É C L A T
- Éden ?
Le Roi se joignait-il à elle dans sa quête du livre d'anatomie humaine ? Ce n'était pourtant pas son ton habituel. L'adolescente détourna son regard des titanesques rayons de la bibliothèque, pour le poser sur cette voix familière.
Et en fut si surprise qu'elle lâcha toute la pile d'ouvrages que ses petites mains tenaient. Une dizaine de ses trouvailles tombèrent brusquement au sol, dans un sacré bruit qui fit sursauter tous ceux aux alentours.
Mais en cet instant, elle n'en avait que faire. Ses yeux étaient fixés sur cette chevelure ébène que ses doigts avaient tant caressés, sur cette peau laiteuse qu'elle n'avait cru revoir qu'en rêve, sur ces pupilles d'ambre qui lui donnaient un air singulier.
- Sora ! s'écria-t-elle, des larmes perlant déjà contre ses cils.
Un bonheur fou traversait ses veines tant sa simple présence la ravissait. Elle voyait en lui toutes leurs aventures passées, des balades nocturnes aux histoires contées à demi-voix. C'était l'une de ses ancres, celle qui lui avait permise d'échapper aux bras macabres du malheur lorsque sa famille avait été frappée par le destin. En cet instant-là, il symbolisait la vie qu'elle avait perdue, la liberté qu'elle avait offerte et l'amour qui lui manquait terriblement.
- Cela me fait tellement plaisir de vous revoir, chuchota Éden, plus apaisée.
Prenant enfin conscience des livres au sol, elle s'agenouilla pour les rattraper et il l'aida également. Un sourire orna les lèvres de son ami lorsqu'il remarqua que tous portaient de près ou de loin sur le même sujet : la médecine.
Pour ne pas gêner davantage les autres nobles qui parcouraient la salle, ils s'installèrent sur l'une des grandes tables au centre, et posèrent chacun les livres qu'ils avaient ramassés, quasi simultanément que cela leur arrachèrent un rire.
- Je ne vous ai presque pas reconnue, souffla-t-il, gardant une expression troublée.
Elle fronça un temps les sourcils avant de comprendre. Les domestiques l'avaient une fois de plus vêtue d'une robe à en faire pâlir les plus grandes fortunées du pays. Depuis l'intrusion de ces deux hommes, c'était au moins la quatorzième. Voilà un peu moins d'un mois qu'elle était au palais, elle s'y était habituée.
Seule la blanche cape, qui frôlait ses épaules et virevoltait contre ses pieds, la dérangeait quelques fois. Le Roi avait au moins eu la bonté de lui épargner ses cheveux, qui demeuraient aussi ondulés qu'au premier jour.
- J'ai moi-même mis quelques temps à m'adapter à toutes ces tenues... Mais dites-moi, comment se porte Monica ?
- Plutôt bien mais pas un jour ne passe sans qu'elle ne demande à son père si par chance, elle ne pourrait pas l'accompagner au palais.
Impulsive et déterminée. Cela représentait parfaitement son amie. Éden fut piquée par quelques pensées peinées mais la joie de revoir Sora les balaya en deux secondes.
- Quant à moi, j'ai réussi. Mes parents ont été invités par d'autres familles. Et j'ai pu fuir leurs discussions particulièrement ennuyantes en prétextant chercher un livre pour mes études. L'on n'a pas tous les jours la chance de pouvoir entrer dans une telle bibliothèque…
Il accentua sa surprise et son émerveillement en jetant un coup d'œil en haut, aux cinq étages qui surplombaient le rez-de-chaussée. Et il était vrai que pour elle, ce joyau de connaissance était son petit rayon de soleil de la journée. Elle y passait toutes ses heures, parfois rejointe par Sa Majesté, et ne la quittait qu'au crépuscule.
- J'apprécie également cet endroit, avoua-t-elle.
Éden avait accès, de par son accord avec le Roi, à tous les rayons de ce paradis, même s'il lui faudrait probablement plus de quatre cents vies pour apprendre ne serait-ce que le contenu d'une unique rangée.
- Et… ma famille ?
Son ami quitta soudainement les trésors inépuisables de ses horizons, pour afficher une mine plus tendue. Ses sourcils s'étaient légèrement plissés, et ses lèvres autrefois souriantes, se tordaient en une mince grimace.
- Depuis qu'ils ont quitté la capitale, je n'ai plus de nouvelles d'eux. Je suis désolé.
Sa respiration se coupa et ses yeux s'agrandirent. Elle voulut croire que son ouïe avait mal perçu ses mots, mais ceux-ci se répétaient inlassablement dans sa tête. Des frissons nagèrent dans sa chair crispée.
- Comment ça ? Pourquoi ont-ils quitté la capitale ? osa-t-elle demander d'une voix si fébrile qu'elle annonçait de lourds sanglots.
- Vous n'avez point été prévenue de leur départ ?
Elle secoua la tête, n'ayant même plus la force de répondre. Tout son monde semblait s'écrouler, ne devenir qu'une grotte froide et plongée dans une envahissante pénombre. La seule personne qu'elle percevait encore distinctement, c'était Sora, qui paraissait bien troublé de lui expliquer.
- Ils ont déménagé, il y a une semaine il me semble.
- Ma lettre, ont-ils reçu ma lettre ? paniqua Éden.
- Je m'excuse. Ils ne m'en ont pas parlé.
Elle laissa ses bras retomber sur la table, et ses larmes se glisser sur ses cils. Comment avaient-ils pu lui faire une chose pareille ? L'adolescente avait cru pouvoir les revoir au tournoi ! Elle avait cru avoir encore quelques instants avec eux ! Elle avait cru…
- Pourquoi ? réussit-elle à articuler. Pourquoi m'ont-ils abandonnée ?
Ses yeux baignant dans son chagrin ne le virent pas, mais Sora s'était rapproché, et l'enlaçait comme s'il avait peur de la briser davantage. Elle ne savait plus si son cœur rougissait de colère ou noircissait de tristesse tant les deux la blessaient.
- Ils ne vous ont pas abandonnée, ils ne feraient jamais cela.
- Alors où sont-ils ? Quand Monica et vous-même avez tenté de me retrouver, que faisaient-ils ? J'ai abandonné ma vie pour eux ! Mes désirs, mes rêves, ma liberté… J'ai tout sacrifié pour qu'ils puissent vivre en paix !
Chaque mot qui quittait ses lèvres était une dague de plus dans son cœur, qui s'enfonçait tellement profondément que rien ne pourrait l'en sortir.
- Et là… là, vous m'apprenez qu'ils ont disparu, sans même essayer de me dire un mot ?
Sa tête tomba contre l'épaule robuste de son ami, vidée de toute énergie, et envahie par le chagrin. Le sentir près d'elle parvenait légèrement à combler l'atroce poids de cette nouvelle.
- Je ne comprends pas… murmura-t-elle. Pourquoi ?
- Nous devrions peut-être converser autre part. Nous attirons l'attention, ici.
Éden acquiesça lentement, marmonna quelques excuses envers Sora et commença, avec son aide, à ranger la pile de livres. Lorsqu'elle finit d'essuyer ses infimes larmes, ils sortirent du paradis terrestre, gardant une distance respectueuse pour taire les rumeurs. Même si ce n'était pas vraiment cela qui allait arrêter les mauvaises langues.
Le ciel était d'un bleu tout à fait splendide, et l'astre solaire plus éblouissant que jamais. Pourtant, lorsque l'adolescente releva la tête, cette beauté unique lui parut vide d'intérêt.
Ses parents et son frère avaient quitté la capitale, en la laissant dans un palais où elle n'avait aucune attache. Et peut-être était-ce parce qu'elle manquait clairement de recul, mais Éden ne trouvait aucune raison valable à cet acte. Qu'avaient-ils pensé en fermant à jamais la porte de leur maison ? Qu'avaient-ils fait de ses affaires ? Avaient-ils rejeté tout espoir de la revoir ? S'étaient-ils résignés à son départ ?
Elle prit alors conscience de son égoïsme et fit face à Sora, qui semblait ne pas savoir quoi dire.
- Je m'excuse. Vous devriez profiter de la bibliothèque, déclara-t-elle.
- Je pourrais y retourner dans deux ou trois semaines. Quel ami serais-je si je vous laissais pour quelques livres ?
Il posa doucement sa main contre ses cheveux noirs et les ébouriffa, comme au bon vieux temps. Éden osa un sourire en cherchant à l'ôter de sa chevelure disciplinée. Il lui avait manqué. Au moins, quelques-uns de ses proches ne l'avaient pas écartée de leur vie.
- Sora William Zéphir Kayn ! s'écria une voix, les faisant tous deux sursauter.
Seule sa mère l'appelait par tous ses noms lorsqu'elle était contrariée, et ce fut sans surprise qu'ils la croisèrent lorsqu'ils se retournèrent. Ses yeux d'un marron très clair étaient fixés sur son fils, et l'on pouvait y voir des flammes tant elle était furieuse. Dans sa robe aux nombreux ornements, elle semblait voltiger.
- Quelle excuse me sortirez-vous cette fois pour justifier votre absence ? Parce que cette jeune fille ici présente ne ressemble absolument pas à un livre !
- Je…
- Oh ! Mais comment ai-je pu ne pas vous reconnaître ? Éden, ma douce Éden, comment allez-vous ? enchaîna-t-elle aussitôt, mettant de côté son fils et sa colère.
- Bonjour à vous aussi, Madame Kayn, sourit-elle.
En une fraction de seconde, la mère de Sora avait revêtu son plus beau masque de joie. Son ami fut soulagé de ce changement, puisqu'il retardait le moment fatidique où il devrait affronter son immense courroux. Éden et elle parlèrent de quelques banalités, avant que son interlocutrice et son fils tendu comme la corde d'un arc ne furent contraints de la quitter.
L'adolescente les observa s'éloigner, quelques éclats de voix montant parfois en l'air, avant de rejoindre l'enceinte du palais. La solitude avait tant griffé son âme qu'elle lui était à présent insurmontable. Il lui fallait une canne pour avancer, un mur sur lequel s'appuyer, une épaule sur laquelle compter. Quelqu'un qui n'allait jamais la quitter parce qu'un accord royal les liait.
Et ce fut pour cela qu'elle pénétra dans le bureau du Roi.
Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top