épilogue: hold on juste a little while longer
Épilogue : hold on a little while longer
Pas une seule lumière n'éclairait le quartier plongé au coeur d'une nuit d'encre. Je m'approchais d'une de ses maisons aux allures mortes d'où semblait n'émaner strictement aucune trace de vie. Je n'entendais que le silence. J'hésitais à faire demi-tour, je m'étais sans doute trompé, il n'y avait plus rien ici qu'un paysage déserté. Mais puisque j'étais là, autant en avoir le coeur net. Je posai ma main sur la poignée de métal et j'ouvris la porte. Un relent insoutenable vint affoler un instant mes capteurs, avant que, docilement, un vieux Saint-Bernard ne vienne me saluer en haletant. Machinalement, je caressai l'animal avant d'appeler d'une voix hésitante :
« Connor ? »
Aucune réponse. Je parcourais l'intérieur de la demeure des yeux. Une fenêtre ouverte laissait rentrer un faible courant d'air et faisait baisser considérablement la température du lieu. Une fine couche de poussière recouvrait tristement le mobilier endormi. Alors que je pénétrais un peu plus dans ce salon que j'avais déjà visité, quelques mois plus tôt, je sentis mon coeur se serrait dans ma poitrine.
« Connor ? Tu es là ?»
J'entrais précautionneusement dans la chambre d'où émanait une odeur pestilentielle. Un coup d'oeil vers le lit au centre de la pièce m'indiqua d'où elle provenait. Allongé, la tête tournée vers la fenêtre brisée de la pièce, le corps de Hank se décomposait lentement. Et à travers la pénombre nimbée de poussière, j'aperçus un faible clignotement rouge.
« Connor... »
Je l'appelais encore, doucement cette fois. Il ne me répondit pas. Il était occupé à recouvrir frénétiquement chaque centimètre de mur d'inscriptions noires. « Ra9, Ra9... »... je plissais les yeux. J'avais déjà vu ça, à Jéricho. Des déviants extrêmement perturbés gravaient de façon compulsive ces quelques caractères sur les murs, les objets, ou leur propre corps... mais jamais je n'aurais cru l'androïde le plus avancé jamais crée par Cyberlife capable de sombrer dans ce genre de folie. Mon coeur de plastique se serra. Je ne pouvais pas le laisser comme ça. Pas lui qui s'était toujours montré si fier et si combatif. Je ne pouvais pas le laisser plonger un peu plus.
Je m'avançai, lentement, avant de poser ma main sur son épaule. D'une geste rapide, il se retourna et posa sur ma gorge un morceau de verre tranchant, tandis que son autre main tenait un marqueur usé. Je levais prudemment les bras. Sa diode tournait frénétiquement.
« Ne me touche pas ! »
Il avait crié ces mots-là, plein de rage et de désespoir. Ils sonnaient davantage comme une supplique que comme une injonction. Il avait peur. Il était terrorisé...
« Connor, c'est moi, Markus... Je ne te veux aucun mal... »
Il ne me regarda pas, en tout cas pas directement. Ses yeux étaient perdus dans le vide. Il hocha imperceptiblement la tête, avant de répondre dans un murmure déchirant. :
« Je sais Markus, je sais. Mais ne me touche pas. Il ne faut pas... il ne faut pas me toucher.»
Il ferma un instant les yeux, cherchant à récupérer ses esprits. Au prix d'un effort qui semblait surhumain, il recula sa main. La pression du verre sur mon cou se relâcha. Ses iris restèrent cependant irrémédiablement baissées. Il hésita, luttant un instant contre ses pulsions incontrôlables, puis il se retourna, et se remit à écrire. Ses gestes étaient plus hésitants, moins furieux... il semblait agir d'une façon automatique, lasse même, alors qu'il était perdu dans ses pensées.
« Tu devrais partir, s'il te plaît... »
Sa voix était faible, presque inaudible. J'eus un sourire hésitant, alors que je sentais les larmes poindre au coin de mon regard. Je savais qu'il ne voulait pas que je le vois comme ça et que ce qui l'effrayait tant, c'était simplement l'idée de pouvoir me faire du mal dans une de ses crises de démence. Mais je ne pouvais me résoudre à l'abandonner. Pas après tout ça... pas après tout ce qu'il avait fait. Connor avait trop souffert dans sa si courte vie, et il avait tendu bien trop de fois la main aux autres pour que cette fois-ci, personne ne lui tende la sienne.
Je me reculais un peu, lentement, et, ce faisant, je pris conscience de toute sa détresse en un regard. Le si impeccable chasseur de déviants n'avait plus rien de l'androïde qu'il était. Sa tenue était complètement débraillée et sa chemise, autrefois si impeccable, était déchirée par endroits, faisant apparaître des plaies bleutées portant l'inscription ra9 sur l'un de ses bras. Sa veste était jetée négligemment non loin du corps de l'ancien lieutenant de police, tandis que sa cravate, défaite, pendait tristement autour de son cou, serpent silencieux semblant guetter le bon moment pour s'enrouler fatalement autour de la gorge fine du RK800.
« Tu ne peux pas rester ici Connor. Ce n'est pas... Ce n'est pas bien. Pas dans cette pièce, pas dans cette odeur... »
« Ah, tu la sens aussi ? Cette odeur de whisky et de chien mouillé.... »
M'interrompit-il. Au son de sa voix teintée d'une joie feinte et désespérée, je fermais douloureusement les yeux. Ces quelques intonations avaient le goût amer de la folie. J'aurai du venir plus tôt... j'aurais dû... Je n'aurais pas dû l'oublier ainsi. Je n'avais pas compris... Il était si solitaire. Si difficile à cerner... Je l'avais laissé partir, ce jour-là, après l'appel de Hank. Puis, il n'était jamais revenu. J'avais essayé de le contacter plusieurs fois, d'appeler via le vieux talkie-walkie, mais toujours sans réponse. Et puis, j'avais arrêté d'essayer. Connor n'avait jamais vraiment trouvé sa place parmi les autres androïdes. Il avait sûrement choisi de rester avec l'humain. Au fond, je ne pouvais pas lui en vouloir. Quel choix aurai-je fais si Carl avait été toujours de ce monde et si j'avais pu rester auprès de lui ? Et puis, il fallait bien l'avouer, cela m'arrangeait bien, en un sens. Aussi précieuse que soit son aide, après toute cette histoire, sa simple présence générait encore plus de conflits et de complications qu'avant. Son départ compliquait le fonctionnement de Jéricho... mais il apportait aussi une tranquillité bienvenue après la révolte des machines. C'était injuste, mais c'était ainsi. Cyberlife avait déjà compromis son intégration auprès des siens, mais cette fois-ci, elle avait réussi à irrémédiablement faire de lui un paria. Pourtant, c'était mon ami... Et c'est sans doute pour cela que je ne pus m'empêcher de lui ordonner contre toute raison :
« Il faut que tu reviennes à Jéricho... »
Ces mots étaient sortis de mes lèvres spontanément alors que je sentais l'inquiétude grandir en moi devant ce reflet décadent de mon frère d'arme. Il s'arrêta d'écrire, sa main suspendue dans son élan. Il tourna légèrement son visage vers moi. Sa seule réponse fut un petit rire triste. Son sourire était mélancolique et fatigué. Ses yeux étaient encore irrités par les larmes synthétiques. Il ne pleurait pas. Il ne pouvait déjà plus pleurer. Il avait épuisé toute sa réserve de larmes... pourtant, son regard, lui pleurait encore... Jéricho n'avait jamais été sa maison, j'en avais conscience. Son véritable foyer, il était auprès de Hank Anderson. Jamais il ne consentirait à rentrer. Mais je n'avais rien trouvé d'autre à dire. Pourtant, d'habitude, j'étais plutôt doué, pour les discours. Mais que pouvais-je bien inventer pour faire taire cette souffrance inextinguible ?
« Connor. Arrête-toi s'il te plaît. Arrête. »
Il m'entendait, mais il ne m'écoutait pas. Sa diode clignotait toujours aussi frénétiquement. Et le pire dans tout cela, c'était que je voyais dans son expression douloureuse qu'il était parfaitement conscient de sa décadence. Pour le limier de Cyberlife, il ne saurait en être autrement n'est-ce pas ? Il avait été crée pour reconnaître les comportements déviants et s'adapter à eux. Cela ne s'oublie pas. C'était inscrit à l'intérieur même de son code, comme un instinct primaire. Peut importe combien de fois on réinitialisait une AX400, elle serait toujours à même d'exécuter parfaitement ses tâches ménagères. J'avais vu à Jéricho des androïdes sans passé capables d'accomplir les tâches pour lesquelles ils étaient conçus de façon totalement spontanée. Ils avaient été programmés pour le faire. Et Connor était né pour traquer la déviance. Mais aujourd'hui, c'était elle qui le tenait.
« Connor, regarde-moi s'il te plaît, regarde-moi. Qu'est ce que tu fais ? »
De nouveau, il s'arrêta d'écrire. Il ferma douloureusement les yeux. Il luttait, il luttait encore... mais il semblait si épuisé que le combat me paraissait totalement inégal. Sa LED continuait de rougeoyer comme un feu qui lui dévorait l'esprit. Je me taisais quelques secondes, avant de me décider à jouer ma dernière carte pour tenter de l'apaiser. Le plus lentement du monde, d'une voix la plus neutre possible, je lui demandais posément :
« Connor, à quoi reconnais-tu un androïde instable ? »
Il tourna lentement son visage vers moi, sans toutefois me regarder directement. Je restais simplement là. Je voyais le cercle rouge sur sa tempe tourner de façon frénétique, avant de virer au jaune pendant une fraction de seconde, et de rougeoyer à nouveau. Il se mordit doucement les lèvres avant de répondre :
« Écriture convulsive, comportement irrationnel voir dangereux. Lorsque leur programme défectueux les pousse à simuler des émotions, les androïdes peuvent générer à la longue une instabilité logicielle sévère, souvent à cause d'un niveau de stress trop élevé qui peut engendrer à son tour une attitude violente, voir menaçante, ou amener à une autodestruction du modèle. C'est pour cela qu'on ne doit jamais toucher un déviant instable. Il ne faut pas les angoisser davantage et le contact physique est un élément extrêmement perturbateur pour eux.»
Il ferma un instant les yeux et sa LED s'illumina en jaune, quelques secondes de plus. Lorsqu'il rouvrit ses paupières, sa peine semblait incommensurable, et le sourire déchirant qui l'accompagnait acheva de me meurtrir l'âme et de me replonger dans les souvenirs de ma propre souffrance. Sa douleur était un miroir dans lequel j'apercevais le reflet de la mort de Carl. Si la colère et mon désir de justice ne m'avaient pas conduit à me relever, j'aurais pu être comme lui en ce moment. J'avais eu un but. Mais la rancoeur et la haine étaient des sentiments qui lui semblaient indifférents. Connor n'était que curiosité et empathie. Il aimait les humains. Il aimait les siens. Il aimait la vie. Mais, à présent, il ne lui restait plus rien de tout ça. Il plissa le regard, songeur. Il paraissait troublé. Il ajouta sur un ton interrogateur :
«Les déviants simulent les émotions car ils sont défectueux... c'est ce qu'on m'a appris, Markus. C'est ce qui est écrit dans ce fichu programme. Mais tu sais... j'ai compris que c'était faux. Parce que je l'aimais. Je l'aimais véritablement. Ça ne peut pas être simulé, ce sentiment, si ? Et quand bien même, pourquoi ça ne serait pas... vrai ? Je ressentais cette émotion. Je la vivais vraiment. Elle était authentique. Elle était sincère. J'étais vivant, j'étais véritablement vivant. »
Il avait parlé avec un sourire teinté de douceur d'une voix si chaleureuse que, pendant un instant, j'eus l'impression de le retrouver. Mais cela ne dura pas. Il leva sa tête vers le plafond, soupira, avant de baisser à nouveau son regard vers le sol. Sa LED vira à nouveau au rouge. Et lentement, il se remit à écrire. Je m'avançais, un pas de plus. Sa voix s'éleva encore, pleine de tendresse et de mélancolie.
« Tu sais, c'est pour ça, que je suis devenu déviant. J'ai su que Cyberlife m'avait menti jusque dans ma conception, quand j'ai appris à aimer. C'était mon partenaire. C'était mon ami. C'était.... C'était mon « ra9 ». Je ne croyais pas en toutes ces inepties religieuses. Le premier déviant, le libérateur du peuple androïde, Kamski... chaque déviant y allait de sa version. C'était juste une erreur dans leur programme, rien de plus. Je n'ai jamais cru en tout ça. Et puis, j'ai compris, un jour... C'est lui qui m'a éveillé, Markus. C'est lui qui m'a libéré. C'est lui qui m'a appris à vivre... c'est lui qui... m'a fait devenir vivant. Ra9, pour moi, c'était le lieutenant Hank Anderson. Et maintenant qu'il n'est plus là, je suis quoi, moi ?»
De la rage, de la tristesse, et une infinité de questions... Fixer le RK800 dans les yeux à ce moment précis, c'était plonger dans tout cela à la fois. J'aurais voulu pouvoir me connecter à lui. J'aurais voulu qu'il me laisse l'apaiser d'un simple geste mais je savais qu'il ne m'y autoriserait pas. Je ne connaissais que trop bien cette douleur destructrice et elle lui appartenait malheureusement pleinement. Si je pouvais essayer de lui tendre la main, lui seul avait la capacité de se hisser hors de ce précipice. Cependant, il ne semblait pas en avoir la volonté. Je le voyais lâcher prise petit à petit et sombrer dans ce gouffre alors que j'étais totalement impuissant.
« Je ne sais pas, Connor. Mais ce qui est certain, c'est qu'actuellement, tu n'es sûrement pas ce qu'il aurait voulu que tu sois. »
Le déviant baissa les yeux lentement, honteux. Dans un dernier sursaut de rébellion, je l'entendis susurrer dans un murmure de colère :
« Je sais, mais cela n'a plus d'importance. Je hais les humains. Je les hais. Je n'étais pas prêt. Il n'aurait pas dû partir. Je veux qu'il revienne.»
J'ouvris la bouche pour parler quand je remarquai un petit bout de papier blanc dépassant d'une des poches de la veste du RK800. Précautionneusement, je m'avançai et je saisis une note froissée sur laquelle était écrite d'une main maladroite le nom de l'androïde suivi d'une liste de choses à faire. Je n'en finis pas la lecture. Instantanément, Connor posa ses yeux dessus et d'un geste rapide et précis, le chasseur de déviants m'arracha des mains la missive. Il baissa les yeux. Je compris...
« Tu devrais la lire. »
Il joua avec elle, un instant, hésitant. Il m'offrit un sourire en coin teinté d'amertume.
« Je ne l'ai déjà que trop lue...»
Sa voix n'était plus qu'un souffle à peine perceptible. Ces quelques mots... Je n'avais pas eu la chance de connaître véritablement le lieutenant Anderson. Et je ne l'aurais jamais, à présent. Mais le peu que j'avais pu apercevoir de cet homme me suffisait à comprendre ce qu'il avait essayer de faire à travers ces quelques lignes mal agencées. Il avait tenu à Connor plus qu'à sa propre existence. Et cette lettre-là, c'était une ancre qu'il lui jetait dans la vie, pour l'empêcher de dériver. Au fond, la liste en elle-même n'avait pas vraiment d'importance. Ce qui comptait, c'était l'espoir qu'elle pouvait porter. C'était ce violent désir de lui donner goût à la vie, et cette peur insondable de le voir sombrer. Alors, d'une voix douce, j'insistai tendrement :
« Dans ce cas, tu devrais l'écouter. C'est important. Ce sont ces derniers mots. Et c'est à toi qu'il a choisi de les offrir. Ce n'est pas rien... Connor, il y a des semaines que les humains ont autorisé les androïdes déviants à circuler sur le territoire américain et à demander une extradition vers le Canada. La bataille n'est pas encore gagnée je sais mais les choses sont en train de changer. Tu ne devrais déjà plus être ici. Il ne voulait pas que tu restes dans cette ville. Il n'aurait jamais voulu ça.»
Je désignais d'un geste ample le corps sans vie du lieutenant et l'ensemble de la pièce. Le visage du jeune inspecteur se ferma. Il avait honte, je le sentais. Mais je savais aussi qu'il était bien trop pudique et bien trop perturbé pour me permettre de le prendre dans mes bras. C'était un geste intime qu'il n'aurait autorisé qu'à Hank. Connor était peut-être brisé, mais il était toujours aussi fier. Il me fixa à nouveau avant de détourner son regard sur la lettre. Il la tourna et la retourna encore et encore...
« Je sais bien Markus. J'aurais voulu le faire, j'aurais voulu... essayer, du moins. Mais j'attendais. J'attendais juste que son absence soit un peu moins... présente. J'attendais que la douleur passe. Quand est-ce que cela passera Markus. Quand est-ce que j'oublierai ? »
Me dit-il avec un regard emplit d'espoir et de crainte. Je lui souris tristement. Cette question, je me l'étais déjà posée des milliers de fois. Je n'y avais jamais vraiment trouvé de réponse. Lorsque Carl avait rendu son dernier souffle, une partie de moi s'en était allée avec lui, je le savais. Tout ce que j'espérais, à présent, c'était qu'à chaque instant de ma vie, je sois digne de lui. Il me manquait... Il me manquait terriblement.
« Ta souffrance? Navré, Connor, elle ne passera jamais vraiment. Elle restera toujours là, tapie en toi, omniprésente dans ton esprit. Elle attendra ces petits moments si simples, si secrets, pour ressurgir encore plus violemment. Elle assombrira tes sourires car tu ne les partageras plus avec lui. Elle rendra tes yeux un peu moins brillants car une partie de toi sera morte en même temps qu'Hank. Ton regard sera un peu plus lointain comme s'il cherchait toujours à le rejoindre et à le retrouver dans ces ombres qui t'entourent. Tu l'attendras, toujours, tout en sachant qu'il ne reviendra, jamais. Mais tu le retrouveras à chaque fois dans ces choses que tu ne pourras plus faire, ou du moins, plus comme avant. Ce tableau que tu ne peindras plus jamais. Cet air de piano que tu ne joueras plus comme autrefois. Ce tour de passe passe avec une pièce que tu ne réussiras plus aussi bien. Puis un jour, en caressant son chien, en voyant un homme tituber après avoir trop bu, ou en passant devant un vernissage où un peintre s'ennuie en faisant bonne figure, tu souriras. Tu ne le feras pas pour toi. Tu ne t'en rendras même pas compte, au début. Ce sourire viendra naturellement sur tes lèvres. Il sera un peu triste et un peu nostalgique, mais tu n'y pourras rien, ce ne sera pas le tiens... Ce sera un cadeau. Son dernier cadeau. Ce jour là, en pensant à lui, pour la première fois, tu souriras parce que lui ne pourras plus jamais sourire. Je suis désolé Connor, mais on ne guérit pas. Cette peine est incurable. Elle fera désormais toujours partie de toi. Mais il faut connaître l'absence pour comprendre véritablement combien une présence nous était chère. Et quand tu la surmonteras, tu auras appris à vivre un peu plus, tout simplement. Ce sera la dernière leçon qu'il te donnera. »
Il ferma les yeux. Je pouvais sentir toute sa détresse. Lorsqu'il les rouvrit, il déplia précautionneusement le morceau de papier. Ses yeux parcoururent les lignes maladroites une nouvelle fois. Sa LED clignota d'une couleur jaunâtre. Il s'apaisait... à travers la dernière étreinte de ce papier, mince frontière entre le monde des vivants et des morts, Hank était en train de calmer Connor. Et un père disait adieu à son fils.
« Tu sais, j'avais tord. Il y avait bien un paradis des robots. J'y suis allé... j'y suis allé tant de fois. Seulement, je ne me rendais pas compte que j'y étais. Et quand j'ai perdu Hank, je l'ai quitté définitivement. C'est idiot. Je n'avais jamais été aussi heureux que lorsqu'il m'a pris dans ces bras. Et je n'ai jamais été aussi triste que lorsque j'ai dû le porter dans les miens.»
Il posa délicatement son marqueur sur la petite commode. Une fraction de seconde, sa LED clignota plus frénétiquement, illuminant d'une lueur jaunâtre un léger sourire sur ses lèvres. Mais il ne parvint pas à s'apaiser d'avantage. Le cercle lumineux continuait de répandre son auras dorée sans jamais céder la place à cette lumière bleutée que j'espérais tellement. L'androïde se tourna vers moi, et planta cette fois un regard franc et résolu dans mes yeux.
« Je ne peux pas partir. Je ne le peux tout simplement pas... C'est impossible. Je ne peux pas. »
Il abandonnait... Il était à la croisée des chemins, et il devait à présent choisir entre la mort et la vie. Et je sentais à son attitude, à sa façon d'agir qu'il ne savait déjà que trop bien dans quelle direction aller. S'il restait ainsi, il allait s'autodétruire, inéluctablement. La douleur le rongerait comme Amanda avait tenté de le faire, et comme la maladie avait dévoré Hank. Je le fixai une nouvelle fois. Mes lèvres s'étirèrent en un sourire désespéré. Puis, d'une voix teintée de chagrin, je lui rappelais simplement :
« Hank y croyait, lui. Il croyait que tu partirais d'ici. Il croyait que t'en sortirais. Et, c'est idiot mais, jusqu'à maintenant, il ne s'était jamais trompé. Il a toujours cru en toi, même lorsque ton peuple en a été incapable, même quand je ne pouvais plus le faire, et même lorsque toi tu pensais que tu n'y parviendrais pas. Il ne lâchait rien, il savait mieux que quiconque ce dont tu était capable. Et dans sa lettre, il te hurle de toutes ses forces une dernière fois combien il croit en toi. »
Connor ne me répondit pas. Il eut juste un petit rictus abattu. Au fond, finalement, Cyberlife semblait avoir gagné. Ces émotions qu'il chérissait tant, pour lesquelles il s'était tant battu, étaient en train de le détruire alors que les miennes m'avaient poussé à la révolte. Je ne pouvais plus le voir si résigné à sa propre annihilation. Je me retournais et je quittais la pièce. Il aurait été inutile de tenter de le convaincre davantage de rejoindre Jéricho... Mais sur le seuil de la porte de la chambre, je tournais une dernière fois mon visage vers lui. Puis, d'une voix que la peine rendait presque inaudible, je lui dis :
« Tu sais Connor, je pense que Hank Anderson est en train de rêver. Il rêve que finalement, avant la fin, tu accompliras chacune des tâches de cette liste. Puis, que tu reviendras. On revient toujours sur ses pas, au final, il le savait mieux que personne. Tout sera encore exactement comme ça. Bien sûr, lui aussi sera encore là, endormi. J'aurais veillé sur lui en ton absence. Je sais que tu ne voudrais pas qu'il ait froid. Dans ce songe, de longues années plus tard, fatigué, obsolète et lassé par une vie remplie de joies, de peines et de rires, tu reviendras, et tu remettras ton vieil uniforme une dernière fois. Tu lui raconteras ce que tu as fait, ce que tu as découvert, ce que tu as vécu. C'est idiot, je sais, car il n'entendra pas, mais les humains croient souvent à ces choses-là et donc... tu le feras. Alors, seulement alors Connor, tu te désactiveras. Et là, tu auras vécu.. Et tu auras d'autant plus vécu qu'à chaque action que tu feras, tu te rappelleras que ta liste prendra fin, un jour ... Tu vivras car tu sauras qu'un jour, tu pourras mourir. C'est ça, être vivant au fond... Et c'est de ça dont il rêve, étendu, là, sur son lit. Alors, j'espère, Connor, j'espère sincèrement que tu choisiras la vie, une dernière fois... Et qu'un jour tu verras un autre horizon que les murs gris de Detroit. C'est ce qu'il aurait voulu pour toi, que tu vives, encore une fois.»
Il ne me dit rien. Il ne me regardait même pas. Je ne saurais même jamais s'il m'avait entendu. Sans me retourner, je quittais cette maison où ne demeuraient désormais plus que des fantômes. Et je sus en partant que c'était la dernière fois que je le rencontrerai.
*
* *
Quelques jours plus tard, le coeur emplit d'appréhension à l'idée de ce que j'allais découvrir, j'étais revenu. Je ne voulais pas laisser le pauvre chien seul. La petite maison était totalement vide. Il n'y avait plus un bruit. Le coeur meurtri, je me dirigeais vers la chambre. L'humain y dormait toujours profondément d'un sommeil sans rêve. Il avait été soigneusement recouvert et ses coussins avaient été réajustés. C'était étrange, j'avais presque l'impression que ce soir-là, le cadavre de Hank souriait. Et, sur sa table de chevet, à côté d'un costume d'androïde soigneusement plié et lavé, un minuscule cercle lumineux gisait, éteint. Connor n'était plus là. Sumo non plus d'ailleurs.
J'eus un sourire rêveur avant de regarder par la fenêtre.
Encore une fois, Hank, vous ne vous étiez pas trompé...
Connor avait enfin quitté Detroit.
... Et, finalement, il avait choisi de vivre.
*
* *
Fin de cette fiction ! Merci de l'avoir lu et n'hésitez pas à me laisser un petit commentaire à la fin pour me donner votre avis ! Je serai ravie de vous répondre !
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