Chapitre 2 : Rim
Chapitre 2 : Rim
Les déclarations dramatiques d'Anya avaient tendance à faire sourire Rim. Mais pas aujourd'hui, il avait tout sauf la tête à plaisanter. Il venait d'échapper de la mort d'un cheveu et il avait la même soif de vengeance que la jeune fille. Elle avait raison : il y avait un traître parmi eux et ce fils de chien avait failli lui faire perdre la vie. Beaucoup de ses camarades n'avaient pas eu cette chance et avait succombé dans d'atroces souffrance. Le jeune homme se souviendrait longtemps de leurs cris d'agonie, de leurs yeux révulsés tandis que les flammes commençaient à dévorer leur chair... Le pire était surement l'odeur des corps, qui parvenait à surpasser celle, déjà infâme, du souffre. Son cœur se soulevait rien qu'en y repensant, et il savait que sans la présence d'Anya, il aurait rendu son déjeuner. Pourtant, cela faisait plusieurs années qu'il avait grossi les rangs des Draconis, il en avait vu, des horreurs. Il avait été témoin de combats sanglants, de séances de torture d'une cruauté inouïe et de décès à vous crever le cœur. Mais voir ses plus proches camarades, alliés, amis, s'enflammer et être consumés par les braises, sous son regard impuissant ? Cela surpassait tout ce qu'il avait pu subir par le passé.
Il ne parvenait pas à comprendre. Trahir les Draconis, c'était s'exposer à la colère d'Anya, et personne, absolument personne, n'avait envie de la subir. Même le plus jeune des bambins avait compris qu'il ne valait mieux pas se mettre en travers de son chemin. Dans les faubourgs, seule Elvire était assez fêlée pour la provoquer – et encore, le jeune homme la soupçonnait parfois d'être masochiste, voire suicidaire, vu son attitude téméraire. Les Zmeirans n'avaient pas les moyens d'offrir assez à qui que ce soit pour trahir Anya. Un sac d'or ne valait pas de s'exposer à son humeur vengeresse. Et surtout, chacun savait qu'ils ne faisaient plus le poids. Ils avaient certes été une organisation puissante par le passé, les rois de la pègre comme ils se plaisaient à se surnommer, mais c'était terminé. Depuis que les Draconis avaient racheté une bonne partie des établissements de la Cour des Miracles, ils avaient perdu leur source de revenu première. Et à Reijnamn comme partout, l'argent était le nerf de la guerre.
Alors pourquoi les aurait-on balancés à ce gang en déclin ? C'était à ne rien y comprendre. Pour avoir été au courant assez tôt de l'opération, il fallait faire partie des échelons supérieurs des Draconis. Anya ne dévoilait jamais ses plans à l'avance, et encore moins à n'importe qui. Seuls Octav et ses lieutenants, c'est-à-dire Fahd, Maden, Soaz et lui-même, l'avaient su quelques jours plus tôt. Mais jamais l'un d'entre eux n'auraient eu l'idiotie de parler : ils étaient tous supposés être sur place, trahir, c'était donc aussi signer son arrêt de mort... Si le félon était bien l'un d'entre eux, Rim lui souhait presque d'avoir succombé dans l'incendie. C'était une mort affreuse, horriblement douloureuse, mais elle n'était en rien comparable avec ce qu'Anya pourrait lui infliger. Le garçon l'avait déjà vu à l'œuvre, et ce n'était pas beau à voir. Si lui-même avait eu les mains tachées de sang à de nombreuses reprises, il était un ange à côté de la tête pensante des Draconis. Auparavant, il la soupçonnait d'exagérer et d'en jouer pour se faire respecter des plus grosses ordures de la Cour des Miracles. Depuis qu'il l'avait vue torturer à mort un gamin d'à peine seize ans, il savait qu'il ne valait mieux pas se la mettre à dos. Elle n'avait aucun état d'âme.
Histoire de se remettre de ses émotions, Rim se rendit au Dragon Vert, la taverne des Draconis qui leur servait de quartier général. Il adorait ce bar pour son ambiance feutrée, qui pouvait se transformer en un instant en champ de bataille, et y trainait tout le temps son corps longiligne. Sa peau noire et ses yeux d'onyx se fondaient parfaitement dans ce sombre décor, tant et si bien que sa silhouette y était devenue aussi familière que les meubles. Il n'était pas qu'un simple pilier de bar, il était presque l'âme de cet endroit tant il y insufflait de la vie. Ce n'était jamais vide, on y trouvait toujours deux ou trois Draconis en train de comploter autour d'un verre de whisky. Le plancher poussiéreux grinçait et gondolait à force de verres renversés, les fauteuils étaient tous miteux et les tabourets bancals, mais l'alcool n'était pas cher et Rim s'y sentait comme chez lui. À vrai dire, il louait une chambre dans les étages grinçants de cette vieille demeure, alors techniquement, il y était bel et bien chez lui. Cette situation avait ses inconvénients, le premier étant qu'il ne pouvait plus échapper à Anya et son regard perçant. Il s'était donné pour objectifs de la faire rire et de la croiser en petite tenue un jour ou l'autre, mais en six mois de location, toutes ses tentatives s'étaient pour l'instant soldées par un échec. Parfois, il la soupçonnait d'être un spectre tant elle était insaisissable.
En entrant dans l'établissement, son parfum caractéristique de tabac froid, d'alcool et de poudre le saisit, et il le huma avec délice : il était en terrain connu, et l'horreur de l'incendie lui paraissait déjà moins vivace dans son esprit. Rim commanda une bière, avant de se laisser choir sur une banquette au fond de la salle. Le goût amer de la boisson enroba avec douceur ses papilles, chassant enfin le terrible goût de souffre, cendre et chair brûlée qui s'y était logé. Après quelques minutes et un deuxième, Ema, une petite nouvelle qui avait rejoint les Draconis il y a peu s'installa à ses côtés.
- Dure journée ? l'interpella-t-elle avec sourire.
- On est tombé dans un piège pendant nos expérimentations sur le feu grégeois. Bilan, un incendie, plus de munitions et trop de morts.
- Une journée normale chez les Draconis en somme.
Rim observa cette drôle de jeune fille avec plus d'attention. Du haut de ses quinze ans, elle avait encore un air naïf et un corps maigrichon de petit garçon. Sa peau café au lait, plus claire que celle du garçon, ainsi que ses longs cheveux tressés lui conférait néanmoins un charme inégalité à la Cour des Miracles. C'était probablement son sourire et ses yeux rieurs qui faisaient la différence. Dans les faubourgs, les gens riaient beaucoup, mais c'était toujours pour masquer une blessure plus profonde. C'était en tout cas comme ça que Rim tenait le coup ici et gardait la tête hors de l'eau : grâce à l'humour et la camaraderie. Mais Ema, elle, semblait sincèrement heureuse. Or personne n'était heureux dans les faubourgs. Les individus qui finissaient ici étaient ceux de la pire espèce, ceux qui avaient tout perdu et qui étaient rejetés du reste du monde. Les gens heureux se débrouillaient pour vivre dans un quartier de Reijnam où la mort de les guettait pas à chaque coin de rue. S'ils finissaient ici malgré tout, leur sourire s'effaçait bien vite. Mais pas celui d'Ema. Cette fille était un mystère de la Cour des Miracles. Personne ne comprenait vraiment comment elle avait fini ici, ni pourquoi Anya l'avait prise sous son aile.
- Tu me paye un verre ? quémanda la jeune fille.
- Une limonade alors, répliqua Rim. T'as vu ton âge ?
Ema leva les yeux au ciel.
- J'ai quinze ans et toi dix-huit, ne te fous pas de ma gueule.
- Ce qui signifie que je suis en âge légal de boire absolument tout ce qui me chante, et pas toi.
- Oh, tu sors la carte de la légalité ? Alors qu'on cambriole un nouvel aristo toutes les semaines ? Original.
- Tu préfères garder la tête claire, crois-en mon expérience. Ne bois que pour les occasions particulières, sinon tu ne t'arrêteras jamais. Et ce jour-là, c'en est fini de ton don pour crocheter les serrures ou je ne sais quoi.
- Je déteste que vous me traitiez tous comme un bébé ici. Moi aussi je suis un Draconis.
- Ça ne veut pas dire que tu dois finir alcoolique pour autant. Attend que tes associés brûlent sous tes yeux et on en reparle après, ironisa-t-il.
- Tu ne peux pas sortir la carte du deuil, grommela la jeune fille. Des gens meurent tous les jours ici, et toi tu aimes tout le monde.
Rim lui décrocha un clin d'œil et trempa ses lèvres dans sa bière.
- T'as tout compris. Mais je ne suis pas un exemple à suivre. Regarde Anya, elle est sobre en toutes circonstances, elle.
- Elle doit constamment gérer les Draconis, je n'ai pas tant de responsabilités !
- C'est l'excuse qu'elle t'a donnée ? À vrai dire ça n'a rien à voir. Elle ne peut pas boire, tout simplement car la moindre esquisse d'amusement la tuerait. Si si je t'assure, un éclat de rire sort de sa bouche et elle se consume comme un vampire au soleil !
Ils pouffèrent tous les deux. Rim tendit sa pinte à la jeune fille.
- Pas trop, je t'ai à l'œil mademoiselle.
La demoiselle en question lui tira la langue avant de boire de tout son saoul. Lâchant un soupire, son ami alla en commander une autre. Ema n'était pas d'ici, mais décidément, elle n'avait pas son pareil pour charmer son monde et parvenir à ses fins. Parfois, elle lui faisait un peu penser à lui. Lui avec encore un peu d'innocence et un rire franc pour remplacer ses sarcasmes. Il espérait qu'elle ne virerait pas comme lui trop tôt, que les faubourgs ne la consumeraient pas entièrement. Ou mieux, qu'elle puisse s'en tirer, loin de la Cour des Miracles. Elle pouvait encore s'en sortir et vivre une existence honnête avec les seins, cela se voyait comme le nez au milieu de la figure. Elle n'était pas encore rongée par la noirceur du lieu.
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