chaque petite bande, chaque petit clan, puisse se reposer à sa guise sans être dérangé par la présence des autres. Annexant le salon et le hall d'entrée à la fois, une salle à manger s'étendait tout en longueur. Non sans me faire penser au château de Harry Potter, deux longues tables de bois étaient installées côte à côte, s'étalant sur une énorme partie de la pièce. Dans le fond, le vaisselier le plus imposant que je n'avais jamais vu trônait, grimpant presque jusqu'au plafond dans le même bois robuste et ornementé qui meublaient le salon.
Victoria m'informa donc que tous les lycans se réunissaient à heures précises, trois fois par nuit, pour prendre leur repas dans cette pièce. Dimitri était le cuisinier principal, et Anastasia s'occupait de la garniture et d'amener les plats à table.
- D'ailleurs, pourquoi est-ce que tout le monde ici parle la même langue ? m'enquis-je enfin, tandis que Victoria m'entraînait vers une nouvelle pièce. J'ai remarqué que les cuistots avaient un accent assez prononcé, pourtant tu m'as dit venir d'Autriche, et tu n'en as aucun.
- Tu sais, la plupart des personnes dans ce manoir ne sont pas des marqués venus pour survivre ici, ils étaient des lycans ou des vampires libres de voyager dans le monde entier avant de suivre Ingham et Edmund. S'ils n'avaient pas déjà appris à maîtriser un très grand nombre de langues, ils ont terminé le processus en apprenant auprès de ceux qui étaient capables de le leur enseigner, directement dans ce manoir. C'est très difficile pour nous de trouver de quoi nous occuper – cela fait plus de cent ans que je suis ici, et j'avoue que parfois la vie est extrêmement ennuyante. Alors beaucoup d'entre nous se plongent dans les études, ou bien se spécialisent dans un domaine en particulier. C'est le cas d'Ana et de Dimitri : ils sont arrivés ensemble, d'Ukraine, il y a environ deux cent ans. Comme ils étaient tous les deux des marqués, ils se sont inévitablement liés d'amitié, et suite à leur transformation se sont intéressés à la cuisine. Ils n'ont jamais vraiment pris le temps de peaufiner leur accent, mais je crois que c'est un petit peu volontaire.
Victoria me lança un petit sourire tandis que je tentais d'assimiler tout ce qu'elle me disait. Dimitri et Anastasia étaient donc arrivés ensemble, en tant qu'humains. Comme je les enviais. Avoir quelqu'un dans la même situation que soi dans un tel lieu devait être rassurant. Mais c'était aussi prendre le risque de composer avec une faiblesse monumentale quand tout le monde essayait de vous tuer – ce qui, pour ma part, n'était clairement pas négociable.
- Mais pourquoi tout le monde parle ma langue, même lorsqu'ils parlent entre eux ? repris-je finalement.
- Oh, tu sais, ton arrivée est prévue depuis plusieurs années maintenant, et Ingham et Edmund mettent un point d'honneur à faire en sorte que tu te sentes chez toi, en sécurité et à ta place parmi nous le plus tôt possible. Dès lors qu'ils ont annoncé tes origines, nous avons commencé à parler ta langue maternelle entre nous. Maintenant, j'imagine que c'est devenu une habitude.
Je me retins d'éclater d'un rire cynique en m'imaginant « à ma place » dans cette demeure.
- Mais si j'étais arrivée avec un autre marqué d'une nationalité différente ?
La belle lycan laissa une petite grimace déformer ses traits, tandis que je la suivais vers une nouvelle aile de la demeure après avoir traversé le hall, entre les deux portes d'entrée du rez-de-chaussée.
- Je ne sais pas trop. Nous aurions probablement parlé les deux langues. Mais les marqués sont extrêmement rares, et la plupart ne sont jamais retrouvés et finissent par mourir de ne pas avoir été transformés. Avec les moyens modernes, la médecine, la morphine ou même la drogue, un marqué peut ne jamais faire parler de lui malgré ses douleurs, et passer complètement inaperçu auprès de ceux qui les cherchent. Eli, entre autres.
Je serrai les dents en continuant de la suivre. J'aurai tout donné pour que ce fichu Eli ne me trouve jamais. Une part de moi était désolée et frissonnait d'horreur à l'idée de tous ces gens qui avaient succombé à ces douleurs atroces, mais je ne pouvais me résoudre à les plaindre. Les vampires et les lycans n'étaient pas humains, ils n'étaient pas normaux, ils étaient dangereux et criminels – accepter de se transformer en l'un d'entre eux était pour moi une abomination et une véritable insulte à la race humaine.
***
De nouveaux personnages (promis à un moment ça s'arrête xD), et une Léna toujours aussi en rogne...
On découvre le manoir avec elle, notamment le fonctionnement des cuisines et des heures de repas ! Ça ne l'enchante pas d'ailleurs, pensez-vous qu'elle va finir par se détendre un peu ? Trouvez-vous ça normal qu'elle soit à cran ?
L'action arrive, doucement mais sûrement ! Mais il faut que tout soit bien en place, que cela soit pour comme pour Léna elle-même... :p
Merci, comme toujours, pour vos votes et commentaires <3
A très vite mes louloups !
[média : Rapsody in blue, George Gershwin]
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