Chapitre 7 : Octav
Chapitre 7 : Octav
Perché sur le toit d'un entrepôt du port de Reijnam, Octav observait consciencieusement l'horizon. Dans la lumière encore feutrée de l'aube, la mer quittait peu à peu sa sombre robe pour revêtir les reflets rosés du ciel. Derrière lui, le dédale de ruelles sombres et de maisons de bric et de broc qui constituait les faubourgs étaient encore plongé dans la pénombre. À l'est, les quartiers bourgeois s'éveillaient doucement, les grandes demeures de pierres blanches étaient déjà nimbées d'une douce clarté, qui contrastait avec l'obscurité et le désordre des faubourgs. Du haut de son perchoir, le garçon avait une vue presque imprenable sur Reijnam. Il n'avait pas souvent l'occasion de voir la ville ainsi, dans sa quasi-totalité, et il devait bien admettre que l'expérience ne manquait pas de charme. Peut-être qu'un jour, il aurait amassé assez d'argent pour quitter la saleté de la Cour des Miracles et s'installer dans les beaux quartiers. Il aurait une élégante maison dans les Rosières, voire un hôtel particulier chez les nobles de Regius Lys, avec femme et enfants. Peut-être un chien de garde dans son jardin, car il était le mieux placé pour le savoir, on n'était jamais trop prudent dans cette ville. Passer du statut de voleur à celui de potentiel cible, voilà son rêve. Cela signifierait qu'il aurait enfin réussi. Mais ce n'était qu'une chimère. Il était né dans les faubourgs, dans leur crasse et leur laideur, il y était destiné à vie. On n'échappait à la Cour des Miracles ainsi, elle vous gardait captif plus surement que toutes les prisons du royaume. Car il y avait toujours un prochain coup à préparer, plus complexe et ambitieux que le précédent. Toujours un Zmeirans dont il fallait se venger pour laver son honneur. Toujours la possibilité alléchante de s'enrichir encore un peu plus avec cette vie criminelle. Les habitants des faubourgs n'étaient pas faits pour le quitter et s'installer chez les bourgeois, chacun le savait à Reijnam. Octav se savait condamné dans les bas-fonds, et il s'en contentait. Mais à de rares occasions, comme ce matin, il se prenait à rêver de plus, à fantasmer respectabilité, stabilité et paix. Mais le jeune homme n'était pas idiot, il gardait les pieds sur terre et ces illusions s'estompaient de pair à la nuit avec le soleil qui se levait.
Si la ville ne dormait jamais véritablement, c'était probablement l'heure où elle était le plus au repos. Les ouvriers de nuit venaient de quitter leur poste, et ceux de jour commençaient à peine à se mettre en place. Le fracas du déchargement des bateaux n'avait pas encore débuté, on entendait presque le doux clapotis des vagues contre la digue. Presque, car aux côtés d'Octav, Rim n'en finissait pas de bavarder. Ce n'était pas qu'Octav n'aimait pas la conversation du garçon, au contraire, mais quand le soleil n'était pas encore levé et que lui-même était à peine réveillé, il n'avait pas la force de lui répondre. Il n'était pas vraiment du matin et il maudissait Anya pour l'avoir envoyé dans cette mission stupide de si bonne heure. Surveiller les entrepôts draconis, elle en avait des bonnes. Ils ne pourraient jamais garder un œil sur toutes leurs possessions, il y en avait bien trop, c'était peine perdue. Et pourtant, elle s'obstinait à toujours laisser quelqu'un de garde sur le port. Un plan brillant se cachait peut-être derrière ces ordres obscurs, mais pour l'instant, Octav avait bien du mal à le saisir.
- J'espère qu'Ema dénichera tous leurs points faibles, à ces salopards, marmonnait Rim sans se douter que son compagnon ne l'écoutait que d'une oreille. Il est grand temps qu'ils payent pour leurs crimes.
Octav acquiesça d'un vague signe de tête. Son attention venait d'être attiré par un mouvement suspect à l'horizon. Il connaissait pourtant l'emploi du temps de tous les navires de marchandises annoncés au port de Reijnam, et aucun ne devait accoster à cette heure-ci. Du moins, pas par voie légale. Peut-être était-ce pour ce bateau qu'Anya les avait fait poster ici, et pas pour surveiller leurs stupides entrepôts. Car si ce n'était ni un navire de commerce, ni un de leurs propres bateaux, il s'agissait forcément de l'un des Zmeirans.
Il donna un coup de coude à Rim, qui en profita évidement pour se plaindre. Ce garçon ne fermait-il donc jamais sa bouche ?
- Regarde, le coupa-t-il dans ses protestations. Au nord-ouest, là-bas. Ça m'a tout l'air d'être une caravelle des Zmeirans.
- Ah, enfin un peu d'action ! jubila son compagnon. Je n'en pouvais plus de fixer cet entrepôt désert. C'est d'un ennui de faire le guet...
Octav ne prit pas la peine de lui répondre et sortit des lunettes grossissantes de sa poche. Le navire était intriguant, car le trafic se faisait aux heures les plus noires de la nuit, et le commerce plus ou moins légale au grand jour. Pourquoi l'aube ? Peut-être pour éviter les autres contrebandiers, ou bien pour profiter de la lumière du jour pour une manœuvre ambitieuse tout en évitant la garde.
- Va prévenir Anya, murmura Octav.
- Quoi ? Non, toi va la prévenir, si tu y tiens tant ! Hors de question que je manque le seul moment intéressant de la nuit pour faire plaisir à ton âme de petit chef.
- Ne discute pas les ordres directs, siffla Octav. Si quelque chose tourne mal, ça nous retombera dessus.
Rim fit mine de protester, avant de se tourner vers la ville et de se taire subitement.
- Quoi ? gronda l'autre. Qu'est-ce que t'as ?
- Je crois qu'il est trop tard pour prévenir Anya, s'entendit-il répondre d'une voix blanche. Et que tu vas avoir besoin de toute aide possible si tu veux t'en sortir.
Octav se redressa aussi sec et quitta un instant le bateau des yeux pour se pencher sur ce qu'avait remarqué Rim. Un juron s'échappa de ses lèvres. Un groupe de Zmeirans avait envahi les docks en un rien de temps. Armés jusqu'aux dents, ils semblaient attendre l'embarcation de pied ferme. Le jeune homme sentit son cœur manquer un battement quand il aperçut l'immense silhouette caractéristique de Darmin. Ce n'était pas une opération de routine, le fils Zmeirans n'allait presque jamais sur le terrain, il passait son temps dans ses appartements du Kraken, entouré de ses lieutenants à qui il déléguait toutes les tâches. Qu'il sorte de sa cachette à une heure si matinale ne présageait rien de bon.
- La caravelle a accosté, commenta Rim dans un filet de voix. Il y a quatre hommes sur le pont, plus le commandant à la barre. Ils n'ont pas l'air d'ici.
Octav ressortit ses jumelles et les examina avec attention, avant de porter son regard sur le pavillon. Un sentiment de crainte le saisit.
- L'Empire d'Omnilisë.
Rim se tourna vers lui, l'air vaguement inquiet, avant de lui piquer les jumelles et de vérifier par lui-même. Il n'en croyait pas ses yeux.
- Pourquoi les Zmeirans fricotent avec l'empire le plus puissant du monde ?
- Ou plutôt, pourquoi Omnilisë accepterait de traiter avec des voyons des faubourgs de Reijnam ? Ça n'a aucun sens.
- Je vais vérifier un truc, marmonna Rim.
Avant même qu'Octav n'ait esquissé le moindre geste, le garçon prit son élan et sauta vers le toit de l'entrepôt adjacent. Son compagnon jura. Il ne pouvait pas appeler l'indiscipliné au risque de se faire repérer, mais s'il ne faisait rien, Rim allait à coup sûr attirer l'attention des Zmeirans. Il avait beau être acrobate de formation et plus rapide que l'éclair, il ne pourrait pas passer inaperçu très longtemps au milieu des entrepôts d'un port désert. Pourtant, leurs ennemis semblaient si impliqués dans le débarquement du navire qu'ils ne semblèrent pas le remarquer. Octav décida de reprendre ses jumelles, sans plus se préoccuper de Rim. Manifestement, il savait ce qu'il faisait, et si jamais il lui arrivait quoi que ce soit, son ami ne pourrait de toute façon rien y faire du haut de son perchoir. Autant se rendre utile et continuer son entreprise d'espionnage à la place.
Les Zmeirans paraissaient affairés à débarquer de nombreux sacs de toile qu'Octav soupçonnait remplis d'opium, tandis que Darmin était en grande conversation avec le commandant du navire. Il n'avait pas la moindre idée de ce qu'ils pouvaient se dire, mais leurs hochements de tête et poignées de main lui paraissaient des plus explicites quant à l'issue de cette rencontre : tout semblait se dérouler selon leurs plans. Il espérait que Rim, de là où il était, puisse les entendre. Quitte à ce qu'il prenne des risques inconsidérés, autant que cela leur rapporte quelque chose. Une information pour faire tomber une bonne fois pour toute les Zmeirans, avec un peu de chance.
Soudain, un coup de feu retentit à l'autre extrémité du port, et l'un des hommes de Darmin s'écroula au sol. Que venait-il de se passer ? Ces hommes venus d'Omnilisë avaient-ils trahi les Zmeirans ? Rim venait-il de le tuer ? Non, c'était ridicule, même lui n'aurait pas agi de façon si inconsidérée, et de toute façon, il n'utilisait que ses poignards en guise d'arme, jamais de pistolets. Un troisième acteur venait-il de se joindre à la fête ? Octav croisa le regard de Rim depuis le recoin où il s'était dissimulé, à quelques pas à peine du navire. Il avait l'air aussi perdu que lui, il n'en savait pas plus, c'était évident. Le second maudit Anya intérieurement. Elle savait que les Zmeirans allaient rencontrer Omnilisë, elle n'aurait pas envoyé deux de ses trois lieutenants survivants pour surveiller un vulgaire hangar, tout faisait sens désormais. Mais pourquoi diable ne les avait-elle pas prévenus ? Ils auraient été sur leurs gardes et ne se seraient certainement pas fait surprendre dans une position si désagréable et compliquée à tenir. Octav était quasiment à découvert sur un toit, sans la moindre planque disponible, et Rim au milieu de troupes ennemis, seul contre tous si les choses tournaient mal.
Un second coup de feu résonna dans le silence de l'aube, et cette fois-ci, Darmin sembla le prendre compte. Il hurla sur le commandant du bateau, qui semblait aussi surpris que lui. Cet homme n'était pas un malfrat, il s'était simplement retrouvé à diriger le mauvais bateau au mauvais moment. Si les choses dégénéraient, et Octav n'en doutait pas, car les choses dégénéraient toujours dans les faubourgs de Reijnam, il ne donnait pas cher la peau du brave homme. Darmin tourna les talons, manifestement excédé, et rejoignit la terre ferme, pistolets au poing et regard de tueur. Il avait été berné et cela n'avait pas l'air de lui plaire. Il avait dû s'habituer au confort de son salon embrumé d'opium du Karken, la dureté et l'imprévisibilité du terrain le changeaient de ses habitudes. Un troisième coup tonna, et cette fois-ci, tout sembla se précipiter. Darmin répliqua en tirant vers un entrepôt désaffecté, ses hommes le suivirent aussitôt, de toute évidence ravis de cette occasion de verser le sang. Parfois, les hommes se foutaient des stratagèmes élaborés de leurs dirigeants et au fond, ils ne souhaitaient qu'une bonne bagarre.
En se faisant cette réflexion, Octav réalisa que c'était exactement ce qu'Anya aurait pu lui murmurer à l'oreille. Anya. Elle devait être derrière tout ça. C'était bien son genre ça, de saboter une transaction internationale de stupéfiants pour se venger d'une humiliation subie. Mais si l'initiative venait de son propre camp, pourquoi n'était-il pas au courant ? Un frisson glacé parcouru le corps du jeune homme. Non, c'était impossible... Et pourtant, c'était la seule explication plausible : Anya le soupçonnait d'être le traître. Lui, le garçon dont la famille l'avait recueillie, lui qui avait grandis avec elle, joué avec elle. Ils avaient tous fait ensemble, de leurs premières bêtises d'enfants turbulents à leur premier gros coup chez les bourgeois de Reijnam. Elle ne pouvait tout de même pas sérieusement le considérer, lui, comme un traître ? Cette prise de conscience lui donnait envie de vomir. Ou de frapper quelqu'un. Ou les deux. Qu'Anya ne fasse pas confiance à Rim, c'était compréhensible au vu de son comportement et de son passé trouble. Mais lui, son fidèle bras droit depuis toujours ? Il était révolté.
Mais avant qu'il ne puisse approfondir encore un peu plus sa colère et le sentiment d'injustice dont il se sentait victime, une balle lui frôla l'oreille et il passa en mode survie. Le temps n'était plus à l'introspection, mais à l'action. Il se jeta aussitôt au sol, en se laissant rouler depuis le toit. Tant pis pour son observatoire, de toute façon, avec la fumée de poudre générée par les coups de feu, il n'y aurait bientôt plus rien à observer de là-haut. Le Draconis sortit sa masse de son étui et se précipita sur le premier Zmeirans qui croisa son chemin. Dans ce genre de combat, dominé par les armes à feu, Octav était désavantagé par son arme, mais s'il survivait jusqu'à ce que ses ennemis manquent de munitions, il faisait un carnage. Il n'avait jamais été très friand de l'artillerie : trop bruyant, trop vite à cour de balles, cela se transformait très vite en artefact d'acier absolument inutile. Sa masse, en revanche ? Si pour le commun des mortels, un tel objet était bien trop lourd pour être d'une quelconque utilité, il était parfait pour un homme de sa stature. Et surtout diablement efficace. Rien de tel qu'un coup de masse bien placé pour écraser un crâne en quelques secondes. Radical, pas la moindre chance de survie si le coup était réussi. Et Octav ne ratait presque jamais sa cible. Sur le champ de bataille, il devenait un monstre, une brute qui frappait et tuait au moindre mouvement brusque qui traversait son champ de vision. Dans ces moments-là, son cerveau était comme déconnecté, sa rationalité évaporée. L'adrénaline des combats lui faisait perdre tout sens commun, il ne cherchait plus qu'à frapper, vite et fort. C'était aussi pour ça qu'Octav savait qu'il était, au même titre qu'Anya, une véritable ordure des faubourgs, et qu'ils ne pourraient jamais vraiment les quitter. Ses rêves de vie bien rangée n'était qu'un fantasme illusoire, qui ne pourrait jamais être mis à exécution. Était-il violent de nature ou la Cour des Miracles l'avait-elle rendu ainsi ? Au fond, cela n'avait pas la moindre importance. Le résultat était là, Octav était un monstre. Et seuls les faubourgs pourraient accueillir ce débordement de haine et d'agressivité.
Un Zmeirans pointa son arme en sa direction, mais Octav était plus rapide. Il frappa, encore et encore, jusqu'à ce que le corps de son adversaire ne fût plus qu'un amas indéfinissable de sang et d'os, que sa cervelle éclate et éclabousse tous les combattants des environs. Il allait prouver à Anya qu'il n'avait rien à voir avec les Zmeirans. Il allait lui prouver sa loyauté indéfectible. Alors il cogna, il cogna tous les individus qui se présentaient à lui, encore et encore, dans un déferlement de violence que lui-même ne contrôlait plus.
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