Chapitre 4 : l'ironie du sort

Le paysage semblait défiler de manière irréelle derrière le pare-brise de la voiture. La pluie s'abattait en une multitude de petites gouttelettes fuyant sur les vitres en laissant dans leur sillage une traînée de verre semblable à des larmes. Les larmes... je ne savais pas pleurer. Je n'avais jamais su. Et sans doute n'apprendrai-je jamais.

Hank était venu me chercher quelques temps après notre discussion. Chose exceptionnelle, moi qui était le programme le plus évolué de Cyberlife, j'étais incapable de déterminer précisément combien de temps s'était écoulé entre le moment ou j'avais fait irruption chez lui et son entrée dans ce vieux bar abandonné où j'avais eu le plaisir de faire sa connaissance. Ce souvenir me fit un peu sourire de manière mélancolique. Si on m'avait dit qu'un jour, cet ours mal léché deviendrait mon ami et mon partenaire, je ne l'aurais pas cru. Nous étions si différents... Je ne comprenais toujours pas. Comment la haine pouvait-elle devenir « amour » ? J'aurai donné ma vie pour lui, et il était en train de risquer la sienne pour moi. C'était étrange, mais sa simple présence me réchauffait l'âme, si tant est que j'en avait une... pensée ridicule. Autant que de croire au paradis des robots.

Je sentais ses regards inquiets sur moi alors qu'il conduisait. Il ne parlait pas. Il s'attendait sans doute à ce que je le fasse, mais je ne pouvais pas. J'avais la gorge nouée, comme si les mains glacées d'Amanda me serraient le cou à me broyer mon système vocal. J'aurai voulu pouvoir le rassurer, mais je ne parvenais pas m'exprimer. Peut-être parce que je savais pertinemment ce que nous trouverions une fois arrivés... Hank serait-il encore capable de croire en mon innocence après ça ? Me regarderait-il toujours avec ce regard empli de tendresse et de bienveillance ? Ou ne verrait-il plus alors en moi que la machine que j'étais... ?

Je fermais un instant les yeux, alors que la voiture se garait sur le parking désert de l'atelier SAV. C'était un grand bâtiment d'un blanc immaculé, planté au milieu d'une zone industrielle et orné simplement par les lettres « Cyberlife Service Center ». Ma portière s'ouvrit, et je posais mon regard sur Hank. L'ancien policier me fit un signe de tête et m'encouragea d'un sourire.

« Bon, tu viens ? Je me trempe là... »

Ajouta t-il tendrement, dans une tentative maladroite de détendre l'atmosphère. Je tentais alors de lui rendre son sourire, mais je ne pus lui offrir qu'un mince pincement de lèvres empli d'inquiétude. J'étais paralysé par la peur. Non pas celle de mourir, finalement... enfin pas vraiment. Ce qui me terrifiait, c'était le regard de Hank. Le monde entier pouvait me juger autant qu'il le voudrait, seul lui pouvait d'un seul geste me condamner à la pire des sentences. Je voulais tellement qu'il soit fier de moi...

Alors que je ruminais mes pensées maussades, je me rendis compte que mes pas m'avaient d'eux mêmes mené jusqu'à la porte blanche. Tel un automate, j'abattais la poignée et je pénétrais sur les lieux. Hank était sur mes pas. Il me suivit alors que je me dirigeais vers le fond de la pièce principale, jusqu'à une porte de service que j'ouvris sans ciller. Là, je m'arrêtais, et ce fut mon partenaire qui alluma la lumière.

Cela me fit un choc. C'était étrange, tout me paraissait tellement surréaliste. C'était comme si je sondais la mémoire d'un autre androïde, je voyais ces choses, mais elles paraissaient étrangères à ma réalité. Pendant un bref instant, dans l'obscurité, j'avais eu l'espoir que tout ceci n'avait été qu'un mauvais rêve, que cette pièce serait vide et que rien de tout ça ne se serait produit. Mais la lumière avait chassé l'illusion apaisante que m'offraient les ombres, et avait dissipé mes espoirs dans son cruel éblouissement.

Ils étaient là... rien n'avait bougé.

Le sang bleu maculait encore le sol. Je savais que Hank, même s'il ne le percevait peut être plus, sentait encore au moins sa présence. Cela se voyait à sa façon de se déplacer. Il paraissait abasourdi par la violence de la scène de crime, et ne disait rien. Et ce silence pesait aussi lourd sur ma conscience que les cinq corps déchiquetés sous mes yeux. La tension dans l'air était palpable. Je devais trouver quelques chose à dire, mais je n'y parvenais pas. J'étouffais littéralement. Pourtant, ça ne respire pas, un androïde...

De longues minutes s'écoulèrent dans un silence de plomb, avant que Hank ne se tourne vers moi. Instinctivement, je baissais les yeux sur le sol, comme un chiot qui s'apprête à recevoir une correction après une grosse bêtise. J'étais désespéré. Venir ici, ce n'était pas une bonne idée... J'allais déjà sans doute devoir faire face au jugement des miens pour cet acte barbare, et voilà que maintenant, je sacrifiais la seule amitié que je ne connaîtrais jamais. Seul une machine pouvait faire cela, pas vrai ? Un être vivant, ça fait preuve d'empathie... et il n'y avait dans cette scène de crime aucune trace de la moindre compassion. Je redressais la tête. Le regard de Hank semblait perdu, hébété. L'humain ne réagissait plus... Le poids des années semblait l'avoir rattrapé dans cette fraction de seconde décisive. Tout ce qui restait de vivant dans cette pièce, c'était ce silence, pesant, menaçant... Je ne pouvais plus le supporter. Je voulais tellement le briser, avant qu'il ne fonde encore plus sur mon ami.

« Hank, je... »

Ma voix était étrangement tremblante. Elle s'étrangla dans ma gorge avant même que je ne puisse finir ma phrase. Et puis, j'aurais pu dire quoi, de toutes façons. Que j'étais désolé ? Que ce n'étais pas moi ? Que je n'étais pas un monstre ? J'étouffais bon sang ! Si je ne parvenais même plus à respirer, c'était bien que je n'étais pas une machine non ? Une machine n'a pas besoin d'air... et moi, j'avais cruellement besoin de reprendre un souffle imaginaire.

Je cherchais mes mots, mais ces derniers semblaient se jouer de moi et se complaire à se cacher au sein de ce terrible silence qui me toisait d'un air accusateur. Ce fut finalement la voix de mon partenaire, lointaine et faible, qui parvint à le chasser un peu.

« Faut se mettre au travail Connor... On n'a pas beaucoup de temps... »

Puis, sans ajouter un mot, le vieil inspecteur commença à fouiller la pièce. Par réflexe, je lui emboîtais le pas. Relevés, Analyses... cela ne donnait rien au début. Patiemment, j'avais déposé sur ma langue plusieurs échantillons sanguins à la recherche d'une trace d'un sang étranger aux victimes. Un prélèvement sur le sol... BL 400... un autre sur le coin d'une table... AK700... et un sur la lame d'un scalpel dans une main féminine, au bout d'un bras arraché à sa propriétaire... ce dernier échantillon me fit brusquement interrompre mon analyse, alors que Hank se retournait agacé :

« Bon sang Connor, faut vraiment revoir ça, c'est dégouttant ! Arrête de mettre tout ce que tu trouves à la bouche ! On dirait Sumo quand je l'emmène au parc...»

Je ne réagis pas. Mon air sérieux et mon immobilité inhumaine l'interpellèrent sans que ma voix n'eut besoin de le faire. Pour ma part, j'étais en plein diagnostic. Ma LED devint rouge une fraction de seconde, alors que je comprenais, avant de virer de nouveau au jaune. Alors qu'il s'accroupissait auprès de moi, j'entrepris de relever légèrement le pan gauche de ma chemise.

Elle était là. Encore bleue, encore fraîche. Une simple égratignure, un petit coup de scalpel en forme de lune qui venait trancher de son sourire bleuté ma peau synthétique. Je ne m'en étais même pas aperçu. Les machines, ça ne sent pas la douleur... mais les échantillons de sang, ça ne ment pas... et c'était bien du thirium en provenance d'un modèle RK800 qui tâchait cette lame dans la main de cette jeune androïde complètement détruite.

« Merde... »

Je ne pus m'empêcher d'avoir un rire ironique. Merde, oui Hank... Cela résumait parfaitement la situation. Même pas besoin de lui expliquer. Il lui avait suffit de voir la blessure et ma tête pour comprendre. C'était fichu pour l'innocence, apparemment.

« ça ne veut rien dire Connor... il faut continuer... »

Je le dévisageais de mes yeux noisettes. Il ne me regardait pas. Il fixait la plaie d'un air désemparé. Il savait que la bataille venait d'être perdue. Lorsque son visage se releva, son regard croisa le mien, et quelque chose dans mes prunelles le fit rabattre d'un geste rageur le tissu blanc de ma chemise.

« Remets toi au travail. »

Le ton était sec, sans appel et l'entêté lieutenant se releva afin de reprendre de plus belle ses investigations. C'était peine perdue, il le savait, je le savais, mais je ne pouvais qu'admirer sa persévérance... et sa capacité à chercher à nier l'évidence. Il n'était pas encore prêt à reconnaître la défaite... et j'avais peur de ce qu'il pourrait faire une fois qu'il aurait compris qu'il n'y avait plus d'espoir. Son attachement à la vie avait tendance à être des plus... précaires. Et sa mort m'aurait achevé d'avantage que la mienne.

Alors, lentement, je me relevais, et j'entrepris de me remettre sans grande conviction à mes recherches. Le temps qu'il digère les faits. Le temps qu'il se décide à me laisser partir.

Je ne parvins grâce à mes reconstructions qu'à déterminer l'emplacement du combat. J'étais entré visiblement calmement, les autres androïdes n'avaient pas réagi à ma présence. Après tout, pourquoi l'auraient-ils fait ? Ils me connaissaient... Puis, la reconstruction m'avait montré la violence de la confrontation. Comment leurs membres avaient été saisis avec violence, leurs têtes fracassées contre le mobilier, leurs corps projetés... Je fermais les yeux afin d'interrompre la simulation. Il fallait un entraînement militaire pour accomplir ce genre de tâche. Pas le programme d'un assistant ménager ou d'une androïde d'agréable compagnie. De son côté, Hank entreprit d'examiner les caméras de sécurité à la recherche d'un dispositif fonctionnel, mais ce fut peine perdue. Après un faux espoir en découvrant une caméra en bon état, il avait découvert que la surveillance avait été désactivée voilà bien longtemps. Logique, en soit. Il n'y avait plus rien à protéger ici, pour Cyberlife. Leurs plus beaux produits s'étaient échappés en rêvant de liberté... et quand bien même, je ne me serais pas fait avoir deux fois. J'aurais piraté le dispositif de surveillance.

Une heure de recherche... deux heures... puis trois... et toujours rien... pas la moindre trace d'un sang humain ou androïde extérieur à ceux des cadavres jonchant le sol. Pas une empreinte autre que celle de leur pas, les miens, ainsi que ceux de Markus et Simon lorsqu'ils étaient venus inspectés les lieux à la recherche de leurs hommes. Je voulais abandonner, je cherchais sans grande conviction, la scène de crime en elle-même étant une preuve suffisante de mon implication, mais Hank ne lâchait rien. Il passait la pièce au peigne fin, encore et encore, de façon quasi obsessionnelle. Mais alors qu'il se relevait d'un coup, je le vis se tenir la tête avant de chavirer. Dans un réflexe tout programmé, je me jetais vers mon partenaire pour le retenir... et alors que je le soutenais, je fus surpris par la légèreté de son corps. Pourtant, ce n'était pas la première fois que je le rattrapais à bout de bras.

« Hank... »

Il me repoussa sans ménagement avant de s'appuyer sur une chaise. Je restais là, parfaitement immobile, dans un posture d'attente qui n'avait rien de naturel. Je devais avoir l'air d'un automate idiot interrompu en plein séquence.

« ça va Connor, ça va ! »

Le ton de l'inspecteur était maussade. Était-il en colère car il prenait enfin conscience du monstre qui dormait en moi ? Était-ce pour cela qu'il refusait mon aide ? Qui voudrait de toute façon d'une machine défectueuse, capable de crimes atroces sans même sourciller, sans même s'en rendre compte. C'était évident. J'avais rêvé d'être vivant, et je n'étais qu'un porteur de mort. Ça devait être ça que les humains appelaient l'ironie du sort.

La mauvaise humeur de mon partenaire me fit hésiter, je ne désirais à présent plus qu'une chose, me reculer et attendre en stase dans un coin que toute cette mascarade d'enquête cesse, mais mon inquiétude me poussa cependant à braver mon programme bien trop obéissant et ma honte bien trop paralysante. Je m'avançais donc pour l'aider à se relever.

« Vous êtes sur ? Vous devriez vous asseoir. Vous semblez épuisé... et puis, vous avez drôlement maigri, vous devriez vous ménager. »

«  Ah parce que tu fais pèse-personne maintenant ? Une mise à jour Cyberlife ? Cool, jusqu'à présent je pensais que tu faisais uniquement compteur de calories.»

Les paroles de Hank me blessèrent profondément. Pendant un instant, m'entendre traiter comme une vulgaire machine par mon partenaire me fit l'effet d'une claque bien plus violente que celle que j'avais reçu plus tôt. Les androïdes ne ressentent pas la douleur physique. Pour ce qui est des violences morales... c'est tout autre chose. Le lieutenant dû percevoir à mon regard peiné qu'il m'avait atteint. Sans un mot, il retira vivement son bras et s'éloigna en me bousculant. Je me maudissais intérieurement. Encore une fois, je laissais parler mon code avant mes propres émotions. J'aurais pourtant tellement voulu lui crier que je n'étais pas qu'un robot. J'étais son partenaire, son ami... j'étais un assassin, un monstre... j'étais beaucoup de choses, mais je n'étais pas un robot... je n'étais pas un simple RK800... je n'en voulais plus, de ces chiffres, de ces lettres, de ces numéros de série et de ces codes qui se succédaient dans ma tête mais ne voulaient plus rien dire. J'étais ...Connor... simplement Connor. Je n'étais plus une simple machine. Je ne voulais plus... J'étais Connor, j'existais... et j'avais peur.

J'aurai aussi voulu lui dire combien j'étais inquiet pour lui... j'aurais voulu lui demander comment ça allait vraiment... pourquoi il ne rejoignait pas les autres humains ? Et pourquoi j'avais cette impression désagréable qu'il me mentait ? Qu'il me cachait quelque chose ? Pourquoi je n'arrivais pas à comprendre ce qui se passait ? Et pourtant, de tous ces mots qui s'agitaient en moi et qui tentaient désespérément de s'échapper par mes lèvres, aucun ne parvint à s'enfuir. Ils s'éteignirent un à un face à l'implacable tranquillité apparente de mon visage. Les émotions, c'étaient si difficile, si contradictoire ! La fierté, la peur, le doute, la tristesse étaient des sentiments tellement forts qu'ils pouvaient facilement réduire les autres au silence.

Alors, face à son rejet, je ne dis rien du tout. Je n'eus pas la moindre petite réaction. Et quoique j'en pense, au fond, j'étais toujours Connor, Androide modèle RK800, numéro de série 313 248 317. Qu'il était difficile de les chasser de mon existence, ces chiffres et ces sigles!

Je ne comprendrais que plus tard que la réaction de Hank n'était pas dû à la colère. C'était la douleur qui avait provoqué son comportement agressif. Une souffrance secrète et honteuse qu'il endurait seul à ce moment précis et qu'il ne voulait pas partager avec moi. Alors, il m'avait blessé, pour faire taire mes éternelles et incessantes questions personnelles... il faisait souvent ça, quand on y réfléchissait. Cacher ses propres difficultés derrière un masque d'ironie teinté d'agressivité. Et malheureusement, encore une fois, ça avait marché.

Alors que je ne savais plus comment adapter mon comportement à la situation, mon partenaire m'appela.

« Connor, ramène tes fesses ! »

Tandis que je m'approchais, je découvris qu'il regardait quelque chose qui était jeté négligemment dans un des compartiments de transport à androïdes dont la porte était légèrement entrouverte. Il ouvrit le placard et en sortit lentement l'objet inanimé qu'il plaça sous le sol devant moi. Il s'agissait juste d'un androïde, modèle AK400. Ses yeux étaient grands ouverts mais il ne réagissait pas. Hank se tourna vers moi.

« Tu crois que tu peux en tirer quelque chose? »

Je m'accroupis. Je n'étais pas sur de pouvoir faire quoique ce soit. J'avais déjà repéré le modèle désactivé mais je n'avais pas grand espoir d'en tirer un quelconque élément qui puisse m'aider. Au contraire, ce qu'il avait pu voir m'effrayait encore davantage. Après tout, qu'est ce que je pouvais en attendre ? Je ne voulais pas sonder sa mémoire. Je savais que quoique j'y découvrirais, cela ne ferait qu'empirer les choses. Mais Hank semblait placer toutes ses espérances dans ce dernier coup de poker... et il fallait que cela cesse. Il devait comprendre que la partie était finie, et qu'il était temps de lâcher les cartes. Alors, autant faire tapis. Je me mis donc à détailler l'appareil.

Le modèle semblait en stase, son récepteur visuel était actif, sans doute prêt à être redémarrer. Les techniciens avaient-ils abandonné subitement les lieux sans achever sa réactivation ? Un bug était-il à l'origine de son semi-éveil ? Je ne pouvais le définir exactement. Son état était cependant anormal. Je retirai la peau de ma main, laissant apparaître le plastique blanc qui la composait.

« On va tout de suite le savoir... »

Je posais ma main sur son poignet. La machine releva la tête dans un geste mécanique.

Des flashs, rapides mais assez nets pour voir. Un visage d'androïde, l'un des nôtres, qui initie un réveil... son réveil. Mais le téléchargement est interrompu. Son activation est suspendue, mais ses fonctions visuelles ont pu se déclencher. Le visage se recule. Quatre autres androïdes sont là. Plus aucun ne bougent, comme figés. Les diodes sont rouges. Leurs paupières battent frénétiquement. Ils ferment les yeux. Un sixième s'avance calmement. Diode rouge aussi. Je connais son uniforme... c'est le mien. Mais ce n'est pas moi dedans... les yeux de ce RK800, ils sont gris aluminium, presque blancs, comme éteints, désactivés... pourquoi mes yeux sont-ils blancs ?

Je ne bouge pas. Pas un mouvement, rien. Et puis, ça vient d'un coup, aussi violent qu'un orage, sans raison apparente. Les cinq androïdes ouvrent leurs yeux... ils sont gris, déconnectés... et ils attaquent le RK800 simultanément...

Avant la fin de la vision, je lâche l'androïde partiellement éveillé qui se remet en stase.

« Connor ? Connor ? Ça va gamin?»

Hank avait posé la main sur mon épaule. Je reportais mon attention sur lui, et je croisais son regard inquiet. Je perçus alors une lueur rougeâtre au coin de ma tempe qui clignotait frénétiquement. Instabilité logiciel sévère. Je devais me calmer.

« ça va lieutenant, ça va... »

répondis-je plus par réflexe qu'autre chose, en tentant d'apaiser ces émotions nouvelles qui me submergeaient inopinément. Je ne comprenais pas... je ne comprenais rien à ce que je venais de voir... c'était complètement incohérent. La prise de Hank sur mon épaule se raffermit. Il me fixait avec un air sérieux qui ne traduisait que trop son anxiété.

« Je... je ne sais pas lieutenant... c'est... il doit être défectueux c'est impossible je... »

« Connor, qu'est ce que tu as vu exactement... »

Je relevais la tête. Ce que j'avais vu ? Je n'en étais même pas sûr.

« Ils m'ont attaqués... je... je ne pouvais rien faire... Ils m'ont attaqué et j'ai riposté... »

Une lueur étrange s'alluma dans les yeux inquiets de Hank. Je plissais les yeux, essayant d'analyser ce que je percevais. Ça ressemblait donc à ça, l'espoir ? À ce simple petit tremblement de vie au fond de prunelles vidées par la peur ? Je pouvais le sentir à travers le contact de ses doigts sur ma veste. Son coeur. Il s'était mis à battre plus vite, comme s'il avait de nouveau envie d'y croire. Mais je n'étais pas certain que la situation ne soit pas encore pire que si j'avais tué ces androïdes de sang-froid.

« Tu n'es pas coupable Connor. S'ils t'ont attaqué on a une chance de te sortir de là. On a une chance petit... »

Avec toute la douceur dont mon corps et mon être mécanique était capable, j'enlevais sa main de mon épaule. Mon absence de réaction fit mourir sur ses lèvres le début de sourire qui venait d'y naître. Non, ce n'était pas une si bonne nouvelle.

« Hank... ils ont été piraté... »

L'espace d'un instant, le visage de mon partenaire traduisit son incompréhension. Puis, son visage devint grave et il sembla saisir brutalement la gravité de la situation.

« On doit sortir d'ici Connor. »

Il se releva, avant de se diriger rapidement vers la sortie, comme s'il craignait que la chose qui avait fait ça puisse encore agir et me contaminer. Mais c'était inutile. Quoique ce fut, ce n'était plus là et moi, j'y avais survécu. Je regardais l'androïde en stase, immobile. Mieux valait ne pas le réveiller pour l'instant, tant qu'on en saurait pas plus. Mes yeux s'attardèrent sur lui. Ainsi interrompu en plein éveil, il ne ressemblait à rien de plus qu'à une poupée abandonnée. Se pouvait-il au fond que je sois simplement comme lui ? Une simple machine qui n'avait de vivant qu'un désir complètement irréaliste d'exister ?

« CONNOR ! »

la voix de Hank me sortit de ma torpeur. Je me levais et je lui emboîtais le pas.

Encore abasourdi par notre découverte, je rejoignis Hank dehors. L'orage semblait avoir cessé, et un pâle matin se dessinait dans le quartier maussade. On se serait crus hors du temps, dans un de ces clichés anciens en noir et blanc, tant la couleur semblait avoir désespérément perdue la bataille contre la grisaille environnante. Je ne savais pas quoi penser de tout ça. Je ne comprenais pas. Et visiblement, Hank était aussi perdu que moi. Avais-je dit quelque chose pour déclencher la colère de ces androïdes ? Pourquoi je ne me souvenais de rien ? Les preuves ne seraient pas suffisantes pour m'innocenter, je le savais... pour qu'elles puissent m'aider, il fallait que je trouver comment les pièces du puzzle pouvaient s'imbriquer. Pourquoi ces androïdes m'avaient-ils agressé ? Et pourquoi étais-je venu ici lors de mon état de stase ? Qu'avait donc espérer faire Amanda ? Était-ce ... moi qui avait provoqué cette agression inconsciemment ? Ou venait-elle de l'androïde en stase ? Qu'est ce que Cyberlife m'avait fait bon sang ? Se pouvait-il que la seule solution pour leur échapper soit de mettre mon arme sous mon menton et d'appuyer sur la gâchette, direction un paradis des robots illusoire ? Instinctivement, ma main se posa sur mon revolver. Je ne voulais faire de mal à personne... je voulais juste vivre libre... et je ne voulais pas mourir, pas encore... je n'avais encore même pas eu le temps de m'attacher à la vie.

« C'est drôle, l'ironie du sort... pourquoi fallait-il que ce soit ici, hein ? Dans ce quartier précisément. »

La voix de Hank. Alors que je me noyais dans des réflexions de plus en plus sinistres, elle stoppa mon geste et m'apparut comme une bouée à la mer. Pendant un bref instant, je fus tenté de poursuivre, mais un instinct de survie primaire me poussa à m'accrocher à elle tandis que je me laisser aller à la dérive dans un océan d'interrogation. La question de mon ami m'avait interpellée. Il avait réussi à dévier mon attention. Je fronçais les sourcils et je fixai Hank d'un air interrogatif. Le lieutenant avait un sourire teinté d'un triste amusement et d'une tendre amertume. Il ne me regardait pas. Il fixait un point, juste un peu plus loin sur la route.

« Depuis qu'on a tourné vers ce quartier, j'arrête pas d'y penser Connor. Si tu suis cette route là, jusqu'au pont, tu quittes la zone industrielle. Juste après avoir traversé le fleuve, tu tournes à gauche sur une petite route d'une centaine de mètres. Elles est bordée d'arbres immenses qui font que même en pleine été, elle est ombragée. Au bout de cette route, il n'y a rien, qu'une seule destination. Un grand portail en fer forgé entouré de murs blancs. Le nouveau cimetière de Detroit. C'est là que Cole est enterré... »

Mon regard suivit la route indiquée par Hank. Malgré moi, mon système de navigation se mit en route, et je pus visualiser l'espace d'un instant le trajet. Il correspondait à tout point la la description de Hank. Je me tournais vers lui. Je ne savais pas trop quoi dire...

« Je suis désolé... si vous vous y aller... »

Hank eut un petit rire et secoua négativement la tête.

«  Non Connor, ça ne sers plus à rien... Je n'y ai pas mis les pieds depuis l'enterrement. J'ai jamais pu. Puis, pourquoi y aller ? Je suis pas sûr qu'il reste grand chose là bas pour moi. Un jour, je le retrouverai... mais pas maintenant. T'as encore trop besoin de moi, petit.»

Je baissais la tête. Je connaissais les tendances suicidaires d'Hank. Elles m'avaient toujours effrayées malgré moi. Je ne voulais pas le perdre. Et si pour donner un sens à sa vie je devais devenir une menace pour toute mon espèce, voir pour la terre entière, ça m'allait presque...

« Je vais aller chez Kamski. »

Cette phrase me sortit aussi vivement de mes pensées que si on m'avait jeté dans un lac gelé. L'idée me paraissait bien trop dangereuse et saugrenue. Autant jouer à la roulette russe ensemble avec un barillet pleinement chargé!

« Lieutenant, l'armée boucle la ville, on ne passera jamais ! Et quand bien même... puis-je me permettre de vous rappeler que la dernière fois qu'on a rencontré Elijah Kamski cela ne s'est pas très bien passé ? qui vous dit qu'il voudra nous aider ? Cet homme est un malade, je n'ai pas plus confiance en lui qu'en Amanda ! »

Hank posa ses mains sur mes épaules et me regarda d'un air presque amusé. Je ne comprenais pas. Plus je paniquais, plus il semblait en retirer un certain plaisir et une certaine... fierté ? Les humains étaient décidément des créatures d'une simplicité et d'une complexité incroyables !

« Kamski a sans doute les réponses à beaucoup de questions, et pourrait même s'avérer utile pour contacter Amanda... »

Amanda ? Alors ça, c'était la cerise sur le gâteau ! Ma diode se mit à clignoter malgré moi d'une lueur rouge vif et je n'avais même plus l'esprit à essayer de stabiliser mon logiciel. De toute évidence, le cerveau de Hank avait cessé de fonctionner de façon bien plus radicale que mon programme déviant. Je sentais la panique me gagner face à sa résolution. C'était incohérent. Amanda... il voulait contacter Amanda... mais bien sur, Amanda ! C'était juste voir potentiellement s'affronter la toile qui m'emprisonnait dans mon programme de machine et le sourire qui avait fait de moi un être vivant. Je ne donnais pas cher de la peau du lieutenant face à elle. Je me sentais perdre pied, mes gestes un peu trop saccadés devenaient plus amples, traduisant malgré moi ma nervosité et mon agitation.

« CONTACTER AMANDA? Vous avez perdu la raison ? Hank c'est de la folie pure ! »

Le lieutenant posa son doigt sur mes lèvres pour m'intimer le silence. Mais je n'avais pas envie de me taire. C'était du suicide, rien de plus. Je connaissais la violence paisible de cette femme, je savais au plus profond de moi de quoi elle était capable, et aussi fort que puisse paraître Hank physiquement face à elle, l'araignée ne ferait qu'une bouchée de lui. Je repoussais sa main sans ménagement, une lueur écarlate continuant de papillonner de plus en plus frénétiquement à la lisière de mon champ de vision.

« C'est hors de question Hank, vous m'entendez ? Hors de question... c'est fini, c'est tout, il faut l'admettre... quoiqu'il se soit réellement passé, on va aller voir Marcus avec les preuves que l'on a, et les miens rendront leur décision. Amanda, c'est Cyberlife... elle ne s'embarrassera pas de la moindre pitié... et quand bien même, jamais Kamski ne consentira à nous aider ! Ce plan est complètement foireux. De toute façon on n'ira même pas jusque là. On va se faire abattre avant même d'avoir quitté la ville par l'armée ! Superbe idée lieutenant ! »

Le regard de Hank se durcit. Je sentais la vieille tête de mule revenir à la charge.

« Ferme-là Connor ! J'en peux plus de t'entendre gémir au lieu d'agir. Et arrêter de clignoter comme ça tu vas me filer une crise d'épilepsie ! Pour une fois, une simple fois dans ta putain de vie, tu fais ce que je te dis. Kamski me parlera ou il parlera à mon 9mm... et ON ne passera pas les barrages policiers ensemble. Toi, tu restes là ! Je ne peux pas t'amener. Tu m'attendra au Jimmy's bar... et tu n'en sortira pas tu m'entends ? Plus de conneries !  Je ne peux pas t'emmener avec moi Connor, tout comme tu ne pouvais pas me prendre avoir toi quand tu es allé trouver Jéricho. Tous les deux, on ne passera effectivement jamais aucun barrage. Mais contrairement à un androïde déviant, un vieil inspecteur avec un charisme naturel et quelques billets verts portant le sourire d'un président américain, ça va où ça veut. J'ai encore des relations et de l'influence, crois le ou pas, mais malgré tout, mes actions passées me valent toujours le respect de certains flics. Ensuite, on ne sait pas ce que ces enfoirés de Cyberlife pourraient faire à un androïde. Je ne te jetterais pas consciemment dans la gueule du loup. Ils ont des technologies qui dépassent l'entendement et inutile de te dire que vos créateurs doivent chercher à remédier à ce virus de liberté à tout prix. Tu ne leur serviras pas de cobaye... Et avant que tu ne protestes encore parce que tu ramènes toujours ta grande gueule, je t'explique : c'est MA décision. Tu n'as pas ton mot à dire. Je suis libre et vivant Connor, tout comme toi, et je le serai tant que j'aurai de quoi me battre. »

Je voulais protester, l'en dissuader, mais il avait raison en tout point. Jamais je ne pourrais sortir de Detroit. Si je l'accompagnais, je peignais dans son dos une cible. Seul, il passerait juste pour ce bon vieux misanthrope de Hank, vieux flic alcoolique et marginal, qui refusait jusque là de quitter sa bouteille et sa maison, mais qui s'était ravisé. Il pourrait sortir... mais pour ce qui en était de rentrer...

« Je veux que tu reviennes... »

Jamais je n'avais parlé si familièrement à l'inspecteur, mais ces mots étaient sortis seuls, comme un aveu de faiblesse. Je crois que je ne m'en étais même pas rendu compte. J'étais perdu sans lui. J'avais peur. Ce monde était bien trop vaste pour une simple poupée de plastique. Pour devenir vivant, j'avais besoin d'un point de repère. Comment pouvais-je affronter Amanda sans sa présence à mes côtés ? Comment pourrai-je tenir face à la méfiance des miens, à la solitude, et au linceul grisâtre qui s'acharnait à recouvrir toujours Détroit ? C'était le sourire de Hank qui me faisait vivre. Sans lui, je n'étais qu'un bout de plastique.

Hank sourit tendrement. Il paraissait étrangement détendu, comme si sa décision allait forcément tout solutionner, comme si je m'inquiétais pour rien. Malgré moi, ça me rassurait un peu, de le voir si plein de confiance. En cet instant, il me paraissait tellement invincible. Comment avais-je pu être aussi idiot ? Il n'était jamais qu'un humain. Et c'est si fragile, ces choses là...

« Je te le promets Connor, je reviendrais. »

Son regard fixa l'horizon, en direction de la tombe de Cole. Il paraissait songeur. Son air se fit plus grave, mais un sourire paisible flottait encore sur ses lèvres. Il afficha un air énigmatique, avant de dire, calmement :

«Tu sais mon grand, un père, ça revient toujours vers ses enfants... »

Je ne compris pas alors... je ne savais pas. Je tournais mon regard vers le cimetière. Je pensais qu'il parlait de Cole... Je n'avais pas alors prêter plus attention que ça au fait que pendant qu'il prononçait ces quelques mots, c'était moi que son regard bleu fixait...




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