Chapitre 5 : Elvire
Chapitre 5 : Elvire
Elvire regrettait souvent sa vie d'antan. Principalement d'un point de vue matériel, surtout quand elle se couchait tous les soirs sur sa couchette miteuse en se souvenant de ses anciens draps de satin. Et puis les souvenirs traumatisants remontaient et elle se rappelait que sa sécurité avait plus de prix que des étoffes luxueuses. Elle était probablement la seule fille des faubourgs à considérer l'endroit comme le lieu le plus sûr pour elle, et pourtant... Bien sûr, elle aurait pu fuir à la campagne, voire même s'exiler hors de Dulcior, dans un autre royaume, mais elle aimait trop Reijnam pour ça. Elle avait la ville dans le sang. Et puis, c'était trop tard maintenant : Elvire était devenue une fille des faubourgs, elle ne pourrait plus jamais revenir à une vie normale.
Un frisson de dégoût parcouru son échine lorsque son regard se porta sur l'homme qui ronflait à ses côtés. Poilu, le corps décharné et couvert de plaies à peine cicatrisés, il faisait peine à voir. Mais il payait bien et n'était pas méchant, alors la jeune fille se pliait bon gré mal gré à ses désirs. Si quelques années auparavant, on lui avait annoncé qu'elle finirait prostituée à la Cour des Miracles, elle n'y aurait pas cru, mais manifestement, tout finissait par arriver. Il fallait bien que son physique avantageux lui serve à quelque chose un jour ou l'autre, la Fortune l'avait ainsi bien faite pour une raison. Si sa longue chevelure blonde et ses formes étaient la clé de sa survie, alors soit, elle en profiterait avec plaisir. La place d'une fille comme Anya, à la tête de l'une des plus grosses organisations criminelles des faubourgs, était peut-être plus avantageuse, mais Elvire refusait de s'engager dans leurs querelles de gang stériles. Elle était libre et indépendante de toute autorité, et elle comptait bien le rester le plus longtemps possibles.
Cela dit, la jeune fille se mentait à elle-même en se répétant ce mantra à longueur de journée. Elle n'était pas libre. Pas entièrement. Sinon, elle ne se retrouverait pas coincée dans une chambre miteuse des faubourgs aux côtés d'hommes tous plus repoussants les uns que les autres. Sinon, elle ne logerait dans les recoins les plus sombres et répugnants de la ville. Sinon, elle n'aurait pas besoin des Zmeirans pour se procurer sa dose d'opium quotidienne. Mais dans l'état actuel des choses, elle était au plus haut degré de liberté qu'elle pouvait espérer. Un rire proche de l'hystérie pointa au fond de sa gorge quand son regard tomba sur la petite boîte de laiton qui contenait la précieuse résine de pavot. L'hideux symbole des Zmeirans, un kraken, semblait la narguer avec insolence. Comme si elle avait besoin de ça, qu'on lui rappelle à longueur de journée qu'elle était redevable à ces salauds. Mais c'était le prix à payer pour se procurer un semblant de bien-être dans sa misérable existence.
Elvire sentit le regard inquisiteur de l'homme dans son dos. Toujours la même rengaine. Toujours les mêmes questions.
- Vas-y, pose-la, ta question, persifla-t-elle.
- Ces cicatrices... Tu ne veux toujours pas me dire ce que c'est ?
Des bribes du passé remontèrent. Des coups. Des liens. De l'acide. Le dessin de ces marques, qui courrait de ses épaules au creux de ses reins, la brûla avec un peu plus d'intensité. Elvire souffrait en permanence, mais le regard d'un inconnu dessus ne faisait qu'aggraver sa douleur. Encore une fois, c'était toujours la même chose. Elle aurait dû s'y habituer, à force.
- Crois-moi, tu ne veux pas savoir. C'était encore moins beau à voir.
Sa précieuse boîte de laiton à la main, elle se pencha et tâtonna au sol afin de retrouver sa pipe d'argile et ses allumettes. L'homme en profitait pour la reluquer allègrement, elle le savait, mais elle s'en fichait. Il avait payé, après tout.
- Tu fumes cette merde ? l'interrogea-t-il avec curiosité.
- Pourquoi ça t'intéresse, t'en veux ? Parce que si c'est le cas, je te préviens, ce n'est pas gratuit.
- Non, ça ne me réussit pas. Et puis j'ai vu ce poison consumer les meilleurs de mes camarades, ça ne me tente pas.
Elvire leva les yeux au ciel. Pourquoi ne débarrassait-il pas le plancher alors ? L'intéressé dû sentir son agacement car il se rhabilla enfin. Sur le pas de la porte, il posa sur elle un dernier regard lubrique et lança :
- Ne laisse pas cette merde gâcher ces seins, ce serait dommage.
- Ferme la porte en sortant, tu seras mignon.
Une fois seule, elle laissa un juron s'échapper de ses lèvres et eut un geste éloquent à l'égard de la porte. Quel salaud. Elle ne connaissait même pas son nom, mais il l'était, elle le savait. Comme la majorité des hommes qui se pointaient ici. Elvire n'aimait pas les rabat-joie, pas plus que ces crétins persuadés qu'ils pouvaient la sauver, et celui-là réunissait les deux. Il venait tous les mardis soir avec la régularité d'une pendule, profitant probablement d'un créneau où sa femme était absente. S'il était bel et bien marié, Elvire plaignait la pauvre qui avait écopé d'un type pareil. Il n'avait rien pour lui, ni le physique, ni le mental. C'était un docker tel qu'on en trouvait des centaines à Reijnam, cabossé par la vie à peine la trentaine passée, qui s'en vengeait à coup d'alcool et de putains. Une sale engeance, mais Elvire gagnait sa vie grâce à eux, alors elle ne s'en plaignait pas trop non plus.
Sa main rencontra enfin sa pipe et sa boite d'allumettes et elle soupira d'aise. Elle allait enfin pouvoir se détendre.
Ce fut alors que trois coups secs contre sa cloison retentirent. La jeune fille maudit le monde entier : on ne pouvait donc jamais obtenir quelques minutes de tranquillité ici ? Un bref instant, elle songea à prétendre d'être absente, endormie ou même morte, mais les coups reprirent de plus bel, plus pressants que la première fois. Enfilant une robe en vitesse, Elvire alla ouvrir de mauvaise grâce. Ses protestations moururent sur ses lèvres lorsqu'elle se retrouva nez à nez avec Darmin Zmeirans. Grands, d'une corpulence massive, il la dominait de toute sa taille. Son regard vert glissait sur sa poitrine à moitié dénudée avec un intérêt non dissimulé, ce qui surprit la jeune fille : Darmin était un homme qui se targuait de sa respectabilité, quoique cela puisse véritablement signifier dans les faubourgs. Il vendait alcools, drogues et armes, possédait la moitié des salles de jeux et des maisons closes de la ville et tuait comme il jouait aux cartes. Mais monsieur était un homme respectable parce qu'il ne fréquentait pas ses prostituées – ou du moins, c'est ce qu'il avait toujours clamé. Que faisait-il ici alors ?
- Je peux entrer ? lui demanda-t-il du ton de celui qui ne se voit jamais refuser quoi que soit.
Avant même qu'Elvire ait le temps d'acquiescer, il était au milieu de son taudis qu'il scrutait avec attention.
- Mais je t'en prie, fais comme chez toi, ironisa la jeune fille.
- Techniquement je suis le propriétaire de l'immeuble. Alors oui, je suis chez moi.
Elvire détestait les hommes de son espèce. Arrogant et ivre de leur pouvoir, ils n'avaient pas une once de respect pour les filles comme elle. Pour personne, à vrai dire, mais pour les prostituées encore moins.
- Qu'est-ce que tu me veux, Darmin ?
- Pas ton corps si c'est ce qui t'inquiète, ma jolie.
Elle serra les dents. S'il n'était pas l'homme le plus puissant de la Cour des Miracles, elle lui aurait probablement déjà sauté à la gorge.
- On a une petite nouvelle parmi nous, et j'aurai besoin que tu vérifies un truc.
- Aux dernières nouvelles, il ne me semble pas être membre des Zmeirans. Demande à l'un de tes larbins, je ne veux rien avoir à faire avec vos histoires.
- Je te paye.
- Oh Darmin, je sais faire mon propre argent, merci bien.
- En opium, précisa-t-il. Tu y gagneras dans la transaction, crois-moi.
Le salaud. Il savait très bien qu'en venant juste après un client, elle aurait besoin de se détendre. Il la privait de ce plaisir pour que le manque la fasse flancher.
- J'ai déjà assez de problèmes comme ça, je refuse de prendre part à vos magouilles, répéta-t-elle, avec une conviction toutefois moindre.
- Le job est facile. J'ai besoin que tu testes la loyauté de la nouvelle recrue.
Elvire était de plus en plus perdue.
- Pourquoi moi ? Je ne fais même pas partie de votre foutu gang, comment veux-tu que je teste la loyauté de qui que ce soit ? Je ne suis pas loyale moi-même bon sang !
- Tu vas te faire passer pour une Draconis et tenter de la recruter.
Elle éclata d'un rire sans joie.
- C'est la meilleure ! Je me saigne aux quatre veines pour me débrouiller toute seule, en me tenant à l'écart de vos foutues querelles entre gangs pour ne pas mourir bêtement, et toi, tu veux que je teste tes recrues ? En me faisant passer pour le camp adverse ? Les opioïdes te montent à la tête, mon cher.
- Allons, je sais que tu adores provoquer cette garce d'Anya. C'est l'occasion rêvée... Ça ne te prendra pas plus d'une heure.
Le bougre avait deux solides arguments. L'opium et le déplaisir d'Anya. Elvire devait se l'avouer, elle était tentée.
- Combien ?
- Cent.
- Centigrammes ?
- Non, grammes. Cent grammes d'opium pur. Aucune manipulation, aucun frais.
Les choses devenaient intéressantes. Elle en avait pour plusieurs semaines avec ça... Et cela lui permettrait de ne plus mettre les pieds dans les planques minables des Zmeirans pendant un petit bout de temps. Elle haïssait ces endroits cauchemardesques, où se côtoyaient gros vendeurs et miséreux en manque qui venaient mourir sur les pavés.
- Qu'est-ce que j'aurai à faire exactement ?
Les fines lèvres de Darmin se retroussèrent en un sourire victorieux. Il avait déjà gagné, il le savait.
- Rien de bien méchant. Tu accostes la petite dans une ruelle sombre, tu lui proposes un salaire plus important si elle rejoint les Draconis et quand elle te dit non, tu la secoues un peu et tu réitères.
- C'est tout ?
- Bien sûr, c'est à recommencer jusqu'à ce qu'elle te dise oui ou que tu comprennes que sa loyauté est infaillible, au choix.
- Personne n'a une loyauté sans faille.
- Je sais. Et c'est bien pour ça que je fais appel à toi. La petite vient à peine de célébrer ses quinze printemps, la faire flancher ne devrais pas te prendre plus de quelques semaines.
Il fouilla sa poche et en tira quelques-unes de ses fameuses boites de laiton, qu'il jeta négligemment sur sa couchette.
- Vois-ça comme un acompte. Et, ma jolie, si tu en as assez de ce taudis, la porte des Zmeirans t'est grande ouverte.
- Après mon petit discours sur la loyauté ?
- Je ne me ferais pas de soucis pour toi à ce propos. Ce qui m'inquiète, ce sont les petits que la vie n'a pas encore brisés. Toi, avec ton souci d'opium, c'est presque déjà dans la poche. Les drogués sont faciles à contrôler.
S'il n'était pas sorti sur ces mots, Elvire lui aurait sauté à la gorge et lui aurait arraché les yeux. Littéralement. Elle l'avait déjà fait par le passé, elle en était capable sans le moindre état d'âme. Elle haïssait cet homme, la suffisance que lui donnait son nom et l'amour obscène du pouvoir qui étalait aux yeux de tous. Et surtout, elle le haïssait parce qu'il avait raison.
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