N Y C T O P H O B I E

- Tant mieux. Les sentiments constituent un poison pour l'Homme. Ne voyez-vous pas l'amour dévaster un cœur au point de rendre la vie plus noire que la nuit ? Ne voyez-vous pas la peur paralyser les membres, laissant les pauvres fous devant un danger mortel ? La déception, la frustration, la rancœur, la colère, le chagrin... Tous ces maux de l'âme rendent nos décisions plus prévisibles que jamais, affirma Sa Majesté, catégorique. Je m'en écarterai. Aucun de ces démons ne m'atteindra. Je n'ai besoin que de la raison pour gouverner.

- Parce que vous dominez votre royaume ?

Leurs regards se rencontrèrent une nouvelle fois. Ils se heurtèrent, comme l'éclair pénétrant les couches de la Terre, puis s'aggripèrent inlassablement. Ils se tenaient, murmuraient des mots que seules leurs âmes pouvaient comprendre avant de reculer. Chaque fois que leurs pupilles se retrouvaient, un échange qu'aucun d'eux ne saisissait, se produisait.

Éden aimait et haïssait ces brusques instants où elle se perdait dans son reflet grisâtre. Une irrépressible attraction l'empêchait de formuler une quelconque pensée, et provoquait en elle une explosion d'étoiles contraires. Il l'intimidait, et en même temps, elle mourait d'envie d'arracher ce masque de chair afin de découvrir ses songes les plus obscurs.

Que cet homme dénigre ainsi ce qu'il considérait comme les fléaux de l'humanité la blessait, sans qu'elle ne sache trop pourquoi. Parce que n'admettre que la raison pour maîtresse signifiait abandonner le bonheur comme amant. Se rendait-il compte du prix à payer ?

Éden ne savait même pas pourquoi elle s'impliquait tant dans cette conversation, alors que n'importe qui dans le royaume pourrait maudire à chaque instant de sa vie les décisions machiavéliques du dirigeant. Sans compter qu'il l'avait menacée d'une douloureuse cuisson il y avait de cela quatre jours. Néanmoins, elle... elle sentait qu'il y avait plus qu'un simple choix de vie. Pourquoi s'entêter à ne pas accepter cette partie du cœur ?

- Vous n'êtes qu'un être humain. Et en tant que tel, tout ce que vous considérez être des vices vous atteindra.

- L'amour n'existe pas. Ce n'est qu'une vieille chimère, imaginée par le bas peuple qui souhaite atteindre le bonheur. Quant à ces sentiments, j'ai su m'en passer durant des années, trancha-t-il. Mais vous voilà bien bavarde aujourd'hui.

Aucun d'eux n'avait esquissé un geste, se contentant de fixer avec une vivacité extraordinaire les iris de l'un et de l'autre. Éden n'était pas une grande connaisseuse de l'étiquette royale, mais elle était certaine que ces échanges assez perturbants qu'elle tenait presque quotidiennement avec Sa Majesté lui auraient valu un séjour en prison, si ce n'était dans l'au-delà.

La question était pourquoi. Pourquoi l'autorisait-il à le fixer de la sorte ? Pourquoi ne la reprenait-il pas lorsqu'elle ne complétait pas ses phrases par son titre honorifique ? Pourquoi ne l'avait-il pas tuée pour son lancer d'oreiller ? Pourquoi voulait-il sans cesse sa présence ? Pourquoi ne la lâchait-il pas alors que personne ne se trouvait dans cette pièce ?

Cet homme était une véritable énigme.

- Je souhaite vous comprendre.

Il fronça les sourcils, mais ne la quitta pas des yeux. Ils la sondaient, comme si en elle se dissimulaient les moindres secrets de l'univers.

- Et pourquoi cela ?

Bonne question, à laquelle elle n'avait malheureusement aucune réponse.

- Je ne sais pas, avoua Éden.

Une explosion retentit, et leurs mains entrelacées se quittèrent. Son regard s'arracha également de sa contemplation, pour se poser contre la porte qui s'ouvrit quelques secondes plus tard. Un garde dont le souffle était saccadé, fut tout d'abord surpris de sa présence avant de brusquement s'agenouiller.

- Votre Majesté ! Deux intrus ont pénétré le palais.

Il ne semblait nullement surpris et, sans attendre, se leva pour se diriger vers ces interminables couloirs. L'expression impassible, le Roi posa d'autres questions au nouvel arrivant, mais elle n'entendit point, le visage rivé vers les soldats qui défilaient. Ils ne demeuraient pas très anxieux, ce qui la rassura. Et puis, leurs ennemis n'étaient qu'au nombre de deux, pas très effrayants pour ces troupes surentraînées.

C'était probablement les dernières préparations du tournoi qui engendraient toutes ces manifestations de violences. Tous souhaitaient empêcher ce massacre, et attaquaient ainsi la demeure royale. Les discussions avec le souverain restaient stériles. Seuls les actes pourraient modifier le cours terrible des futurs événements.

Éden releva la tête lorsque son nom fut prononcé, enfin délivrée de songes dévastateurs. Ces deux petites syllabes semblaient bien curieuses entre les lèvres de Sa Majesté, comme si elles avaient retrouvé une chaleureuse place. Sans doute était-ce le besoin ardent d'entendre la voix de ses proches qui lui donnait cette étrange impression.

- Retournez dans mes appartements.

Encore une fois, elle ne pouvait qu'acquiescer. Éden aurait aimé lui répondre que ce n'était pas encore le crépuscule, mais la situation ne lui permettait pas un tel affront. Et puis, avec toute l'agitation, il était en effet préférable pour elle de se retirer dans cette immense chambre avec comme merveilleuse compagnie, sa solitude et son inquiétude.

Le soldat fut contraint de l'accompagner, la main posée contre son épée. D'eux deux, c'était certainement lui qui semblait le plus alerte. Ses yeux survolaient sans cesse les horizons et à chaque infime son, il se jetait devant elle et se mettait en garde. Éden aurait bien voulu engager une discussion avec ce drôle d'individu, mais il était tellement tendu que c'était peine perdue.

Alors, réduite au silence, elle contempla les œuvres qui apparaissaient et disparaissaient de sa vue. Des portraits. Des évènements. Des paysages. Ses yeux s'attardaient sur tous les détails qu'ils pouvaient capturer. Ils étaient si bien réalisés, d'une précision remarquable. Bien qu'ignorant les fabuleuses techniques que devaient employer ces artistes, elle les applaudissait mentalement. Ils donnaient à ces couloirs un parfum d'aventure et de nostalgie.

Un regard et elle se téléportait des années en arrière, lors du couronnement du Roi actuel. De chaudes couleurs habillaient les visages et la couronne, aussi éblouissante entre les traits de pinceaux qu'en réalité, se dirigeait vers les cheveux châtains du souverain. Si sa mémoire était bonne, il n'était âgé que de 19 ans lorsque la responsabilité d'un état fut placée sur ses épaules. Et à présent, trois ans plus tard, il le dirigeait déjà d'une main de fer.

Éden laissa échapper un court soupir lorsque la porte des appartements se referma à quelques centimètres de son visage. L'éphémère courant d'air qui avait soulevé les quelques mèches de ses cheveux témoignait de sa nouvelle captivité. Sa main droite se posa contre les gravures de l'embrasure, glissant contre les extraordinaires motifs qui constitueraient ses horizons pour les prochaines heures.

Elle recula et s'assit au bord du lit, l'esprit envahi de multiples pensées. Par automatisme, ses doigts lissèrent les infimes plis de sa magnifique robe, qu'elle hésitait à retirer. Son regard fut rapidement attiré par l'immense baie vitrée. Elle se tourna et rencontra le plumage étincelant d'un petit oiseau.

L'adolescente l'admira, fascinée par ses plumes d'un bleu comparable à celui du ciel. Les rayons du Soleil descendants se reflétaient contre lui, l'illuminant de mille feux. Qu'il était beau, ainsi immobile sur le garde-corps. Et lorsque le volatile prit son envol, elle songea également qu'il était libre...

Elle s'était efforcée jusque là à se répéter que ce n'était point grave, que tant que sa famille était en sécurité, tant que ses proches respiraient paisiblement, tant qu'ils n'étaient pas atteints par les crocs ardents de la peur... tout irait bien.

Car elle l'avait fait pour eux. Elle avait chassé tout égoïsme pour leur survie, pour leur bonheur. Elle avait abandonné son avenir, ses rêves et ses désirs pour eux.

Mais ce n'était pas le cas. Éden enviait les ailes de cet adorable animal, les airs insouciants des nobles qui traversaient le palais, les murmures incessants de la capitale animée, les doux rires des enfants qu'elle avait un jour croisés...

Elle savait que son esprit ne devait guère se plaindre. Sa Majesté n'avait pas exigé d'elle un effort surhumain, et il la laissait vagabonder à sa guise. Cela aurait pu être pire. Et puis, elle pourrait communiquer avec ses proches à présent.

Cette douleur qu'aimait émettre son cœur, elle ne la supportait plus.

Éden sursauta lorsque son ouïe perçut un grondement suivi d'une douloureuse plainte. Immédiatement, elle se leva et ouvrit la porte des appartements du Roi... pour se trouver nez à nez avec un homme. Ce dernier ne portait pas l'uniforme des soldats, ou les vêtements terriblement sophistiqués des nobles, sachant qu'aucun d'eux n'avait accès à cet étage. Son expression était sombre et ses mains crachaient d'horribles flammes.

Elle frémit lorsque son regard se posa sur les deux soldats qui gardaient autrefois les quartiers de Sa Majesté, gémissants au sol. Leur visage étaient noircis et lourdement brûlés. La vue de la chair carbonisée la paralysa un instant, avant que les gestes mûrement répétés durant son enfance ne reprirent le dessus.

Sa robe gênant quelque peu ses mouvements, elle parvint après d'interminables secondes à leurs côtés alors qu'ils lui marmonnaient des bribes de phrases incompréhensibles. Ce ne fut que lorsqu'une main ne saisit ses courts cheveux qu'elle réalisa son erreur.

Deux pupilles azurées la poignardèrent lorsqu'elle ouvrit les yeux. L'un des gardes murmura quelque chose et l'intrus qui la tenait violemment, réagit en écrasant brusquement la main de cet homme. Un craquement retentit dans les airs. Si les os s'étaient faits écrabouiller, cela n'allait lui donner que plus de travail. Elle maudit cet acte, qui venait de lui offrir une soirée éreintante.

- Voyez-vous cela... Le Roi copule-t-il avec des enfants maintenant ?

Éden allait lui rétorquer qu'elle avait tout de même dix-sept ans, mais son ennemi la plaqua soudainement contre un mur. S'il se dirigeait vers les appartements du Roi, cela signifiait qu'il s'y cachait un objet assez important pour qu'il daigne risquer sa vie. Comme en témoignait son regard alerte, son assaillant était pressé. Quoi que tout le monde serait dans le même état d'esprit que lui si l'on pénétrait illégalement dans un château grouillant de gardes.

Néanmoins, lorsqu'il posa sa main, à présent dénuée de flammes, sur sa poitrine, son cœur rata un battement. Consciente de ne pas avoir un niveau suffisant pour l'affronter sans perdre la vie, elle avait décidé de ne pas l'irriter plus que nécessaire et de fuir à la première occasion.

Mais maintenant, voilà que de terribles souvenirs se rejouaient dans son esprit. Ils fracassèrent ses espoirs et déjà, des larmes franchirent ses cils, portant toute sa peine des fractures du passé. Une douleur immense frappa son abdomen alors que d'horribles images envahissaient ses sens. Elle se rappelait de ces doigts, ces longs doigts qui l'avaient tant caressée alors que ses hurlements le priaient d'arrêter.

Piégée dans ce tsunami d'affolantes sensations, elle ne put empêcher ses deux doigts de s'écraser, avec une férocité dont elle ne se serait jamais cru capable, contre les paupières de ce sinistre individu.

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