D O U C E U R

La nuit avait recouvert la capitale de ses gigantesques bras ténébreux. L'obscur ciel était entravé de quelques nuages téméraires, qui soufflaient une brise légère. Les murmures de la ville étaient remplacés par un épais silence, que quelques voix brisaient parfois.

À travers la baie vitrée, assise sur le bord du gigantesque lit, Éden observait la voûte céleste, nostalgique. Elle se rappelait de ses promenades nocturnes, des flammes qui avaient abrité tant de rires, des histoires que sa mère aimait conter lorsque seule la Lune était encore éveillée…

L'obscurité ne l'effrayait pas. Elle préférait s'y aventurer pour tenter de percer ses innombrables secrets, que de demeurer immobile dans sa chambre. Cette quête d'adrénaline l'avait parfois mise en danger, mais le sentiment d'euphorie qui s'y cachait valait bien quelques égratignures.

Elle soupira, gardant néanmoins un léger sourire sur ses lèvres. Ses yeux se fermèrent, probablement guidés par les voix enchanteresses du sommeil. Ses doigts glissaient entre les couvertures qui n'imitaient que partiellement la chaleur d'un foyer.

Lorsque la poignée de la porte fut poussée, son sang ne fit qu'un tour avant qu'elle ne se jete dans le lit. La tête enfoncée contre l'oreiller, les yeux clos, elle semblait endormie. Et c'était exactement ce qu'elle souhaitait laisser croire. Seul son pouls agité trahissait son éveil, mais aucun être humain ne pouvait le percevoir… si ?

Un gémissement de douleur brisa la pénombre et, par automatisme, Éden se retourna, l'expression figée par l'inquiétude. Néanmoins, elle tomba nez à nez avec un Roi mesquin, qui la contemplait avec amusement. Un peu agacée, elle reprit sa place ou du moins, celle que lui avait attribué l'éreintante Majesté.

- Admettez que ce soit bien plus efficace que de vous demander vainement de cesser votre comédie.

Certes, mais c'était manipulateur et cruel de sa part. Son silence témoignait de sa contrariété, et le Roi poussa un soupir avant de s'allonger à son tour entre les draps. Cette situation la rendait tellement mal à l'aise que sa respiration demeurait irrégulière. Et son cœur, déjà martyrisé, battait follement dans sa poitrine.

Tout à coup, elle réagit. Pourquoi son âme avait-elle craint qu'il ne soit arrivé un malheur à cet homme ? Était-ce simplement de l'empathie ou les signes annonciateurs d'une affection plus grande et plus dévastatrice ? Ce qui pourrait également expliquer l'absence totale de contrôle qu'elle avait sur son souffle et son pouls.

Non ! C'était impossible. Cet être était malfaisant, et n'avait pas hésité à condamner son peuple pour servir ses penchants démoniaques. Ce tournoi absurde en était la preuve. Elle ne pouvait tout de même pas s'amouracher de tels ténèbres !

Oui, c'était forcément autre chose.

- Comment les intrus ont-ils réussi à pénétrer l'enceinte du palais ? demanda-t-elle pour se changer les idées.

- Je les y ai aidés : je leur ai simplement faits croire qu'il existait un infime intervalle de temps où les gardes ne surveillaient pas l'aile nord.

Éden fronça les sourcils, et lui lança un regard consterné. Il y avait eu des blessés, et peut-être même des morts si elle n'avait pas été là ! Et elle-même avait failli périr ! Le Roi demeurait toujours impassible, même devant ses accusations muettes.

- Pour que vous puissez les interroger, finit-elle d'un ton presque froid.

- En effet. Ce fut assez enrichissant.

Elle ne voulait pas tenter d'imaginer comment ses sujets avaient procédé aux interrogatoires, bien que la torture ne devait pas y être étrangère. Mais l'un de ces condamnés avait été abattu devant ses yeux. Cela signifiait-il que seul le deuxième possédait des informations ? Rien que d'y penser, un frisson l'envahit.

Si le monstre qui l'avait poursuivie l'avait attrapée, qu'aurait-il fait ?

Des souvenirs la submergèrent, emportant son esprit dans l'œil d'un cyclone dévastateur. Plusieurs vagues d'images l'étouffèrent, noyant toutes ses tentatives de se retirer de ce gouffre sans fond. Une maison de campagne. La nuit. L'obscurité. La petite bougie. Un lit. Une vieille odeur de fleurs. Deux mains. Deux gigantesques mains qui l'agrippaient comme si elle n'était plus qu'une poupée. Des injures. Des mots doux. Et les marques de la luxure sur son ventre.

Éden s'était statufiée. Tantôt, la seule raison pour laquelle elle avait échappé à cette rafale atroce de sensations, était grâce au travail phénoménal de l'adrénaline. Elle avait pu agir, et lui ôter momentanément la vue.

Elle savait que le passé ne se déroulerait plus, et cela devenait quasiment une certitude avec cet accord royal. Mais l'impuissance, ces couettes aux fortes senteurs, ce souffle chaud s'écrasant dans son cou, ces doigts qui avaient parcouru sa peau, ces murmures qui avaient léché ses sens… Tout revenait, et s'enfonçait comme un poignard dans son dos, perçant son bon sens et faisant éclater ses larmes.

- Si cela peut vous rassurer, sachez qu'ils sont tous deux morts, annonça-t-il d'un air las.

L'idée qu'ils soient toujours en vie ne l'avait même pas effleurée. C'était une évidence. Elle calma peu à peu ses sanglots étouffés mais pas assez rapidement pour le Roi puisque ce dernier, dans sa grande bonté, vint lui jeter un oreiller en pleine tête.

Cela lui rappela quelques précédents événements, cependant, par réflexe, elle répondit immédiatement par un autre lancer d'une précision remarquable.

Ils bondirent tout deux du lit, prêts à esquiver les prochaines assauts. Cette bataille acharnée dura plusieurs heures, où ils attaquaient férocement et renvoyaient tout aussi vite. Parfois, les plumes s'échappaient et enveloppaient leur chevelure. Quelques éclats de rire venaient réchauffer leur visage, surtout lorsque Sa Majesté, qui ne semblait guère avoir pour habitude de tels affrontements, recevait ridiculement ces précieux projectiles. Néanmoins, il s'était progressivement amélioré et ce fut tout deux épuisés qu'ils se laissèrent tomber contre les couvertures.

- Je préfère la chasse.

- C'est probablement parce que vous n'avez pas la bonne technique dans cet art très respecté qu'est la bataille d'oreillers, rétorqua-t-elle, l'esprit apaisé. Vous êtes habitué aux boules de feu, alors vous esquivez trop tôt et relancez donc trop tard.

- Vous avez eu le temps d'analyser mes faits et gestes ?

Éden releva les yeux vers le Roi, qui la contemplait avec grand intérêt. Son regard, quant à elle, se fit on ne peut plus fuyant.

- J'adapte ma stratégie à mon adversaire.

- L'on pourrait croire à vous entendre que vous avez remporté cette partie, déclara-t-il, amusé.

- Mais je l'ai remportée. Je devrais même avoir un présent pour fêter ma victoire.

- Vous voilà bien entreprenante. J'avoue tout de même ma défaite. Que souhaitez-vous ?

Il la prenait de court. Était-ce une question piège ? Peut-être même adressée à lui-même ? Elle était pourtant vibrante d'honnêteté, tant que cela la troublait. Le Roi, têtu comme aucun autre, venait de confesser avoir perdu. Devait-elle en profiter ? Ou demander quelque chose d'impossible afin de poursuivre ce petit jeu instauré entre eux ?

Leur regard se croisèrent une fois de plus. Et chaque fois qu'ils se heurtaient, ils semblaient ne plus vouloir se lâcher, comme deux charges électriques opposées. Deux âmes complétementaires que le destin avait enfin décidées d'unir et qui, une fois rejointes, ne seraient jamais séparées, même par l'obscurité de la mort.

Ce qu'elle ressentait n'était pas descriptible par de simples mots. Elle le détestait par ses actes atroces, mais cela n'arrivait guère à supporter l'affection qu'elle portait pour lui. Qu'avait-il fait pour que son cœur se soumette ainsi ? Quel sort lui avait-il jeté pour qu'elle passe aussi aisément d'une haine terrible à une amitié grandissante ?

Et à présent, voilà qu'il lui offrait une faveur.

Éden voulait la liberté, l'arrêt du tournoi, revoir sa famille, pouvoir rejoindre le monde extérieur, cesser de dormir dans cette chambre afin d'apaiser ses sentiments contradictoires, adopter un animal pour combler la solitude, faire d'autres batailles d'oreillers…

Et puis, elle souhaitait aussi devenir médecin pour suivre les pas de sa mère, découvrir d'autres spectacles de feu, aller ne serait-ce qu'une fois à la mer, voyager, grimper sur les plus hautes montagnes de la Terre…

- Je le réserve pour plus tard, affirma-t-elle, indécise.

- Ma mémoire peut parfois être défaillante. Il serait préférable de ne point le retarder.

- C'est un piètre mensonge. Vous avez probablement l'intégralité de la bibliothèque nationale dans votre cerveau. Je prendrai donc le risque.

- Comment le savez-vous ?

- C'est un secret.

Leurs pupilles ne s'étaient toujours pas détachées. Devant son insistance, elle avait failli avouer avoir entendu l'une de ses maigres discussions avec ses sujets. L'un d'eux, probablement un noble de la très haute sphère, avait été en quête d'un ouvrage traitant d'une très vieille guerre, dont ne parlaient plus que quelques rares vestiges. Sa Majesté avait été capable de lui citer non seulement le livre, mais également son emplacement et la page précise qui dissimulait les informations qu'il souhaitait.

- Ce n'est guère poli d'écouter les conversations d'autrui.

- Comment le savez-vous ? s'exclama Éden.

Le visage tourné vers lui, l'expression mêlant surprise et gêne, elle n'avait pu empêcher cette même question de franchir ses lèvres. Le Roi ria un instant, décidément ravi de cette réponse.

- Je ne le savais pas, déclara-t-il, un franc sourire ornant ses lèvres. Vous venez seulement de vous confesser.

Elle s'était encore faite avoir comme une idiote ! Sa Majesté avait une telle prestance qu'il donnait l'impression de tout savoir sur n'importe qui. Puisqu'Éden n'était pas connue pour sa discrétion, elle avait songé qu'il l'avait peut-être aperçue. Visiblement non.

Et il s'endormit sur ces derniers mots tandis qu'elle dut batailler des heures durant pour trouver les bras de Morphée.

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