Chapitre 1 [part II] - Cicatrices


Aucun nouvel incident de ce genre ne fit son apparition durant les trois heures suivantes, jusqu'à ce qu'enfin arrive mon dernier client. Sans même lever les yeux vers lui, je lui sommai de placer mon petit panneau de plastique défraichi au bout du tapis, derrière ses articles, signifiant que ma caisse était désormais fermée. 

J'étais presque surexcitée d'enfin pouvoir rejoindre le monde des vivants. Derrière moi, Pamela faisait du charme à un homme en balançant des imbécillités de son insupportable voix mielleuse. En m'empêchant de l'écouter, je m'emparai des trois derniers articles présents sur mon tapis (un t-shirt, une chemise et un boxer) et les fis biper un à un sans même songer à éviter de les froisser en les balançant sur le tapis de gauche. Distraitement, je sentis l'homme s'en emparer calmement.

- Avez-vous une carte de fidélité ?

- Non.

Un mot. Ce simple mot remua en moi quelque chose qui me fit frissonner de la tête aux pieds. Désemparée et presque affolée par la réaction torrentielle de mon propre corps, je relevai des yeux accusateurs vers le porteur de cette indécente voix ténor. Et son physique était plus indécent encore. Il battait de loin tous les records d'exception rarissime que j'avais pu croiser en tant que client : grand, taillé au couteau, une peau aussi pâle que l'albâtre, des cheveux bruns aux reflets de l'automne, un visage taillé par les Dieux, et des yeux... bordel. Des yeux indescriptibles. Gris, bleus, blancs, je n'en avais aucune idée. Des yeux qui me firent l'effet d'une balle plantée dans le crâne, de milliers de petites aiguilles venues s'insinuer sous ma peau. Des yeux hallucinants. Irréels.

L'homme me regardait, faible sourire aux lèvres, billets en mains, patient. C'est la voix criarde de ma chère collègue qui, pour le coup, me sauva de cette torpeur admirative embarrassante. Je sursautai et déviai aussitôt mon regard, pour le braquer vers mon écran.

- Euh... Ça... Ça vous fera trente-sept euros et cinquante-cinq centimes, s'il vous plait.

Bon sang, il fallait que je me reprenne. Il n'était tout de même pas le premier beau-gosse venu – bon, à ce niveau-là, le terme « beau gosse » n'était même plus approprié, cet homme était à la limite de la divinité. Mais tout de même. Qui étais-je pour m'emballer ainsi ? C'était quoi, cette réaction ridicule ? Il était probablement aussi stupide, insignifiant et inintéressant que tous les mâles, beaux ou non, venus faire pointer leurs articles à ma caisse.

- En espèce, s'il vous plait.

Il fallait qu'il arrête de parler. Vraiment. C'était malsain d'avoir une telle voix. 

Je ravalai de justesse un soupir torturé en déviant de nouveau vers lui et tendis la main vers la sienne pour m'emparer des petits papiers bleus entre ses doigts. Je les lui arrachai presque, tendue comme un arc, refusant toujours de lever les yeux dans sa direction. Je ne m'autorisais pas à le regarder. Je me demandai un instant s'il avait l'habitude de ce genre de réaction. Si je m'écoutais, j'aurais simplement posé mon visage dans le creux de ma main et l'aurais dévisagé, longuement, sans pouvoir m'en lasser. Il était beaucoup trop beau pour passer inaperçu. 

J'enfournai, tremblante, les billets dans mon petit casier et me concentrai sur mon rendu de monnaie. Une fois les deux euros quarante-cinq en main, je me tournai de nouveau dans sa direction pour faire face à une main délicieuse tendue devant moi, attendant que j'y dépose les pièces. 

Je rapprochai doucement ma main de la sienne et frôlai ainsi sa paume ouverte du bout des doigts. Aussitôt, je laissai échapper un cri et les pièces s'écrasèrent sur les bandes métalliques de mon habitacle dans un concert de cliquetis sonore. Je me levai d'un bond, décontenancée par la douleur terrible qui envahit d'abord le creux de ma main, avant de remonter le long de mon bras comme un courant électrique et d'atterrir près de ma gorge, entre mes clavicules. Le souffle coupé, je m'étranglai dans mon propre hoquet de stupeur. 

Il s'agissait d'une fraction de seconde, mais tout en moi sembla se liquéfier, brusquement saisi par une sensation glaciale et funeste. La peur soudaine mêlée à cette douleur insupportable me firent oublier un instant le trouble grandissant qu'avait provoqué le physique de l'homme face à moi. Je me sentais faible, démunie et terrorisée. La douleur avait été si vive et si puissante qu'un léger malaise me fit tourner la tête et mon dos se cogna contre le petit meuble de fer qui renfermait les papiers importants de ma station. 

Face à moi, l'homme me dévisageait toujours, étrangement calme. Il ne semblait pas surpris ; au contraire, son sourire était plus tendre, mélange de soulagement et de satisfaction. Je ne pus le quitter du regard, jusqu'à ce que la silhouette écœurante de Pamela n'apparaisse devant mes yeux.

- Léna ? Tout va bien ? Tu es toute pâle.

Je repris conscience de ma mobilité et de mon corps en quelques mouvements de tête et réalisai avoir compulsivement entouré ma main gauche autour de mon poignet droit, mes ongles enfoncés dans ma chaire. Je marmonnai quelques mots incohérents avant de me pencher par-dessus son épaule pour tenter d'apercevoir cet homme si étrange, mais il avait disparu, abandonnant sa monnaie sur le comptoir. Machinalement, mes doigts virent masser l'endroit dans le bas de ma gorge dont la douleur avait disparue et je rassurai Pamela avant de me réinstaller sur mon tabouret, atterrée.

Des milliers de questions envahissaient mon esprit. Que m'était-il arrivé ? Avais-je rêvé ? Ce type outrageusement désirable y était-il pour quelque chose ? M'avait-il fait quelque chose ? Je commençai à m'imaginer des scénarios délirants, impliquant une vile tactique de la part de l'homme pour m'administrer quelconque maladie incurable. Au bout de plusieurs minutes de parfaite béatitude mêlée à de sérieuses vagues de panique, je me raisonnai. C'était impossible. Il n'avait rien dans la main, je n'avais fait que de lui rendre sa monnaie. Je m'étais probablement froissé un muscle dans mon mouvement, un tendon s'était coincé quelque part et cela expliquait que cette vive douleur soit remontée jusqu'à la base de mon cou. Oui, ce n'était rien de plus et rien de moins qu'un faux mouvement, excessivement douloureux, qui m'avait fait passer pour une parfaite abrutie devant la réincarnation d'Adonis.

Encore sonnée mais désormais rassurée, je m'affairai à compter le peu de monnaie qui me restait dans ma caisse, avant de nettoyer ma station et de m'en échapper. Je retrouvai ainsi les quelques pièces que l'homme avaient abandonnées et les fourrai discrètement dans ma poche en guise de pourboire. Ce n'était pas vraiment autorisé, mais ce rendu de monnaie m'avait donné la plus grande peur de ma vie : j'estimais les mériter. Je fis un détour par quelques rayons du supermarché pour ranger, à la va-vite, les articles de mon abruti de client, avant de saluer sans grand enthousiasme les quelques collègues encore sur place et d'enfin m'évader de cet antre de malheur. 


***

Hé, hé, hé... 

Alors, qui est cet homme d'après vous ? Et qu'est-il arrivé à Léna ? Que sont ces douleurs ?

Ça l'a bien perturbé en tout cas, et je sais pas vous, mais j'aimerais bien le voir pointer à ma caisse aussi, ce monsieur... :p

A très vite pour le prochain chapitre mes louloups, MERCI pour vos votes et vos commentaires, ils me font toujours suuuuuper plaisir <3


[média : Sweet Dreams, Emily Browning, pour le film Sucker Punch] 

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