Chapitre 1 [part III] - Cicatrices


 Durant le chemin du retour, je ne pouvais m'empêcher de masser mon poignet. La douleur avait disparue, mais il me semblait toujours la sentir, comme une vieille cicatrice soudainement réveillée. Et puis, il y avait cet homme. Il était tellement différent de tous ceux que j'avais pu rencontrer ou connaître jusque-là. Ce n'était pas seulement physique, j'en étais persuadée, et même si je m'obligeais à repousser l'idée qu'il ait un lien avec cette atroce souffrance, je n'arrivais pas à me le sortir de la tête. Comme marquée au fer rouge, l'étrange sensation qui tambourinait dans mon poignet et entre mes clavicules portait le visage de cet homme irréel.

Je dus marcher pendant presque un quart d'heure pour arriver jusqu'à chez moi. Ma paye n'étant pas bien reluisante, je me satisfaisais d'un quartier un peu miséreux. De grands blocs d'immeubles défraichis, à la devanture écaillés d'humidité, qui entouraient de petits parcs de jeux mal entretenus, tandis que des cadavres de voitures brûlées attendaient, deci delà, d'être enfin évacués. L'atmosphère avait une odeur de pollution et d'essence, mais c'était chez moi, et ça me convenait. Je n'étais pas vraiment digne d'autre chose, de toute façon.

J'arrivai face à la porte numéro 23 d'un immense immeuble à logements sociaux. La vitre avait été brisée par un trafiquant un peu en rogne, il y avait trois mois de cela, et tenait bon grâce à de vieux journaux et cartons scotchés avec habileté.

- Salut Ted, comment ça va aujourd'hui ?

Le vieil homme sans abri qui habitait les marches de mon entrée me sourit gentiment, exposant ses dents noircies.

- Eh, ma beauté. Ma foi, rien de neuf sous le soleil. T'as un petit truc pour moi ?

- Pas de sandwich aujourd'hui, répondis-je avec un sourire. Mais un client m'a laissé ça.

Je fouillai rapidement dans ma poche et lui tendis les deux euros quarante-cinq que j'avais proclamé comme étant un pourboire laissé par le dieu grec. Ted tendit une main tremblante et j'y déposai les pièces avec douceur. Pas de douleur, cette fois.

- Tu devrais garder tes sous, murmura-t-il, malgré tout rougissant d'excitation à l'idée de pouvoir se payer une bière ce soir.

- J'en ai suffisamment. Bonne soirée, Ted.

- A demain beauté !

Je fis biper mon pass électronique qui m'ouvrit les portes du bâtiment. Nous étions en octobre, et Ted refusait encore de s'abriter dans le hall d'entrée, au moins pour la nuit. Il préférait sentir le souffle frais de la brise sur ses joues, et l'écho de la citée endormie. Je le comprenais, en un sens. J'avais la chance d'avoir un toit pour me protéger, pour me réchauffer, mais rien n'était plus vivifiant que de sentir le vent dans mes cheveux, le soleil sur mon visage, ou d'admirer l'éclat de la lune napper le monde de son manteau d'argent. J'avais déjà passé plusieurs nuits aux côtés du vieil homme, à discuter jusqu'au petit matin, enroulés dans une couette moisie. La plupart des gens que je croisais à longueur de journée m'aurait traité de folle, de pauvresse ou d'ivrogne. Mais j'avais, depuis longtemps, compris que la valeur d'un homme ne se mesurait pas à l'étendue de sa fortune ou de son patrimoine. Cela fut une bonne, ou une mauvaise chose ; cette philosophie me poussa bien loin des études, et je finis ainsi, à travailler comme caissière au supermarché du coin pour payer mon lamentable petit appartement, où je rejoignais chaque soir mon intarissable colocataire.

- Eh ben, t'as pas chaumé aujourd'hui on dirait.

Michael releva la tête dans ma direction, une fois que j'eu passé l'épaisse porte de bois de notre appartement. Comme d'habitude, c'était un bordel sans nom et ça sentait le tabac, l'herbe et une vague tentative de masquer tout ça avec de l'encens. Je n'étais pas contre la fumette, loin de là, mais je n'appréciais pas spécialement en porter l'odeur toute la journée – et c'était ce qui se produisait, inévitablement, lorsque tout mon appartement en était inondé.

Mon meilleur ami me lança un sourire éclatant, ses cheveux bruns en bataille autour de son visage, les yeux légèrement humidifiés par les effets du joint coincé entre ses doigts. Il se décala de quelques centimètres lorsque je m'avachis à ses côtés sur le canapé, et me tendis le petit bâtonnet malodorant d'un geste habitué.

- Tu noteras, très chère, que j'ai tout de même vaguement tenté de faire la vaisselle.

- Vaguement tenté ? répétai-je en riant.

- J'ai pris peur lorsqu'il a fallu que je choisisse quel côté de l'éponge je devais utiliser.

J'éclatai de rire et l'affublai de quelques noms d'oiseaux, pour la forme, tandis qu'il se penchait sur la table basse pour me servir un verre de vodka. Il était 18h30, mais la soirée était déjà bien entamée pour quelqu'un comme Michael. La télévision hurlait dans toute la pièce, perdue sur un programme lourdingue basé sur le principe d'enfermer une dizaine d'imbéciles dans une villa au beau milieu d'une île paradisiaque.

- Pourquoi tu regardes ça, franchement ? finis-je par demander, après quelques gorgé du liquide puissant mélangé au jus d'orange.

Michael haussa les épaules en tirant une longue goulée du joint.

- Les nanas sont tout le temps à poil, là-dedans. C'est tout de même plus excitant qu'un reportage sur la fabrication de fromage dans les Hautes-Alpes.

- Dans ce cas, coupe au moins le son. Dès qu'elles ouvrent la bouche, j'ai l'impression d'entendre mes collègues.

- Si tes collègues ont la même bouche que la délicieuse Tatiana ici présente, demain c'est moi qui vais bosser à ta place.

J'éclatai de rire à nouveau, et nous passâmes les deux heures suivantes à fainéanter sur le canapé dans cette même ambiance. Je réussis à le convaincre d'éteindre la télé au profit d'une playlist musicale sur l'ordinateur, et la moitié de la bouteille avait disparue lorsqu'il lança brusquement :

- Eh, mais c'est ton anniversaire !

- Que... quoi ? Eh, calmos !

Il s'était levé d'un bond et commençait déjà à remettre ses chaussures, sourd à mes appels.

- Bouge-toi, on sort !

- C'est pas mon anniversaire et tu le sais très bien, soufflai-je, glaciale, refusant catégoriquement de me lever.

- C'est la date officielle depuis des années, ne me pète pas les couilles. Allez, on y va !

Je lâchai un long soupir qu'il ignora royalement.

- Mais tu veux faire quoi ? Y'en a qui bossent demain, je te signale.

Il s'arrêta un instant de s'activer pour m'envoyer un long regard atterré qui me fit presque rougir.

- Te coucher tôt ne va pas te rendre plus aimable, arrête tes conneries. On va en boite pour tes vingt-quatre ans, et t'as pas ton mot à dire.

J'allais continuer de râler qu'il s'approcha rapidement de moi et entoura mon visage de ses mains, assis sur mes jambes. De là, je pouvais voir le moindre petits éclat jaune ou vert dans ses yeux bruns, ses petites taches de rousseurs parsemées sur ses pommettes ou les craquelures de ses lèvres. Je pris mon air le plus renfrogné, même si j'avais d'ores et déjà perdu.

- Tu te tais, Léna. Et tu viens faire la fête avec moi.

Je roulai des yeux, signe qu'il prit comme une reddition, et lança un cri victorieux en m'aidant à me lever. Je lui indiquai en râlant qu'il me fallait tout de même quelques minutes pour me préparer, au moins pour me rafraichir le visage avec un brin de maquillage. Je ne lui laissai pas le temps de s'impatienter et m'enfermai dans la salle-de-bain, dans des gestes déjà bien approximatifs dû à l'alcoolémie dans mes veines. Mince, la soirée allait être rude, et demain le serait encore plus. Fort heureusement, je ne commençais qu'à quatorze-heures.

Je me penchai sur le lavabo et me passai de l'eau sur le visage, suivit d'une fine couche de gel nettoyant. Il ne me fallut que cinq minutes supplémentaires pour m'ornementer d'un peu de mascara et d'une couche de rouge à lèvre, toujours plus à l'aise à l'idée de mettre ma bouche en valeur plutôt que mes yeux. J'observais d'un œil critique cette étrange silhouette blonde trop mince qui me faisait face dans le miroir, lorsque je fus prise d'un léger sursaut. La responsable était une vive mais légère douleur qui avait pris naissance dans le creux de mes paumes, et m'engourdissait maintenant la naissance du poignet, comme une espèce de tendinite soudaine et désagréable. Je restai un instant à observer mes mains, pliant et dépliant mes doigts, comme si cela suffirait à faire taire la douleur. Elle ne me rappelait que trop bien celle de cet après-midi, néanmoins plus douce, plus lancinante. Etait-ce une conséquence tardive de mon faux mouvement ? C'était probable mais étrange, étant donné que mes deux poignets me dérangeaient – or je n'avais bougé qu'un bras pour rendre la monnaie à l'Adonis du supermarché.

Je sursautai de nouveau lorsque trois coups vifs résonnèrent derrière la porte. Michael s'impatientait et râlait à propos d'un ratio temps de préparation/féminité absolument inadmissible venant de moi. Je repris mes esprits et consentis à sortir de la pièce, laissant de côté cette étrange douleur en essayant, bêtement, de la cacher derrière des bracelets de cuir attrapés à la va-vite dans ma chambre. J'enfilai une paire de bottines noire de type militaire par-dessus un jean sombre, surplombé d'un marcel blanc assez ample. Comme souvent, Michael me fit la réflexion qu'il était heureux de connaître le videur de la boite, car il était impossible pour moi de rentrer dans un tel établissement en étant fringué comme « une grosse lesbienne ». C'était évidemment faux mais pour mon meilleur ami, tout ce qui ne portait pas de mini-jupe et de décolleté plongeant n'était pas féminin.

Nous habitions à dix petites minutes de marche de la boite. Michael nous avait roulé une cigarette chacun, et une supplémentaire pour Ted, qui savourait une bière dans nos marches. Je n'étais pas particulièrement emballée à l'idée d'aller en boite, mais j'étais heureuse de passer une soirée avec mon ami. Nous vivions ensemble, mais il s'évaporait assez régulièrement le soir pour rejoindre je ne savais quelle conquête, et il arrivait que je ne le croise pas pendant plusieurs jours. J'avais assez peu de détails sur ce qu'il faisait de sa vie lorsque je m'affairais à encaisser des centaines d'abrutis par jours pour payer notre loyer, mais je ne lui en tenais pas rigueur. J'étais heureuse, simplement, d'avoir quelqu'un comme lui dans ma vie. Il était une constante de mon existence qui jamais ne fléchissait, et c'était plus précieux pour moi que tout l'or du monde.

- Alors, cette journée ? s'enquit-il d'une voix douce, en s'allumant une deuxième cigarette, habilement roulée tandis qu'il marchait.

J'allais lui répondre une banalité visant à insulter la race humaine dans sa grande généralité, avant que ma mémoire ne m'arrête sur un détail, effectivement plutôt nouveau.

- Bordel, j'ai encaissé un dieu vivant, aujourd'hui.

Il éclata de rire en déviant un peu vers moi.

- A ce point ?

- Tu n'imagines pas. Grand, athlétique, des yeux hallucinants, une peau... merde, en y repensant, il avait presque l'air malade tellement il était pâle. Mais beau... Beau !

Je fis mine de battre des paupières comme une fillette enamourée, ce qui fit doucement rire Michael avant qu'il ne détourne les yeux.

- Il t'a parlé ?

- Non, pas spécialement. De toute façon je n'y aurais pas survécu, ce type avait une voix presque irréelle. J'étais toute émoustillée. Il doit se faire harceler continuellement, le pauvre.

- Certainement, souffla Michael, brusquement bien moins guilleret.

J'allais enchaîner sur l'étrange douleur ressentie dans mon bras et ma gorge lors de cette stupéfiante rencontre, mais nous arrivâmes près de la boite de nuit et déjà certains habitués (comme nous) hurlaient d'enthousiasme en nous apercevant. 


***

Première rencontre avec Michael ! 

Qu'en pensez-vous ? Vous est-il sympathique ? 

Je veux pas influencer, mais personnellement, je l'adore... :p

On découvre une Léna un peu plus détendue, une fois dans son habitât naturel et au côté de son meilleur ami. Pourtant, il y a toujours cette histoire de douleur... c'est dû à quoi, d'après vous ? Qu'est-ce que ça signifie ? 

Merci comme toujours pour vos votes et vos commentaires, je ne sais jamais comment vous montrer ma gratitude...

 N'hésitez jamais à me donner des points négatifs, même si j'adore les compliments, j'aime aussi connaître mes points faibles. Bref, dîtes moi ce que vous voulez, je prends tout ! :D

A très vite mes louloups <3

[média : I'm picky, Shaka Ponk]

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