O M B R E S

Éden se sentait très mal à l'aise en cet instant. Son regard s'était posé depuis quelques minutes sur le miroir de la chambre de Sa Majesté, et il était toujours aussi dubitatif et troublé. Cette personne qui se tenait devant elle n'était certainement pas Éden.

Ses courts cheveux bruns avaient perdu leurs boucles grâce aux pouvoirs enflammés de l'une des domestiques. Ils tombaient, aussi raides qu'une pluie diluvienne, contre ses épaules, emportés par d'infimes mouvements. Une délicate broche, qu'elle reconnaissait être du laurier, illuminait sa sombre chevelure d'un éclatant blanc. L'ornement avait été déposé sur son côté droit, et luisait telle une étoile solitaire au milieu de la nuit.

Une robe particulièrement longue entravait ses moindres gestes. Fine et sophistiquée, elle couvrait ses fins bras d'un léger voile, mais dissimulait le reste de son corps à travers un tissu opaque aussi éclatant que l'objet qu'accrochait sa chevelure. Seul un œil observateur pourrait remarquer que d'innombrables cristaux se trouvaient sur ce vêtement luxueux. Elle n'osait guère imaginer son prix, et l'angoisse de l'abîmer d'une quelconque façon lui donnait une démarche hésitante, presque boiteuse.

Qu'elle avait du batailler pour que son visage soit épargné par cette explosion d'artifices ! Les domestiques avaient voulu la couvrir de poudres, vêtir ses yeux d'une galaxie d'acajou et déposer sur ses lèvres mille et une teintes. Mais Éden avait tenu bon, protégeant le dernier rempart de son identité d'une main de fer.

Elle n'avait jamais été coquette. Les robes ne l'attiraient pas, elles étaient inconfortables et peu pratiques lors d'un affrontement. Quant au maquillage, elle ne pratiquait cet art qu'en de très rares occasions. Son apparence n'était absolument pas sa priorité. Elle préférait accompagner sa mère lorsqu'elle exerçait son métier, ou se documenter sur l'anatomie humaine. Son rêve, c'était de devenir médecin. Rien que d'y penser, elle en avait les larmes aux yeux.

Mais ce n'était pas tant tous ces changements qui la dérangeaient. Les domestiques avaient réalisé un excellent travail, et bien que surprise, elle n'était pas contre cette nouvelle Éden. Celle-ci semblait plus mature, plus responsable, plus courageuse et surtout plus téméraire.

Ce qui la gênait, au point où elle devait se retenir d'ôter ses vêtements, c'était le fait que son reflet représentait parfaitement l'obéissante poupée que le Roi souhaitait. Il l'avait décoré comme si elle n'était qu'un trophée. Sa Majesté montrait à ses sujets que le pouvoir servait à tout, même à acheter des vies humaines. Cette Éden, qu'elle percevait à travers le sublime miroir, hurlait au monde entier qu'elle n'était qu'un objet, et non un être humain.

Car ses proches, s'ils avaient été à ses côtés, auraient loué la beauté de ces artifices, avant de dénoncer la triste vérité qu'ils retenaient. Qu'ils lui manquaient... Elle aurait tout donné pour qu'un visage familier se glisse dans ses horizons, peu importe qu'il appartienne à un ami ou à sa famille. Oserait-elle en glisser quelques mots au Roi, en espérant vainement qu'il accepte de lui offrir d'infimes instants avec son monde ?

Éden sursauta lorsque des coups furent frappés à la porte. Le cœur serré par l'appréhension, elle murmura une quelconque autorisation. Une servante entra prudemment, comme si elle pénétrait dans l'antre d'un lion, et l'informa que Sa Majesté l'attendait. Et comme il n'était pas d'une nature très patiente, il fallait qu'elle se hâte de le rejoindre avant que Monsieur ne la mette dans un four une deuxième fois.

La tête baissée sur ses escarpins probablement très coûteux, elle quitta son âcre reflet, suivant docilement son accompagnatrice. Les couloirs se ressemblaient tous ici. Sans cette domestique, l'adolescente aurait mis plusieurs heures avant de retrouver le Roi.

D'ailleurs, pourquoi avait-il ordonné sa présence ? Se pourrait-il que cette fameuse brigade soit blessée ? Ou souhaitait-il simplement lui montrer qu'elle n'était qu'une bague que Sa Majesté pourrait porter à tout va ? Elle aurait du lui poser d'autres questions, mais difficile lorsque l'on s'adressait à une armoire peu bavarde.

Éden atterrit dans une salle qu'elle aurait pu reconnaître entre mille. Le trône omnipotent. La couronne déposée sur l'accoudoir. Les gardes peu aimables. Les escaliers vêtus d'un tapis pourpre. Les deux grandes portes. Tout résonna en elle.

Seuls les dix hommes, à première vue assez blessés, et quelques nobles attroupés bousculèrent ses souvenirs. À leur place s'étaient trouvés son père et son frère. Ses yeux la piquèrent. Elle détourna son visage vers le Roi, qui ne l'avait pas quitté du regard depuis qu'elle était entrée. Peut-être troublée par l'intensité de ses pupilles grisâtres, elle tenta de s'appuyer sur le soutien de la domestique, qui, à sa surprise, s'était déjà volatilisée.

Sa Majesté lui intima de se joindre à lui, ce qu'elle fit sans hésiter. Il sembla accueillir cette docilité avec étonnement et confusion, puis, paraissant se souvenir de certaines flammes, reprit une expression tout à fait impassible. Éden gardait entre eux une distance convenable. Déjà que ses vêtements la rendaient honteuse, il ne manquait plus que les iris de cet homme insondable pour la déstabiliser.

- Éden, pourriez-vous soigner ces messieurs ?

Son regard vogua du Roi aux blessés en question, et elle acquiesça, bien que n'ayant pas vraiment le choix. Ses pas d'abord hésitants allèrent, plus déterminés, vers ces hommes. Éden retint un frisson en sentant les yeux de Sa Majesté dans son dos. Était-ce une épreuve ? Elle décida de taire ses questions et de se focaliser sur sa tâche.

Aucun d'entre eux n'était mourant. Leurs plaies étaient assez superficielles, et en un mois, toutes ces cicatrices qui parcouraient les membres de leur corps auraient disparu. Les quelques cas de fracture et de membres déboités n'étaient pas assez sérieux pour que sa mère s'en occupe. Éden secoua la tête. Elle devait sortir son entourage de son esprit.

Rapidement, elle s'y attela, tentant du mieux qu'elle put de ne pas froisser sa robe. Lorsque ses mains se posèrent sur le premier élu, Éden vit le Roi grimacer. Un frisson parcourut son échine, alors qu'elle transmis son énergie au blessé.

Contrairement à la dernière fois, l'adolescente put tous les enchaîner, pour la simple et bonne raison que ce n'était que de légères plaies. Lorsque la personne était à deux doigts de la Mort, le flux qu'il lui fallait envoyer était largement supérieur à celui qu'elle pouvait soutenir. Même s'il se régénérait en permanence, c'était comme si on demandait à une rivière de déverser l'océan.

Chacun lui adressa de profonds remerciements et de longs regards reconnaissants, auxquels elle répondit que ce n'était pas grand chose. Néanmoins, Éden n'eut pas le temps de s'attarder en sincères bavardages puisque le Roi la rappelait déjà à ses côtés. Serrant les dents, elle obéit alors que la sensation de n'être plus qu'un animal lui broyait l'estomac. L'adolescente ne savait pas encore comment, mais elle allait certainement se venger de cet irrespect total.

Les anciens blessés se retirèrent, non sans lui lancer un dernier sourire. Les yeux du Roi se firent à présent aussi froids que l'hiver. Mais qu'est-ce qui lui prenait ? Éden avait fait de son mieux, et voilà comment il la remerciait ? Sa Majesté semblait avoir quelques mots à lui souffler, mais ce qui semblait être des nobles les contemplaient, alors il les lui révélerait probablement après. Elle espérait simplement que le feu reste en dehors de la discussion.

- Peut-elle guérir toute sorte de blessures, Votre Majesté ?

- Comme vous avez pu le constater, oui.

Elle adorait être mise à l'écart, alors que l'on traitait visiblement de ses capacités. Encore une fois, ils la considéraient comme un meuble… non plutôt comme un outil finalement. Elle n'était plus un être humain mais un bandage magique.

- Même d'anciennes cicatrices, Votre Majesté ?

Il acquiesça, le visage barré d'un sourire hypocrite qui lui fit froid dans le dos. Éden s'éloigna d'un autre pas de cet homme, mais ce dernier la rattrapa en saisissant sa main, et ne souhaitait visiblement plus la lâcher. Ses doigts contre les siens n'étaient pas brusques ou même menaçants, mais lui intimaient de ne pas poursuivre son action. Et même lorsqu'elle se rapprocha, il ne fit que resserrer davantage son emprise.

- Peut-elle également soigner les maladies de l'esprit, Votre Majesté ? La folie est l'un des fléaux les plus dévastateurs.

Encore une fois, le Roi hocha la tête, ne prenant même plus la peine de répondre convenablement à ces interrogations. Il était sans doute trop occupé à faire glisser son index sur les veines du poignet de sa soit-disante possession.

- Peut-elle intervenir sur les morts ?

Éden frémit, alors que le Roi interrompit ses légères caresses. Il adressa au noble un regard mystérieux, avant de le poser sur elle. Elle comprit alors que, pour la première fois depuis au moins une heure, elle allait enfin participer à cette conversation unilatérale. Non qu'elle en ait le désir, mais cela était particulièrement agaçant de n'être qu'un tableau.

- On ne meurt qu'une fois, se contenta-t-elle de répondre.

Sa mère avait été intransigeante sur ce fait. Peu importe le contexte, peu importe les conséquences, jamais Éden ne devait avoir l'audace de tenter de ramener les personnes décédées à la vie. Alors même sous la menace ou la torture, elle ne le ferait pas. C'était l'unique limite qu'elle ne franchirait pas.

- Le débat est donc clos.

Sans attendre un mot de plus, ils partirent. Et l'on pourrait même dire que certains s'enfuyaient tant ils étaient intimidés. Ces grandes portes qui avaient avalé sa famille, venait aussi de faire disparaître ces personnalités influentes du royaume. Comme si tout la condamnait à demeurer seule, si l'on ignorait ces gardes, avec lui.

Mais, à son plus grand désarroi, Sa Majesté ordonna également à ces braves hommes de se retirer. Ce qu'ils firent sans hésiter. Lorsque la porte se referma, cette fois-ci emportant ses maigres espoirs avec elle, Éden tenta de s'écarter du trône implacable, ce que le Roi ne toléra pas puisqu'il la tira une fois de plus vers lui.

- Une discussion s'impose.

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