Chapitre 4 : Ema

Chapitre 4 : Ema

Face à l'obscure taverne des Zmeirans, le Kraken, Ema frissonna. L'établissement était en tout point semblable aux autres bars des faubourgs, mais une impression de malaise s'en dégageait. Elle n'avait rejoint les Draconis que depuis un mois, mais elle se sentait déjà chez elle là-bas. Devoir s'infiltrer chez leurs pires ennemis ne lui plaisait pas du tout. Mais Anya ne lui avait pas laissé le choix : c'était ça ou ils la jetaient dehors. Dans tous les cas, le résultat était le même, elle se retrouvait chez les Zmeirans. Aux yeux d'un observateur extérieur, les deux étaient des gangs sanguinaires, et être chez l'un ou chez l'autre ne changeait pas grand-chose. Mais pas pour Ema. Elle avait grandi sur les rives du fleuve, dans un quartier petit bourgeois de la ville, les Rosières, aux limites des faubourgs. Et elle ne se souvenait que trop bien des intimidations des Zmeirans, qui prélevaient un impôt – comme ils se plaisaient à nommer leur entreprise d'escroquerie – tout simplement ahurissant à ses parents. Ils les auraient ruinés et saignés à blanc pour quelques piécettes de plus, et pour ça, Ema avait juré qu'ils le lui payeraient. Car c'est ce qu'ils avaient fait, ils leurs avaient tout volé avec une efficacité criminelle. À la mort de son père, elle avait rejoint les Draconis dans ce but très précis : détruire les Zmeirans. Anya le savait, évidement. Anya voyait tout, devinait tout et savait tout avant tout le monde. Dès qu'Ema avait posé un pied dans les faubourgs, elle l'avait cueillie comme une fleur avec une proposition alléchante : elle rejoignait les Draconis et travaillait pour eux, en échange de quoi Anya lui avait promis d'être aux premières loges pour la chute de ces escrocs. Et voilà qu'Ema devait s'infiltrer chez eux, travailler pour eux et devenir l'une des leurs. Elle détestait cette mission de toute son âme, le simple fait d'être sur le pas de la porte de leur établissement lui donnait des envies de violences. Mais elle n'avait pas le choix. Si Anya ordonnait, elle devait obéir. Elle avait raison après tout : en s'infiltrant chez eux, Ema serait effectivement aux premières loges pour préparer leur chute. Elle n'avait qu'à les convaincre qu'elle était bien des leurs, et tout irait bien.

Avant d'entrer, la jeune fille lança une prière muette pour s'en sortir : si elle devait mourir, ce serait fièrement, en tant que Draconis, et non pas terrée comme un rat dans un taudis Zmeirans. Elle soupira une dernière fois en sa qualité de Draconis, avant d'entrer dans la taverne d'un pas sûr. Une étrange ambiance bleuâtre flottait dans la pièce. Les vitraux d'azur et les tentures violettes qui pendaient aux murs lui donnaient l'impression d'avoir pénétré dans un étrange royaume sous-marin. Si la devanture était semblable à celle du Dragon Vert, cette pièce n'avait strictement rien à voir avec son ambiance chaleureuse. Une fumée bleutée flottait à hauteur d'homme dans toute la salle et son odeur amer prit Ema à la gorge. De l'opium, déduisit-elle avec effroi. Il ne manquait plus que ça. Elle avait vu assez d'honnêtes hommes être dévorés par cette substance maudite, elle ne voulait rien avoir à faire avec son commerce. Encore une autre bonne raison qui faisait pencher son cœur vers les Draconis : certes, ils volaient les populations, pillaient les commerçants et se livraient à toute sorte de trafics douteux, mais ils ne s'abaissaient pas à faire la publicité de ce poison si insidieux. Du moins, pas à sa connaissance.

- Si c'est pour rester sur le pas de la porte tu peux dégager, aboya le gérant de la taverne. Tu fais des courants d'air.

Ema toussa. Personnellement, elle ne voyait pas d'inconvénient à aérer un peu, au contraire. Elle étouffait déjà là-dedans, et les volutes d'opium l'inquiétaient : Rim avait raison, elle devait avoir l'esprit clair en mission. La drogue ne l'aiderait en rien.

- Je viens pour les Zmeirans, déclara-t-elle d'une voix forte en s'avançant à l'intérieur de la pièce.

Était-ce une approche judicieuse ? Peut-être aurait-elle dû faire profil bas et les aborder discrètement ? Mais non, les Zmeirans étaient des êtres vantards qui adoraient se donner en spectacle selon les dires d'Anya. Ils ne résisteraient pas à une confrontation publique de la sorte.

- Voyez-vous ça. Je ne savais qu'ils s'étaient transformés en garderie.

- J'ai quinze ans, grogna Ema, pestant en son for intérieur que tout le monde persiste ainsi à la prendre pour un enfant.

- Va jouer ailleurs et laisse les adultes faire leur travail, petite.

Une voix gutturale s'était élevée du fond de la pièce. À son ton, Ema devina qu'elle n'appartenait pas à n'importe qui et que c'était à son propriétaire qu'il fallait qu'elle s'adresse.

- Je veux rejoindre les Zmeirans, réitéra-t-elle d'une voix plus assurée.

Un colosse se dressa vers elle, et elle ne put s'empêcher d'esquisser un mouvement de recul. Elle avait beau avoir déjà côtoyé Octav et sa silhouette presque surhumaine, ce bonhomme n'était pas loin de le dépasser. S'approchant de la trentaine, brun aux prunelles vertes délavées, rasé approximativement et au nez cassé, il n'y avait rien d'avenant chez cet homme. Et son sourire carnassier ne le rendait que plus inquiétant.

- Et pourquoi ça ? l'interrogea-t-il d'une voix rocailleuse qui lui colla des frissons le long de la colonne vertébrale.

- Je n'ai nul par où aller. Mon père est mort, je n'ai pas d'autre famille. Je viens des Rosières, je sais que vous contrôlez une bonne partie du quartier. Je veux en être.

Ema sentit le regard inquisiteur de l'homme sur ses vêtements. Elle avait récupéré les nippes qu'elle portait le jour où la banque avait saisi la forge de son père. Une chemise grise, autrefois blanche, rentrée dans son pantalon de toile, tous deux déchirés. Ce jour-là, elle s'était retrouvée sans le sou, à la rue. Elle avait dormi sous les ponts et fait la manche, avant qu'Anya ne mette la main sur elle le lendemain matin. Comment l'avait-elle trouvée et comment savait-elle qu'elle souhaitait rejoindre les Draconis ? Cela resterait un mystère qu'Ema ne parviendrait jamais à résoudre. C'était sur les ordres d'Anya qu'elle avait remis ces guenilles : il fallait qu'elle ait l'air de sortir de la rue, et non pas d'un gang rival.

- Pourquoi j'accepterais un rat d'égout comme toi dans mes rangs ?

Intérieurement, Ema jubila. Elle ne s'était pas trompée, elle était bel et bien tombée sur un haut gradé des Zmeirans. Peut-être même un membre de la famille, si elle avait de la chance. Car si les Draconis étaient un regroupement de gamins des rues et d'orphelins, les Zmeirans étaient une entreprise familiale. La dynastie dominait, les nouveaux s'occupaient des basses besognes.

- Mon père avait une forge, je me débrouille dans tous ce qui touche au métal et à l'armurerie. Et je sais forcer n'importe quel type de serrure.

Le Zmeirans leva un sourcil, intéressé. Touché.

- N'importe quel type de serrure, tu dis ?

- Je ne dis pas que je les ai toutes essayées, mais aucune ne m'a résistée très longtemps pour l'instant.

Se montrer sure d'elle, mais pas arrogante. Dure, mais pas au point des brigands en face d'elle. Être intéressante, mais pas trop pour que l'occasion ne soit pas trop belle pour être vraie. Elle essayait d'appliquer les conseils d'Anya à la lettre.

- Où est-ce que tu as appris ça ? Si un prodige comme ça exerçait dans les Rosières, mes gars me l'auraient déjà rapporté. Or il ne me semble pas avoir déjà entendu parler de quelqu'un comme ça.

Ema commença à bredouiller, conformément au plan. Avoir l'air sur d'elle, mais pas trop pour ne pas éveiller leurs soupçons.

- Eh bien... À vrai dire mon père forgeait aussi des serrures. Moi je m'occupais en les forçant.

- Donc tu n'as aucune expérience du terrain ?

- Pas vraiment, mentit-elle.

Un rictus se dessina sur le visage dur de l'homme, révélant ainsi au moins deux dents en or qui scintillaient dans cette atmosphère bleutée et enfumée.

- Je suis Darmin Zmeirans, c'est moi qui dirige les choses ici.

Fichtre, si elle avait su qu'elle était tombée sur le fils Zmeirans lui-même...

- C'est moi qui tiens ton destin en main, petite. On fait toujours subir deux ou trois épreuves aux nouveaux, pour tester leur motivation et leur loyauté. Si tu réussis, bienvenue parmi nous. Sinon...

Ema préféra ne pas penser à ce sinon flottant dans l'air comme une menace. Il n'y aurait pas de représailles car elle réussirait les épreuves. Elle n'avait pas le choix.

- N'importe quoi, répondit-elle d'une voix qu'elle espéra déterminée. Je suis prête à tout.

- Force le coffre-fort de mon bureau.

Elle ne put s'empêcher de laisser s'échapper une exclamation de surprise, cette fois-ci bien réelle. Dans quel bourbier avait-elle encore mis les pieds ?

***

Face au coffre-fort de Darmin Zmeirans, Ema transpirait à grosse gouttes. Elle était accroupie sous son bureaux, face à la bête, et elle sentait le regard inquisiteur des lieutenants Zmeirans dans son dos. Alexys, Arthun, Colm, et bien sûr Darmin. L'homme ne semblait pas faire confiance à ses hommes les plus proches pour la tester, et cela se comprenait s'il employait lui-même l'un des lieutenants Draconis à son propre compte. Ainsi affalée au sol, entourée de mercenaires armés jusqu'aux dents, la jeune fille remettait tous ses choix en question. Que se passerait-il, si elle échouait à forcer ce coffre ? Bien sûr, elle en avait les capacités en théorie, et Anya elle-même lui avait transmis quelques astuces, mais si ce n'était pas suffisant ? Se contenteraient-ils de la jeter hors du Kraken ? Ou bien lui réservaient-ils un sort plus funeste en cas d'échec ?

Elle préférait ne pas y penser. Garder la tête froide, se concentrer et écouter le chant du métal, voilà tout ce qu'elle avait à faire. Ce n'était qu'une serrure parmi toutes les autres qu'elle avait déjà réussi à ouvrir, à peine un peu plus grosse et un peu plus sophistiqué. Ce n'était qu'un défi de plus, et Ema Forgeon n'était pas du genre à abandonner face à l'adversité, n'est-ce pas ? Cette serrure lui demandait simplement un peu plus de temps. Un peu plus d'effort. Rien de quoi l'arrêter.

- Si tu ne sais pas comment t'y prendre, il est encore temps d'abandonner, la provoqua un des hommes, probablement le vieux Colm au son rauque de sa voix abimée par les âges.

Ema se contenta de grogner en guise de négation. Elle en était capable, elle le savait. Elle n'avait pas le choix, il fallait qu'elle réussisse. Question de vie ou de mort, car même si les Zmeirans lui laissaient la vie sauve, Anya n'aurait surement pas cette grandeur d'âme si elle apprenait qu'elle avait échoué. Soudain, un cliquetis un peu différent des autres retentit, et elle sut que c'était dans la poche. Elle força encore un peu, et enfin, le verrou céda.

Une sourire radieux apparu sur son visage sous l'effet de la fierté et du stress qui retombait. Elle avait réussi. Elle allait pouvoir s'infiltrer parmi ses pires ennemis et les faire tomber de l'intérieur. Curieuse, elle laissa trainer son regard vers le contenu du coffre, mais elle ne put que constater avec déception qu'il était plus vide que la Cour des Miracles après une descente de la garde.

- Tu ne pensais tout de même pas qu'on allait laisser des documents sensibles à l'intérieur, tout en demandant à une étrangère de le forcer ? se moqua Colm.

Ema se releva en dépoussiérant ses guenilles et lui lança un regard candide.

- Simple curiosité.

- On n'aime pas les curieux par ici, aboya Arthun. Ne joue pas trop à ça, tu pourrais vite le regretter.

- Oui, monsieur, s'excusa-t-elle sans l'once d'un remord.

Darmin se pencha vers le coffre forcé et laissa s'échapper un soupir de déplaisir de son nez épaté.

- On m'avait pourtant assuré que c'était l'un des meilleurs sur le marché, grogna-t-il.

- Il faut croire que je suis l'une des meilleures crocheteuse du marché, se vanta Ema.

Le Zmeirans lui tendit la main, et Ema se laissa broyer les phalanges en serrant les dents. Toujours rester à sa place, stoïque, et enchaîner les humiliations sans broncher, voilà ce qu'elle avait déjà appris en quelques semaines chez les Draconis.

- Si je comprends bien, mieux vaut t'avoir avec soi que contre soi ?

- C'est l'idée, oui.

- Alors bienvenue chez les Zmeirans, petite. Ton nom ?

- Ema.

- Bienvenie parmi nous, Ema, répéta-t-il avant de consentir enfin à libérer sa main. Ne t'avise pas à nous trahir, tu le regretterais amèrement.

Prise sous le feu de ses iris verts incandescents de menace, Ema sut qu'il ne plaisantait pas. Elle ne donnait pas cher sa peau s'il apprenait qu'elle était un agent double au service des Draconis. Une sourde angoisse se lova au creux de sa poitrine, et la jeune fille savait qu'elle y resterait tout au long de son séjour chez les Zmeirans. Elle hésita à s'enfuir en courant. Il était peut-être encore temps. Encore temps de quitter les faubourgs, de se faire embaucher comme apprentie chez un artisan quelconque des Rosières et de vivre une vie tranquille et sans embuches, sans la menace de la mort planant constamment au-dessus de ses épaules. Mais non, il était déjà trop tard. Elle avait pris sa décision depuis longtemps, déjà bien avant qu'Anya ne la convoque dans son bureau. Cette décision remontait à la ruine de son père, qui avait précipité sa mort. Elle savait que sans les magouilles des Zmeirans, il n'aurait pas tout perdu et aurait eu assez d'argent pour faire soigner sa pneumonie. Lors de sa mise en terre, alors qu'elle était seul avec le croque-mort, elle s'était déjà jurée de le venger, par tous les moyens possibles et au prix de sa vie s'il le fallait. C'était le moment. C'était sa chance, elle le savait, elle n'aurait jamais une autre opportunité aussi belle pour les détruire de l'intérieur de cette façon.

- Vous ne le regretterez pas, assura Ema d'une voix claire qui ne souffrait plus de la moindre hésitation.  

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